L’ouverture d’une modernité sans fondement

« Voir l’histoire, pas la raconter » : régression vers la présence de l’image

En 1996, dans la revue Trafic, Godard évoque, comme il l’a souvent fait, ce qui constitue à ses yeux une faillite du cinéma, une incapacité au regard de laquelle l’invention des frères Lumière lui apparaît comme une « révolution culturelle qui a échoué ».Il considère, au moins depuis les années 1970, que le cinéma a manqué à sa tâche de témoin de l’histoire du XXème siècle, aux moments précis où elle avait le plus besoin de lui pour rendre possible et proprement monter le procès des atrocités d’une ère, dont l’épicentre demeure l’épisode des camps nazis et de l’holocauste. La déchéance du cinéma lui apparaît, à ce titre, double : d’une part, le cinéma, dans son ensemble, industrie comme art ou mystère, n’a pas participé, généralement, à ce qu’il a souvent appelé une « rédemption du réel », ce par quoi les peuples auraient pu assumer plus dignement les événements historiques (par contraste, il évoque exemplairement le cas italien dans ses Histoire(s) du cinéma et pense qu’« avec Rome, ville ouverte, l’Italie a simplement reconquis le droit pour une nation de se regarder en face…»), d’autre part, l’art du cinéma, parce qu’il a abandonné cette mission envers le réel, a saccagé sa force d’historicité intrinsèque, et le réel, immanquablement, s’est vengé . Cette position selon laquelle « l’image, c’est comme une preuve dans un procès », lui valut un certain nombre de reproches, dont celui, tenace, de l’antisémitisme (voire du négationnisme ), mais ce qui nous intéresse le plus dans cette proposition et ses prolongements ne réside pas tant dans la part polémique que dans l’idée d’une vision nécessaire qui n’aurait rien de surérogatoire pour faire l’histoire. Les propos issus de Trafic ajoutent une nuance inédite à ces considérations puisque, si Godard rappelle que l’on n’a pas « voulu voir le monde dans l’état où l’avaient mis les camps » , il précise décisivement que le cinéma a défaille parce qu’il « devenait dangereux, non pas de raconter des histoires, mais de voir l’histoire ». Cette intuition d’une vision de l’histoire nous ramène loin en arrière, au moins au tournage de Pierrot le fou, lorsque Godard, déjà, pensait : « il faut voir l’histoire, pas la raconter ». Alain Bergala décrit la genèse d’une articulation entre l’histoire et la vision dans son cinéma, dès les films des années 1960, grâce à des indices trouvés dans des documents de travail d’époque et des témoignages.

« Acta est fabula »: de la régression du récit

À l’orée de Hélas pour Moi, Abraham Klimt, éditeur de livres qui, nous l’apprendrons plus tard dans le film, est venu dans un petit village à la recherche de pages manquantes d’une histoire, prononce ces mots en off.
Dans cette profération sibylline et parabolique, une annonce sourd : s’affirme la perte progressive, accentuée par la forme approximative de la symploque, des puissances performatives du langage, de la possibilité même d’incarner le mythe et la légende, de faire monde avec. Pour Godard, le cinéma semble hériter de cette déperdition, se fonder sur les vestiges d’une évidence que le monde contemporain, à présent, ignore : régressivité subie, atavique. Plus secrètement, un mystère et un gouffre, cultivés et amplifiés tout au long de ce film qui a sans doute valeur de paradigme, se déclarent jusqu’à devenir envahissants et incarner l’unique point à partir duquel opérer .En effet, le spectateur, qui croit, peut-être, de prime abord, assister à une reconquête graduelle de la possibilité de raconter une histoire, menée triomphalement par l’auteur de la Nouvelle Vague en 1993 , au sein du marasme moderne (cinéma gouverné