La série pour atteindre une forme de transparence et d’indépendance 

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Une inspiration fondamentale : la série The Wirede David Simon

The Wire, du journaliste et scénariste américain David Simon, est une série tirée de son livre-enquête sur la criminalité dans la ville de Baltimore, dans le Maryland. Pendant un an, le journaliste au Baltimore Sun a suivi des enquêteurs, de leurs bureaux jusque sur les scènes de crime. Il a aussi côtoyé les habitants, les dealers, pour donner un regard le plus complet possible sur la population concernée.
Pourquoi cette série est-elle si populaire, et si vantée26 ? On pointera ses principaux atouts repris par Les Jours,car ils coïncident avec ses attentes journalistiques : D’une part, le format long d’une série permet de traiter d’un sujet sur plusieurs épisodes. Pour écrire sa série, David Simon a enquêté pendant un an aux côtés des policiers et des habitants de Baltimore. Comme David Simon27, les journalistes des Jours étaient frustrés par le peu de place que les médias d’actualité traditionnels accordaient à leur parole28.
Beaucoup de journalistes des Jours ont d’ailleurs publié des livres29, car la presse écrite ne leur laissait pas de place.30
D’autre part, l’oeuvre du journaliste-scénariste porte une exigence documentaire et naturaliste : il dresse une peinture globale, réaliste et détaillée de Baltimore, avec l’exigence sociologique de parler à la fois des acteurs des pouvoirs judiciaire et politique et des criminels.
Mais la série de David Simon fictionnalise la réalité, contrairement aux Jours. Quel rapport le média entretient-il avec la littérature (comprise comme narration et pas seulement comme invention) ? Quelle est la balance entre récit et article journalistique ?

La sérialité pour être au plus proche du réel ?

Des obsessions pour creuser un sujet

Une série permet d’abord de s’inscrire dans le temps long39, en traitant d’un sujet sur plusieurs épisodes. « C’est la différence avec d’autres formats comme XXI où les articles sont longs, mais ça reste un article. Dans XXI, si le journaliste est obsédé par un sujet, il faudrait en écrire plusieurs. »40 Aux Jours, c’est automatique.
De plus, pour chaque épisode, les journalistes se donnent de la place, avec une moyenne de 10 000 signes.
Ainsi, la sérialité permet de rendre compte de toutes les facettes d’un sujet, comme dans la série Les Disparus, sur les migrants qui tentent de rejoindre l’Europe. La série parle d’une variété d’acteurs, et chaque épisode se concentre sur l’un d’entre eux, comme une Nigériane qui veut envoyer ses deux filles en Europe, un migrant disparu et non identifié, un autre qui abandonne son projet, un passeur, ou encore une médecin légiste italienne.41
Les personnages en eux-mêmes atteignent une certaine profondeur, car ils peuvent revenir d’un épisode à un autre. Dans Les Séries télévisées. L’avenir du cinéma ?, J-P Esquénazi, citant Roberta Pearson — professeure spécialisée en films et télévision —, explique que « les séries au long cours peuvent créer des personnages beaucoup plus élaborés que tous les autres types de fiction. »42 Par exemple, dans In Bed with Macron43, la série entière a pour objectif de saisir l’image complexe que le président souhaite renvoyer dans les médias. Au fil des épisodes, le personnage se construit peu à peu.44 La série atteint une forme d’intelligibilité du réel.

La série pour accéder à l’intime

C’est la même chose pour la valeur de l’ “intimité”. Selon certaines analyses, la série est un format propice au récit de l’intime, car « les univers sériels sont opulents et parfois même luxuriants, et cette exubérance leur permet de placer les personnages sous une loupe grossissante capable de détailler sentiments et émotions. »45

