Visualité et contre-visualité

Des images de guerres et conflits

En ce moment même, de nos jours, alors qu’il y a tellement de guerres et de conflits en cours que nous ne parvenons même pas à les énumérer, circulent dans les médias et surtout sur les réseaux d’internet des heures et des heures d’images enregistrées de situations de conflits, d’avancées de troupes et de groupes de rebelles, de villes détruites, d’épaves causées par des bombes, de hordes de civils qui marchent au hasard, de gens mutilés, de corps défigurés et de cadavres. Dans ces images, ce qui est montré est une sorte d’étalage de décombres, tout un paysage dont l’aspect le plus marquant est cette topologie dessinée par des bribes, des restes et des débris et où les êtres qui y circulent sont eux aussi une traduction anthropomorphique des rebuts. Il s’agit d’un paysage défiguré, habité par des gens mutilés, dans lequel rien ne demeure entier, où il n’existe plus ni totalité ni intégralité.

Nous regardons aussi ces morceaux et ces fragments, de façon morcelée : à partir de bouts de films, de vidéos et de pistes sonores qui nous apportent des fragments d’images et des bruits. Il s’agit de décombres d’images montrant des lieux, des topos, eux-mêmes sans globalité, toujours coupés et porteurs d’une géographie impossible à visualiser dans un grand plan statique, paysage qui n’apparaît que par des concassements.

Si ces images qui parviennent jusqu’à nos yeux ont été capturées dans des endroits urbains, elles ne montrent que des points de vue insaisissables, alors qu’il s’agit généralement d’images prises par des guetteurs, réalisées dans une situation de course, à la hâte. Normalement, dans de tels cas, il s’agit d’images de manifestations, de concentrations de gens, de regroupements de personnes qui se réunissent pour une cause quelconque, soit pour protester, pour faire face, pour rester, pour occuper les lieux ou pour s’enfuir. Dans ces enregistrements, la multitude apparaît elle aussi comme toujours fractionnée et les voix sont généralement presque inaudibles et sans singularité. Corrélativement, s’il s’agit d’images enregistrées dans des endroits plus désertiques ou éloignés des grands centres urbains, les tentatives de trouver des repères dans ce que nous voyons sont souvent inutiles, car, dans la plupart des cas, n’apparaissent pas de références géographiques ni d’indices qui pourraient nous aider à faire un repérage géo-spatial. On voit des terres désertes, poussiéreuses : Irak, Libye, Syrie, Afghanistan, Mali, Érythrée ? Peu importe, elles se ressemblent tellement à nos yeux, les yeux de Nord-occidentaux qui regardent ces images depuis l’Europe, les États-Unis, ou bien les yeux des centres urbains du Brésil qui s’apparentent de plus en plus à leurs modèles néo-libéraux du Nord.

Qui dit conflit dit image 

Les images accompagnent les guerres, les conflits, les émeutes. Dans la plupart des cas, elles nous montrent forcément des scènes de la violence intrinsèque à ce genre d’événement. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons pris connaissance d’un répertoire sans précédent d’images de guerre et de conflits et celui-ci n’a fait qu’augmenter et s’est transformé au fil des années. Sans tenir compte de toutes les représentations picturales, sculpturales et, plus récemment, photographiques de la guerre et en faisant seulement référence aux images en mouvement, nous pouvons citer des images documentaires et journalistiques prises par des caméras 8 mm, 9.5 mm, 16 mm et 35 mm de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale, les films de la guerre d’Algérie et des révoltes des années 60 qui ont fait irruption dans le monde, les images de la Palestine, Chili, Brésil et Argentine (très rares d’ailleurs). Nous continuons en passant par les images vidéographiques, pas encore numériques, de la Guerre du Viêt Nam, de la chute du mur de Berlin en Allemagne et de l’exécution du dictateur Nicolae Ceausescu en Roumanie, celles de la Guerre civile en Yougoslavie, les images (à ce moment-là, quelques-unes déjà numériques) du Kosovo, de la guerre du Golfe de Bush père, la première guerre enregistrée avec ses images lointaines en night shot, les images de l’attaque du World Trade Center transmises en direct par la télévision et son résultat : la seconde guerre du Golfe de Bush fils. C’est à partir de ce moment-là que nous avons assisté à la prolifération d’images d’amateurs prises par des caméras manipulées par de multiples mains civiles, militaires et des agents humanitaires, qui ont garanti les enregistrements des actions terrestres au niveau d’une échelle humaine ; mélangées aux images prises d’en haut par des caméras attachées à des drones, loin des mains humaines quelles qu’elles soient, réalisées à distance, produites par des machines et, dans la plupart des cas, pour les machines.