par l’argent et la télévision, reflet de plus en plus criard d’une société aliénée par le capitalisme ayant failli à son rôle historique, échoué à rédimer le sujet de l’histoire avant, pendant et après la césure de la seconde guerre mondiale et surnageant à peine avec la puissance de feu quantitative du cinéma américain), à adhérer à une énième réinterprétation de mythes, grecs et hassidiques, attendue comme le nouvel espoir d’un cinéma mourant, ce spectateur qui s’attend à voir le metteur en scène puiser positivement dans le passé pour faire vivre le présent, ce spectateur là se retrouve bien vite contrarié (ou sidéré) par la propension de Godard à court-circuiter le récit, allant jusqu’à nier sa venue aux yeux des personnages (« Il n’est rien arrivé »soutient Simon Donnadieu à la lisière finale de la fable), à échouer son film au bord de l’inévénement. L’événement rendu à sa virtualité et à son caractère hypothétique, c’est d’abord le mythe, l’histoire d’Amphytrion et de Alcmène visités par Jupiter que Godard adapte à travers le prisme du Amphitryon 38de Giraudoux et de la poésie de Giacomo Leopardi. Raconter l’histoire et remotiver le mythe, ç a ne serait donc pas ignorer toute la matière de la pensée syncrétisée depuis des siècles à leur propos, ou bien encore excaver une matière originelle supposément épargnée de toute impureté, ça serait, suivant les préceptes de Pasolini créant son Evangile selon saint Matthieu(le cinéaste déclarait souvent en entretien prendre en considération les 2000 ans d’histoire qui séparent son film du mythe originel), souligner l’appartenance aussi bien du commentaire sur le mythe que de la distance réflexive prise avec le mythe au mythe lui-même, puisque le mythe est toujours ouvert et se définit précisément à partir de la parole, de la promesse d’un événement nouveau. L’histoire, chez Godard, ne doit donc nullement se comprendre uniquement comme construction linéaire et signifiante influencée par des hypotextes mais comme compendium et actualité vive d’une sédimentation diachronique mythique, scientifique et herméneutique fondés régressivement : littéralement, il s’agit de faire marche arrière, de distinguer la sédimentation du passé, de l’habiter, suivant l’étymon latin du mot « régression », regredior , re-gradior , gradior (marcher, avancer) avec le préfixe « re- » qui marque la répétition. La régression s’illustre d’abord comme la manifestation, l’effort positif d’une pensée qui revient sur (ou « à », ou « vers »), qui traverse une deuxième fois comme pour la première fois car le sens, la visée de la progression change l’objet et la finalité du cheminement. Pour le réalisateur, il s’agit bien de revenir sur tout (« il me semble que sur tous les problèmes nous avons tout à redécouvrir »). Le cinéma est le moyen de voir les éléments du savoir humain sédimenté non plus comme un empilement de significations disponibles mais comme des objets de pensée et autant d’occasions nouvelles de faire sujet à partir de ces objets, statut nouveau qui fait s’écrier Godard, dès les années 1960 : « peintre en lettres, j’ai envie de tout restituer, de tout mêler, de tout dire ». La régressivité du cinéma godardien se reconnaît dans ce premier niveau sémantique, à savoir en tant que trace englobante d’un passé textuel et imagé, appréhension d’une forme d’arkhè (fondement, commencement, commandement, selon la lettre grecque) qui se diffuse perpétuellement dans l’œuvre à travers toutes ses figures et ses formes. Une étude plus approfondie du cas de Hélas pour moi nous indique que ce premier niveau n’est pas suffisant pour pleinement appréhender ce que le régressif a de fondamental et d’architectonique dans la constitution de l’esthétique godardienne.