La série pour atteindre une forme de transparence et d’indépendance

● TRANSPARENCE:
Les procédés narratifs de la forme série tel que les travaille Les Jours permettent aussi d’atteindre une certaine transparence, car les journalistes, transformés en personnages de série (sentiment accentué par leur fiche biographique où ils sont « personnages » des Jours), sont de ce fait placés sous le regard critique du lecteur.
Ils peuvent par exemple marquer leur présence par la première personne du singulier, comme Charlotte Rotman dans la série Vendredi ou la nuit sauvage. En guise de prologue, elle écrit : « D’ordinaire – en tout cas dans la presse française –, on ne dit pas “je” dans un article. La première personne est proscrite. Je ne suis pas une envoyée spéciale dans le XIe. J’y habite, comme 152 000 personnes. Je ne suis pas non plus une victime directe des attentats. Mais dans mon quartier, dans ce décor familier, j’expérimente malgré moi ce que la terreur peut parvenir à changer dans nos vies, dans nos retraites intimes. Dans mon arrondissement, à Paris et ailleurs. C’est ce que je raconte ici. »46
Quand R. Garrigos commente ce choix, il explique que « cela permet de dire d’où l’on parle : qui on est, à quel endroit on est. C’est une façon d’écrire que j’aime bien, et qui se rapproche des articles américains. »47 Il dira aussi : « On n’est pas des robots journalistes qui faisons de l’info objective. Ça n’existe pas. On ne s’est jamais dit : “il faut dire je”, mais cela s’est fait naturellement. »48 La raison de cette mise en scène de soi journaliste est exprimée par Camille Polloni : C’est ce qu’Alice Géraud admire chez Emmanuel Carrère et son enquête sur Limonov : « il se met en scène et met en scène son enquête. Il dit toujours d’où il parle. C’est un point de vue intéressant. Toutes les coutures sont apparentes, ça a son intérêt. »50
Mettre en récit sa propre démarche a un double effet : d’une part, chez le journaliste lui-même, cette distanciation est fructueuse pour interroger son travail. Cette distanciation agit d’autre part sur le lecteur, qui prend une attitude documentariste. Je m’inspirerai ici de l’analyse d’André Gaudreault et François Jost sur le « récit »51 : La forme « récit » instaure une distance avec ce qui est raconté : le lecteur voit la médiation donc prend une attitude documentariste. Mais en même temps, le lecteur est conscient que ce qui est raconté est vrai, car l’énonciation est prise en charge par un sujet réel, authentique : le journaliste. Avec ses mises en récit d’un article journalistique, Les Jours est sur les deux plans à la fois, donc jouit d’un double avantage : il place le lecteur dans la posture de l’observateur, et en même temps rappelle l’authenticité de ce qui est raconté.

La série contre une taxinomie du réel déréalisante

L’écriture sérielle permet également de raconter une information en épousant le mouvement réel des événements.
D’abord, avec ce système d’épisodes qui ne dissocient pas la politique, le sport et la culture par exemple, Les Jours s’émancipe de l’écriture en rubriques. Le média souhaite ainsi se démarquer de la manière dont Médiapart, un pure player, classe ses articles : « Les rubriques, c’est lié au papier, à ses limites matérielles. Je ne suis pas sûr que sur internet, ce soit intéressant d’avoir des rubriques. »53 C’est ce que formule Patrick de Saint-Exupéry, quand il cherche un format original pour son nouveau média Ebdo « Nous avons le sentiment que l’écriture aujourd’hui a changé. On ne peut plus mettre les choses dans des cases : “étranger”, “politique”, “société”, comme si le monde était un jeu d’échecs, avec des cases blanches, ou noires, et chacun sa case. »54 Classer le réel sous forme d’histoires, c’est mieux respecter la manière naturelle dont se déroulent les événements, et restituer la complexité du monde où tout est en interaction, où rien n’est manichéen. La taxinomie des Jours, c’est un classement par événement, histoire, intrigue. Les Jours s’insurge également contre les médias sans mémoire : « Les Jours, c’est une proposition et une réponse à la maltraitance de l’actualité générale. C’est-à-dire essentiellement qu’elle soit (…) sans mémoire, (…), que les sujets disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. »55 Ainsi, « c’est important de donner des nouvelles de nos personnages » : comme dans la vie réelle, les personnes dont parle un article ne disparaissent pas du jour au lendemain.