S’ensuivent le mystère de l’amour entre le Dieu trompeur et Rachel (c’est-à-dire le mystère de la reconnaissance de Simon par Rachel), la scène centrale du film où Rachel s’abandonne subitement à Dieu (voir l’affiche du film) et le départ de Dieu. L’esquisse du récit se trouve comme enserrée par un récit-cadre présentant Abraham Klimt sur les traces de l’histoire, dialoguant notamment avec la poétesse Aude, au courant des événements. Nous voyons bien, en faisant ce résumé, que Godard procède à plusieurs réductions et régressions du mythe d’Amphitryon qui ont pour effet de rendre plus prégnant et immédiat le fond théorique du mythe « que l’on pourrait considérer simplement comme l’un des topoï de la réflexion sur la mimesis », tout en procédant à sa théologisation en insistant sur la question de l’Incarnation divine. En réduisant le récit à sa portion congrue, Godard, comme il l’avait déjà fait avec Je vous salue, Marie notamment (transposition moderne de la Nativité), épure la perspective abstraite du mythe, la trivialise, c’est-à-dire, littéralement, la rend à la place publique, auprès du vulgaire, hors du cercle de la noblesse antique où Amphytrion est un général et Alcmène fille d’un roi et descendante d’une illustre aïeule (Eurydice), poursuivant par cela le mélange langagier (parler antique soutenu/parler moderne courant) de la version de Giraudoux qui tirait la pièce vers la tragi-comédie. Néanmoins, trivialiser n’est pas proprement vulgariser ou rétrécir chez Godard, il s’agirait même plutôt, comme toujours, de suivre à la lettre une conception particulière du personnage de cinéma qui ne peut se réduire au personnage de théâtre. Lors d’une rencontre avec René Vautier en 2002, Godard met la lumière sur cette conception en évoquant le rôle de la jeune terroriste de Notre Musique, figure alors en gestation dans son esprit : « Surtout ne pas en faire un personnage, un character, comme disent les Anglo-Saxons. C’était bon pour les romans du XIXème siècle… En faire une figure historique .»À maints égards, la manière dont les personnages existent dans les films de Godard apparaît comme une image et une confirmation du processus régressif à l’œuvre : sans véritables passés reconstituables, sans identités psychologiques clairement affirmées, perdus dans leur propre corps au présent, et en même temps êtres pressés et dessinés par une espèce d’ arkhèprotéiforme qui se révèle avec la multitude de citations, d’aphorismes et de réactions non idiosyncrasiques qui les transcende, jusqu’avec leur nom . Les figures godardiennes transitent, de fait, entre la pauvreté de leur corps, c’est-à-dire vérité de leur condition humaine (« je fais pitié », trouve bien à répondre Roger Lennox/Alain Delon dans Nouvelle Vague quand on lui demande ce qu’il fait ; « il n’a pas pu faire de nous des humbles, ou pas su, ou pas voulu, alors il a fait de nous des humiliés »profère un protagoniste de Adieu au Langage en désignant Dieu), leur humble justesse documentaire si l’on peut dire, et grandeur d’une fiction qui les sublime tout en menaçant leur condition. Nous reviendrons sur cette existence particulière des personnages godardiens ; néanmoins, nous pouvons déjà pressentir avec ces premiers éléments que le manque de caractérisation si particulier de ces figures reflète un manque consubstantiel à l’image cinématographique que le régressif modèle. Car, de quoi nous entretient finalement l’épilogue de Hélas pour Moi ? Après que l’échange entre Simon Donnadieu et Dieu a été consommé (« l’échange est échangé », « consummatum est », aurait indiqué Nouvelle Vague, précédent opus godardien à la structure très proche), et, plus profondément, que la relecture du mythe qui prévoyait l’arrivée de Jupiter sur Terre et le vol de l’identité ainsi que de l’apparence d’Amphitryon/Simon a été assumée, Godard ouvre une béance nouvelle alors que le récit semble se résorber dans son oubli même, dans l’aphasie de Simon et Rachel face aux demandes d’Abraham Klimt les ayant finalement retrouvés : « il montre que, derrière l’image telle qu’elle est disposée pour satisfaire à une conception narrative du cinéma, il y a encore quelque chose à voir ». Puisque le récit aboutit à son propre oubli, le film, rétroactivement, met le doigt sur l’élément invisible qui a permis le contact, la résistance à sa propre disparition dans la narration.
Le texte de Godard se départ de manière cruciale du poème de Blanchot. En effet, ce que l’on peut appeler « l’hypertexte » dédouble le jeinitial, décontextualise l’énonciation (dans le texte d’origine, l’énonciateur précise : « La nuit, dans le Sud ») et, par-dessus tout, réalise dans la forme du dialogue la question « mais de quoi parlez-vous ? » du monologue original. D’une certaine manière, Godard met l’accent sur cette question, directe, ignorée par Aude qui renvoie l’interrogation à une hypothèse, hypothèse contenant elle-même la négation de l’énonciation (« il n’y a personne »). Une singulière mise en abîme négative semble avoir lieu, de sorte que le film s’achève doublement : dans la négation de l’ « advenue » (venue effective) du récit – donc des personnages en tant que « characters » (possiblement passés dans cette image « privée de nom, sans biographie, qui refuse la mémoire, qui ne désire pas être racontée»)- et par l’annulation de la question du mystère qui sous-tend la possibilité même de voir.
Le refus des figures (Simon, Rachel au premier plan) d’admettre ultimement leur statut de « character », avec l’oubli comme raison ou comme prétexte, fait passer le film dans l’envers de l’enquête où l’enveloppe corporelle, visible, des enquêteurs (au premier plan, et chacun à leur manière, Abraham et Aude) régresse et disparaît. Godard filme littéralement, dans un dernier mouvement dérisoire, la manière dont le récit et le conteur, face à l’impossibilité de raconter l’Incarnation divine , refusionnent en une entité abstraite et passent du côté de l’image (désincarnation, hypothèque de l’image). Abraham et Aude faits acousmêtres ne nous apparaissent plus à proprement parler comme des esquisses de personnages au même titre que les figures rencontrées sur le chemin de leur propre récit, mais comme la puissance de leur propre parole : puissance oraculaire d’apparition et de disparition des phénomènes contés, virtualité éthérée du coryphée que nos deux protagonistes incarnaient en fait depuis le départ.
La kénose en jeu dans la réinterprétation du mythe d’Amphytrion se trouve donc redoublée du côté de l’énonciation, mais ce deuxième évidement ne peut plus être simple annihilation de l’existence du contenu du récit puisqu’il touche le statut de l’énonciation lui-même : il menace la possibilité mystérieuse de la parole. L’enquête et le commentaire sur le récit principal, en d’autres termes, le métarécit souligné comme tel tout au long du film (fonction d’Aude et d’Abraham) se mue en parabole en-dessous du mythe, il s’abstrait jusqu’à disparaître : le « poème du poème » que nous évoquions en introduction, surexposé dans son dispositif ici, se mue en poème sous le poème, en un fondement mystérieux qui échappe au sens, pas loin du berceau de toute image – cinéma sous le cinéma. La régression de l’énonciation, le retour au mystère fondamental de l’image, accompagnent une dégradation (au sens, assez neutre, d’une résorption) du statut des personnages « narrés », renvoyés à leur humble condition, éjectés de la face visible de la fiction : « Lorsque sur le quai de la gare, Abraham Klimt estime que le reste de la vie de Simon et Rachel se situe « au-delà des images et des histoires », il se fait reprendre par un représentant de commerce qui affirme : « En deçà ». En effet, le refus de Dieu par Rachel se traduit par un amour terrestre » – régression incarnée au second degré, à travers ce que l’avènement de l’image renvoie à l’existence libre, hors de portée de notre vision ou de notre entendement (les narrateurs régressent dans un hors-champ infini, l’objet de la narration aussi). En outre, le texte partagé par les deux voix, intrinsèquement, « décrit rigoureusement la neutralisation de l’être et du néant telle qu’elle apparut dans la description du mouvement de transcendance enveloppé par la logique de représentation contenue dans l’image », et laisse ultimement ladite image advenir à travers la percée de la forme lunaire dans le noir, c’est-à-dire, l’engendrement, à la fois métaphorique et littéral, d’une vision dans la nuit primordiale de l’image. Vincent Berne cite, dans le même ouvrage que celui évoqué ci-dessus, une réflexion de Le Clézio qui articule la méditation sur la nuit en œuvre, la figure de la lune et l’origine du cinéma.