Une série du concret, racontée par du concret

Les Jours veut du « concret ». Comment incarner l’information ? Par le système de personnages, caractéristique d’une série ou de toute forme narrative. Les personnages sont le support de commentaires sur l’actualité générale reléguée à l’arrière-plan : comme le romancier, le journaliste part de l’expérience pour atteindre un propos général, contrairement au philosophe ou à un autre type de journalisme partant de concepts qu’il teste, confronte à la réalité. Par exemple, dans la série Les années collège, Les Jours part d’abord avec l’idée de cheminer entre les élèves pour raconter ensuite la manière dont ils sont affectés par l’actualité générale (comme les attentats, les réformes du collège, les questions d’insécurité ou de clivages sociaux…).
L’incarnation de l’actualité passe également par la figure du journaliste, qui, nous l’avons vu, ne tait pas sa présence. Le récit n’en ressort que plus vrai, car on ne peut faire l’impasse sur la subjectivité inhérente au texte journalistique.
La sérialité est donc une forme propice pour remplir les critères promus par Les Jours. Cette forme est aussi mobilisée pour un autre point qui mérite d’être amplement développé : le modèle économique du média.

Intérêt économique : accrocher et fidéliser le lecteur

La sérialité pousse le lecteur à s’abonner au média pour connaître la suite d’un épisode, raconté d’une manière attrayante. Le lien avec l’abonné est d’autant plus important que le modèle économique du média repose sur lui et/ou sur les actionnaires. En effet, le média est né grâce à un financement participatif, puis a créé la Société des Amis où les lecteurs-actionnaires participent au capital donc à l’indépendance des Jours, en plus d’être impliqués dans ses choix stratégiques.56 En mai 2018, Les Jours compte plus de 9 000 abonnés. Il en faut 15 000 pour être à l’équilibre. Au-delà de ces généralités, nous nous demanderons comment Les Jours cultive une originalité pour se démarquer des autres médias, travaille un art du récit pour agripper le lecteur, et comment le refus de la fiction, qui peut compliquer la tâche d’un scénariste, se retourne en avantage pour accrocher et fidéliser le lecteur.

Se placer là où les autres ne sont pas

En se plaçant au long cours, Les Jours anticipe parfois une actualité, en la traitant plusieurs mois avant les autres médias, comme pour la série La chemise, sur le lynchage du DRH d’Air France par des salariés, en 2015 : « Le lynchage avait eu lieu en octobre et le procès en juin. Donc on va viser, comme fin de l’obsession, le début du procès. Deux mois avant le début du procès, on a commencé à publier le début de notre enquête : La chemise. Il y avait des infos qui disaient que l’affaire n’était pas si simple que ça, que la direction avait un peu organisé ce lynchage. L’idée, c’était que les autres médias allaient parler de cette histoire une semaine avant le procès, et pas deux mois avant. Nous, on aura déjà été là, on aura déjà proposé aux lecteurs quelque chose de très profond. Les lecteurs qui iront voir, trois jours avant, sur TF1 par exemple, peut-être qu’ils tomberont sur internet sur une dizaine d’épisodes des Jours, et ils se diront : “tiens, là j’ai quelque chose qui va plus profondément, qui est plus nuancé”. »57
La sérialité, qui consiste à traiter d’un sujet sur plusieurs mois, permet donc d’en parler avant et après les autres médias : d’être présent là où les autres ne le sont pas.

La sérialité vue à travers les discours d’escorte

Les Jours vante les qualités qu’offrent ses récits. Ainsi, le média peut se vanter d’avoir un lectorat jeune — promesse de source de revenus pérennes ?—, grâce à son format original : « Ce journalisme différent, ancré dans le réel avec une écriture et une mise en scène empruntant à la fiction, ce journalisme intime qui puise dans ses personnages les ressorts de l’actualité, montre que la crise de la presse n’est pas une fatalité : les lecteurs, les abonnés, sont là, gourmands de nouveaux formats, d’un nouveau rapport à l’information. Et ils sont aux Jours singulièrement jeunes : une bonne nouvelle dans un secteur sinistré, déserté par les moins de 40 ans.»63
Tout au long du site, Les Jours explicite sa recherche formelle. La tête des épisodes est le lieu privilégié pour mentionner le vocabulaire de la série (« épisode », « personnage », « récit choral »64 etc), mais aussi les annexes comme les fiches biographiques ou tout simplement le slogan du média : « Les Jours, le site qui raconte l’actualité en séries ».
Les articles d’Alice Géraud sont exemplaires car on y trouve des expressions mentionnant un « prochain épisode ».65 La journaliste assume cette écriture : « Oui, on est typiquement dans la narration de la série. Moi, je force un peu ce trait-là car je considère que lecteur n’est pas du tout aguerri à ce modèle-là. Donc je trouve qu’il faut bien montrer cette structure, qui est un peu particulière. »66
La co-directrice de la rédaction demande donc aux journalistes d’indiquer explicitement dans leurs articles qu’il sont en train d’écrire une série67, comme le raconte
Camille Polloni : « Il y a une question importante aux Jours : comment relier ce papier-là au reste de l’obsession. C’est un souci que le rédacteur en chef me rappelle en permanence. Il faut qu’on inscrive l’article visiblement dans l’obsession, qu’on explique pourquoi ce papier entre dans l’obsession et pourquoi ce papier est relié aux autres. C’est assez difficile de l’écrire dans l’article. »68
Mais ces injonctions sérielle et métadiscursive sont appliquées de manière plus ou moins rigide. Raphaël Garrigos ne veut pas « pousser trop loin » le concept pour ne pas être trop dépendant d’une forme narrative. Il s’inspire également de moins en moins de séries, par « manque de temps » pour les regarder. Les journalistes s’inspirent donc de séries existantes, mais pas seulement : certains récits de non-fiction ont pu les éclairer. Qu’ont-ils appris et apporté aux Jours?