Chez Godard, le présent de l’image, sa présence, la « cime du présent », ne se donne évidemment pas comme négation du passé mais incorporation (au sens double d’un « donner corps » et d’une assimilation) des différents mode du temps dans l’image qui ne peut pas se manifester autrement qu’en une présence active, et qui n’a en même temps plus rien d’ontologique a priori, n’est plus en rien une dimension donnée sans travail de la matière-temps. Cette présence, négative et régressive puisqu’elle unifie le temps, puisqu’elle commence par nier la disparité des modalités de temps (sans toutefois annuler leur pluralité) en le concentrant, se fonde elle-même sur un oubli nécessaire. Godard l’a déclaré plusieurs fois et de plusieurs manières tout au long de sa vie, le cinéma, loin d’être une simple reproduction de la réalité, « est un oubli de la réalité », avant d’ajouter (au moins une fois) que « si on enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel »en en appelant à nouveau à une méontologie blanchotienne, c’est-à-dire oxymorique (« Ce beau souvenir qu’est l’oubli »). La présence de l’image n’incarne donc nullement une transparence au réel, une conquête immédiate et, pour tout dire, facile de la réalité, Godard ne s’en remet pas à la part documentaire du cinéma comme à un révélateur magique a prioriqui dispenserait de penser l’image dans sa présence même, de la diriger. Si Godard cherche au-delà et en deçà du récit, comme nous l’avons vu avec Hélas pour Moi, ce n’est pas pour trouver une quelconque aisance sur le terrain de l’icône.Au contraire, l’image donne plutôt à voir sa différence et sa distance avec le monde et indique la nature de son effort au réalisateur, à savoir la difficulté de se rappeler (et donc de se projeter) à partir de cette matière à la fois purement présente et impalpable partie, en pensée, de la « ruine d’un monde réel » ; elle figure un contre monde qui résiste au concept et au dicible, elle n’a « rien à voir avec la signification, le sens, tel que l’impliquent l’existence du monde, l’effort de la vérité, la loi et la clarté du jour » , de sorte que « l’image d’un objet, non seulement n’est pas le sens de cet objet et n’aide pas à sa compréhension mais tend à l’y soustraire en le maintenant dans l’immobilité d’une ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler ». Opacité radicale de la représentation et de la fiction . C’est en ce sens blanchotien que l’on peut comprendre l’image comme « bloc de virtuel où s’entremêlent les virtualités »: lieu d’une régression du sens et figuration d’un autre monde qui suspend les objets réels dans la nuit de la représentation. La présence de l’image godardienne prend au pied de la lettre cette conception d’une suprême ambiguïté et répond sans cesse pratiquement à son éternité théorétique. Bien qu’il semble vain d’excaver toutes les occurrences discursives ramenant à cette pratique radicale et sans concession de l’image, depuis l’injonction de La Chinoise (« il faut confronter les idées vagues avec des images claires ») jusqu’à l’acquiescement et la réappropriation par Godard de la célèbre formule de Manoel de Oliveira (« ce que j’aime en général au cinéma : une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication ») dans Notre Musique (« Le principe du cinéma : aller à la lumière et la diriger sur notre nuit. Notre musique »), nous pouvons au moins en chercher une origine probable en invoquant ce que Nicole Brenez regroupe sous le nom des « philosophies byzantines » de l’image, du côté de la partition iconoclasme-iconodulie. Comme l’indique Brenez, « il s’agit d’une rencontre spéculative, très limitée, mais qui pourrait aider à mettre en perspective l’invention godardienne sur l’image » ; il nous incombera donc de montrer que le geste godardien ne s’origine pas dans cette dichotomie historique unique, mais dans sa transformation (de l’ordre du saut qualitatif) au contact de la contemporanéité des pensées modernes de l’image, à l’aune de ses multiples avatars et dégénérescences.
Bref rappel historique : alors que la querelle des images bat son plein dans l’empire byzantin du VIIIème et du début du IXème siècle, entraînant l’interdiction du culte des icônes et la destruction systématique des images représentant le Christ ou les saints, une grande réflexion quant au statut de l’image iconique se développe et oppose défenseurs des images (iconodules, souvent anathémisés) et destructeurs (iconoclastes). Deux conceptions diamétralement opposées s’affrontent alors et remettent sur la table des questions fondamentales de la figurativité : « légitimités, usages et circulation des images, ordonnancement cultuel, collectif et privé, codification de l’iconographie, remploi des schèmes plastiques et surtout, à propos de l’icône (…) définitions contradictoires de la mimesis ». Par-delà l’existence de ce terreau de réflexion commun, Brenez pose le caractère performatif de l’image, à Byzance comme chez Godard, qui « représente d’abord un acte de guerre (…)parfois indistinctement militaire, politique et religieux », précisément parce que la guerre, au fond, se fait avec, contre et par des images, par leur dilacération, leur mutilation ou au contraire leur préservation. Le caractère performatif des gestes iconoclastes et iconodules nous semble majeur dans le cadre de notre réflexion car il détermine d’autres gestes effectués à un niveau plus abstrait. On peut dire que l’iconodulie conçoit l’image « comme une médiation » (entre le circonscriptible humain et l’incirconscriptible divin) et l’iconoclasme « comme une limite et une pensée de l’absence ». Brenez poursuit sa réflexion à l’aide d’écrits de Jean Damascène (saint, défenseur des images au VIIIème siècle) et tire de ses méditations un renversement herméneutique primordial pour notre étude puisqu’il ouvre directement un gouffre habité par les pensées modernes de l’image.
Fondamentalement, ce qui tient du geste iconoclaste semble faire image en soi, la « diminution des images », c’est-à-dire leur régression, participe toujours d’une imagéité d’une manière ou d’une autre. C’est précisément parce que Godard réinvente constamment ce geste en pensée, et le porte à la dimension d’une véritable praxis, au sens marxiste d’un dépassement de la pensée par elle même (à savoir, sa mue en une véritable force critique transformatrice du monde), que « l’iconoclasme godardien est d’abord une iconographie passionnée ». C’est à ce point d’ambivalence que le souci de l’image rejoint des considérations modernes que nous désignions plus haut comme mé-ontologiques à propos de Hélas pour Moi, et que la présence de l’image godardienne que nous tentons de cerner pour l’instant comme conception anhistorique (puisqu’elle pointe vers un fond conceptuel éternel qui n’a rien de circonstanciel – c’est aussi le propre de la querelle des images byzantine malgré la pression de l’histoire qui la détermine nécessairement) se fonde et s’invente. Pour Godard, « l’art devient relation existentielle à la présence d’un vide », d’abord parce que « l’évacuation du divin par lui-même est le modèle de l’icône »(il faudra consacrer plus de temps à ces rapports entre iconicité et puissance du montage), c’est-à-dire que la présence matérielle de l’icône charrie sa part d’absence, phénomène que le geste iconoclaste vient marquer et renverser : comme le souligne Vincent Berne, c’est à ce moment que « la référence à Blanchot devient opératoire (…) c’est ici que la pensée de l’iconicité se fait méontologie ». L’absence de la chair du christ dans l’icône trouve une résonance forte avec l’idée blanchotienne de l’image comme lieu de l’échange entre absence et présence suspendu à un vide constitutif qui est celui du néant. La présence de l’image au sens métaphyisque se déclare donc comme présence d’une absence et défaillance « à être présent à la présence même de l’Être ». D’où la manœuvre godardienne qui consiste à court-circuiter le narratif en introduisant une fragmentation et une discontinuité entre les images et les sons, à la fois comme compensation de la fiction qui, dans ses expressions positives, croit pouvoir imposer une continuité sur la discontinuité fondamentale du réel en subsumant les images sous un devenir proprement vectoriel (au sens d’une suprématie de la compréhension d’actions orientées ), et comme confirmation de l’évidement essentiel de l’image, ou en termes chrétiens, « du refus de réduire le Christ à sa seule historicité, en promouvant la dimension intérieure et spirituelle de son exinanition ». Dans les deux cas (compensation et confirmation, positivité et négativité de l’image), il s’agit pour Godard de dévoiler le caractère régressif de l’image, sa capacité intacte et radicale d’opérer le passage entre une reconstruction intellectuelle du monde et une présentation concrète et transformatrice, en cela véritablement spirituelle, via un  étrécissement figural de la première modalité. Il ne faut pas entendre autrement l’invocation fréquente de Denis de Rougemont, penseur suisse à l’influence décisive sur le travail de Godard qui lui emprunte la tournure de cette phrase devenue fameuse, « l’esprit n’est vrai que lorsqu’il manifeste sa présence, et dans « manifeste » il y a main », et son corollaire définitif : « la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains ». Qu’est-ce qui, littéralement, se manifeste ici ? L’appel d’une pensée active, performative, transformatrice en ce qu’elle renoue phénoménologiquement avec « un commerce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence ». Vincent Berne, à nouveau, analyse avec justesse les présupposés d’une telle proposition.

Image du monde et monde des fausses images : contemporanéité et régression de l’image

« C’est vrai que le cinéma tue la vie ? »: « Oui, aujourd’hui, c’est assez vrai ». C’est en ces termes que Gaspard Bazin, réalisateur esseulé de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, répond à l’interrogation crédule, bien trop crédule, d’Eurydice. Une réponse qui n’en est pas une, ou plutôt, qui déplace et crée de nouveaux problèmes, puisque l’adverbe « aujourd’hui », en donnant une actualité au cinéma, ne recouvre pas nécessairement le cinéma comme objet d’étude intemporel. Modaliser ainsi un état présent du cinéma vient à dire le lien intime entre la vie, un certain état du monde, et le monde des images : le cinéma n’est pas clos sur lui-même, espace figural absolu, malgré l’opacité de sa fiction. La régression du monde contemporain, qui se déclare, entre autres, dans le constat introductif de Hélas pour moi relatif à la possibilité de raconter une histoire, apparaît consubstantielle à la régression du monde des images à tel point qu’il devient difficile de dire si c’est l’image du monde qui atteint un certain monde des images dans sa texture propre ou si l’image du monde est façonnée monstrueusement par un monde des images, a priori. En tout cas, cette nouvelle aporie nous permet de penser le passage d’une certaine éternité de l’image à son rapport actuel et contingent avec le monde dans l’œuvre de Godard.