Lieux, documents, graphiques

Pour ordonner les informations de ses épisodes, Les Jours a inventé des rubriques — appelées « bonus » — en tête de chaque série, où l’on accède :
– aux fiches biographiques des personnages.
– à l’ensemble des illustrations de l’obsession.
– à une playlist.
– à des interviews radiophoniques.
– aux indications de lieu.
– à des documents105..
– à des graphiques ou infographies106.

Place accordée par le web

Le numérique laisse de la place aux lecteurs pour s’exprimer, mais aussi aux journalistes. En plus de la moyenne de 10 000 signes par épisode et le nombre d’épisodes par série, le système de liens hypertextes permet d’ouvrir les sujets vers d’autres horizons.
Cependant, ces liens hypertextes viennent rompre l’écriture : « plus ça va, moins j’utilise les liens hypertextes. Car on réfléchit plus sur une lecture sur la longueur, et puis la lecture zapping avec des liens hypertextes toutes les deux lignes, je trouve ça contre-intuitif.
C’est l’écriture Rue89. Moi je ne suis pas pour ça. Nous, on met des compléments optionnels en marge. On sait où on va avant d’y aller. Des liens qui ne gênent pas la lecture, boulot de Romains car il faut répondre à tous les mails.» Anne Sogno, pour Le Nouvel Obs, le 23/01/16 qui ne viennent pas l’interrompre. »120 Le média joue donc à un équilibre entre cette narration proprement numérique, et la narration littéraire qui préfère les indications en margei: il développe sa propre écriture en ce qui concerne les liens hypertextes. Quelles sont, en somme, les différentes écritures des Jours?

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Table des matières

I Les Jours : ses valeurs, donc sa forme
A) Quelles valeurs journalistiques recherchées ?
1) Un journalisme de fond et d’actualité
2) Transparence et indépendance
3) Recréer du lien avec le lecteur
4) Un journalisme du concret et de l’intime
B) Donc trouver une nouvelle forme : la série
1) La sérialité
2) Une inspiration fondamentale : la série The Wire de David Simon
3) Récit romanesque ou journalistique ?
II La sérialité, la clé pour un bon journalisme ?
A) La sérialité pour être au plus proche du réel ?
1) Des obsessions pour creuser un sujet
2) La série pour accéder à l’inti
3) La série pour atteindre une forme de transparence et d’indépendance
4) La série contre une taxinomie du réel déréalisan
5) Une série du concret, racontée par du concret.
B) Intérêt économique : accrocher et fidéliser le lecteur
1) Se placer là où les autres ne sont pas
2) La série, le langage de l’époque
3) La sérialité vue à travers les discours d’escorte
4) Deux récits inspirants
C) L’intérêt de la non fiction
1) Des personnages non stéréotypés ?
2) Une fidèle gestion du temps
III les possibles du numérique
A) donner ses lettres de noblesse au site web
1) Les illustrations
2) La titraille
3) Le design
B) L’hybridation des formats pour être sur tous les fronts
1) Illustrations
2) L’apport du son
3) La vidéo
4) Lieux, documents, graphiques
5) Déborder vers le papier
C) Une parole libérée ?
1) Communication privilégiée avec le « Jouriste »
2) Place accordée par le web
3) Inventer une nouvelle écriture
Conclusion
Annexes
Bibliographie

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