Dans la plupart de ses films, cela a souvent été dit, le cinéaste en vient à décrire les formes d’aliénation de notre temps, pris dans les rets des vestiges de la seconde guerre mondiale. Il épingle ce que l’on est en mesure d’appeler le système « analytico-communicationnel » moderne, depuis ses premières œuvres : système analytico-communicationnel, c’est-à-dire réseau informationnel constitué à partir d’un mode analytique d’appréhension du réel en vue d’une bonne communication, ou encore, victoire du texte sur l’image, victoire de la règle sur l’exception, de la loi sur la justice, victoire de l’oppression capitaliste organisée en mode de vie . Le système analytico-communicationnel peut être perçu comme une application et une propagation du paradigme scientifique occidental dans le monde médiatique qui fait de la méthode analytique son maître mot, c’est-à-dire non pas la communication en général, mais un style de communication bien particulier comme fin en soi . Le réductionnisme inhérent à l’analyse procède d’une « pensée mutilante » au sens développé par Edgar Morin, à savoir une pensée de la disjonction héritée de Descartes : « Descartes a formulé ce paradigme maître d’Occident, en disjoignant le sujet pensant (ego cogitans) et la chose étendue (res extensa), c’est-àdire philosophie et science, et en posant comme principe de vérité les idées « claires et distinctes », c’est-à-dire la pensée disjonctive elle-même.
»Dans La Chinoise, une fameuse instruction affichée sur le mur d’un appartement bourgeois, théâtre d’une initiation au marxisme-léninisme et au matérialisme dialectique menée conjointement par les jeunes parisiens protagonistes du film, répond directement à ce mode d’appréhension du réel : « Il faut confronter les idées vagues avec des images claires ». Le problème du système analytico-communicationnel, auquel Godard se confronte sans cesse, est qu’il n’appelle que du texte, c’est-à-dire, par excellence, les idées claires, bien trop claires, qui morcellent le réel et donnent l’illusion d’une maîtrise intellectuelle du monde. Son réductionnisme inhérent s’apparente, de fait, à une négation de l’image : « Une telle connaissance fondait nécessairement sa rigueur et son opérationnalité sur la mesure et le calcul ; mais, de plus en plus, la mathématisation et la formalisation ont désintégré les êtres et les existants pour ne considérer comme seules réalités que les formules et équations gouvernant les entités quantifiées ». Godard l’a déclaré à plusieurs reprises dans les années 2000 , la lecture d’un livre de Léon Brunschvig, Descartes et Pascal: lecteurs de Montaigne, est venue étayer sa pensée des rapports entre texte et image, son observation selon laquelle nous vivons dans un monde de texte qui a vaincu l’image, qui reléguerait l’image à un rôle de légende, de commentaire du réel, voire au commentaire du texte du réel. Pour Léon Brunschvig, la pensée cartésienne a mené à une forme de suprématie de l’algèbre sur la géométrie, et cette suprématie, pour sa part, a mené indirectement le monde occidental à penser « en texte » (en équations, sous la forme scientifique tout à fait architectonique en ce qui concerne notre rapport au texte) et à détruire un rapport général, politique, à l’image. Godard postule que le cinéma est le lieu privilégié de la résistance de la géométrie et du domaine du voir, de son mystère que le monde moderne abolit sous le coup du paradigme médiatique et scientifique. Dans Week-end, film du chaos, de l’accident perpétuel du monde moderne face à ses propres contradictions, Godard vise directement l’analyse sous toutes ses facettes (scientifique, médiatique, psychanalytique) en mobilisant les armes du système : il décompose le mot malproprement, découplant ses éléments étymologiques de toute réalité et arrive au fameux carton « anal-yse » qui surgit lors des confessions batailliennes du personnage de Corinne devant son psy au début du film. L’humour – évidemment scatologique – de l’opération fait du régressif (on parle volontiers d’humour régressif) la possibilité même d’habiter le système analyticocommunicationnel en procédant, d’une part, à une véritable « analyse de l’analyse », une supra-analyse qui nie son réductionnisme inhérent en faisant du texte (« anal-yse ») une image à part entière, et de l’autre, une sous-analyse, sans sérieux philologique, un gag « hénaurme » qui frappe par son idiotie et coupe court à toute possibilité de penser une quelconque herméneutique : saccage en acte, pulsion d’anéantissement anarchique (littéralement, niant l’arkhè- en l’occurrence, la stratification temporelle qui commande la morphologie du mot) figurée, et en même temps bredouillement, mise en infirmité comme expérience de langage , émergence propre à ce devenir « expérimental ».

Naissance et contingence de l’image : étude de cas

« La nuit permet de découvrir le jour» : Gaspard Bazin, en bon Gaspard de la nuit, informe à nouveau notre parcours. Il nous indique, du fond de sa propre ruine, le chemin à emprunter. Il nous exhorte, comme bien d’autres figures godardiennes, à embrasser la catastrophe du cinéma qu’il vit car il sait, suivant Rilke, qu’une catastrophe n’est que la première strophe d’un poème d’amour. La catastrophe du cinéma, Godard n’aura cessé de la prophétiser, de l’annoncer et de la provoquer dans un rapport d’attraction-répulsion singulier, en fait très lié aux mots de Rilke que le cinéaste cite à foison. C’est que, comme nous l’avons déjà vu, le mot « catastrophe », évocateur, terrible, finaliste, contient secrètement une ambiguïté : la particule -kata, grecque, préfixe et préposition, signifie à la fois l’origine, le point de départ, et, curieusement, le point d’arrivée, « l’en vue de » et la fin. Les catastrophes à répétition qui closent les films de Godard, de la mort de Michel Poiccard jusqu’à la chute du vieillard affublé d’un masque de jeune homme à la fin du Livre d’imagedans une scène issue du Plaisirde Max Ophüls, terribles et sublimes, n’en sont pas moins ouvertes : «Les films en question appellent la comparaison avec les sirènes d’alarme qui annoncent un possible bombardement. Et nous pensons que Godard ne nous donne que des vertus négatives : « Il faut tout ou rien », disait Michel Poiccard ; il aura l’un et l’autre ». Les fins des films de Godard, si elles font miroiter une forme d’absolu, dans la brutale bataille qui oppose le tout et le néant, n’incarnent une acmé dramatique et métaphysique, une dernière pointe englobante qu’illusoirement et tout se joue, à chaque fois, dans une manière d’annihiler le caractère définitif de l’image qui se donne à voir à l’état naissant. Un certain caractère génétique de l’image godardienne se révèle en rapport avec les images qu’elle nie ou qu’elle autorise au moment de la catastrophe, instant ou moment qui, au suprême degré, montre qu’une image, chez Godard, est « un organisme fécond et jamais un plan ultime pas plus qu’un processus d’épuisement ou d’exhaustion».

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Table des matières

Chapitre 1. « Voir l’histoire, pas la raconter » : régression vers la présence de l’image
A) « Acta est fabula » : de la régression du récit
B) Présent et présence de l’image
1. Éternité de l’image: l’iconoclastie godardienne comme geste iconophile régressif
2. Image du monde et monde des fausses images : contemporanéité et régression de l’image
C) Naissance et contingence de l’image : étude de cas
Chapitre 2. L’ouverture d’une modernité sans fondement
A) « Que faire ? » au cœur de l’abîme
B) Godard et la modernité complexe
1. Du régressif comme mode de simplification
2. Fragment d’un film rêvé comme total : insularité, involution, régression
C) Régression de la persona godardienne : la fin de l’auteur ?
Chapitre 3. Œuvrer au temps de la mort du cinéma : la régression comme recours de l’image
A) Images en sursis à l’ombre de la mort du cinéma : un complexe d’Orphée
B) Régression et naïveté : figures de l’idiotie
C) L’effondrement de l’image : souvenir utopique d’une projection
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE
Nombre de caractères total du mémoire : environ 630 000

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