De nos jours et depuis le début de notre siècle, l’ensemble des situations de conflits locaux et de guerres civiles, aussi défini comme « guerre globale » ou « guerre permanente », est présent parmi nous de façon pesante. Si nous vivons à une époque de guerre totale et que les images de guerre sont partout, il est également vrai qu’elles se sont imposées en tant qu’objets de réflexion et sont devenues presque une tendance aussi bien sur le terrain académique que sur celui de l’art contemporain. Il n’est pas difficile de percevoir la manière dont les images actuelles de guerre sont devenues un sujet récurrent dans des colloques, journées d’études, séminaires universitaires et de nombreux ouvrages spécialisés (il existe une centaine d’études dans le domaine de la Communication, l‘Histoire, la Sociologie, l’Anthropologie et l’Esthétique directement ou indirectement consacrées aux images de guerre produites aujourd’hui). Cette production imagétique est également devenue un thème présent dans de nombreux festivals de cinéma, vidéo et une référence pour certaines biennales pour, finalement, figurer au centre du débat et de la pratique artistique actuels.

Les images de guerre et leur circulation dans l’art contemporain

L’une des façons de suivre la profusion et l’omniprésence de ces images de guerre consiste à passer par l’observation du milieu de l’art contemporain, ce qui constitue l’un des objectifs de cette thèse. Et si nous envisageons cette possibilité, c’est parce que le milieu artistique est surtout un lieu privilégié où l’on observe des tentatives de faire face à une réalité non seulement imminente ou médiatisée, mais, dans de nombreux cas, véritablement instaurée et immédiate. Il se produit une friction et un affrontement entre la culture et une certaine réalité. L’acte consistant à faire face nous conduit au centre du rapport entre la pratique artistique et les événements du monde, comme l’a bien fait remarquer l’artiste chilien Alfredo Jaar à l’occasion d’un débat au Centre Pompidou, en 2012 : « (…) c’est cette question que je me pose toujours : quelle est notre relation dans la culture par rapport à la réalité ? Cette question est implicite dans tous mes travaux. Je n’ai pas de réponse. Je sens qu’il faut m’impliquer, mais je ne sais pas comment le faire et cette question est toujours là : est-ce que c’est correct de le faire ? Et comment le faire correctement ? » . Et, sur un ton d’auto-indulgence et de modestie, Jaar conclut en disant que, contrairement à lui, certains artistes ne se posent pas cette question, ils le font, tout simplement.

Si ce passage d’Alfredo Jaar a été choisi, c’est parce qu’il traduit une investigation partagée par plusieurs artistes de notre époque. Nous pouvons mentionner les enquêtes et les réflexions présentes dans les œuvres de Thomas Hirschhorn, Jean Luc Godard, Harun Farocki, Coco Fusco, Clarisse Hahn, Rabih Mrouè, entre autres. Nous nous contentons de citer seulement ces quelques noms, parce que c’est autour de ce groupe que la recherche de cette thèse est circonscrite. Il constitue donc notre corpus. D’autres noms apparaîtront également ici de façon oblique, de sorte que nous pouvons illustrer, comparer ou même faire contraster certains aspects des œuvres des artistes figurant dans notre corpus par rapport à ceux d’autres œuvres contemporaines. Nous pensons à des artistes tels que, par exemple: Hito Steyerl, Ruy Guerra, Harum Farocki Walid Raad, Eric Baudelaire, Eyal Weizman, Akram Zaatari, Omer Fast. Hormis JeanLuc Godard qui, non par pur hasard, joue un rôle clé dans cette recherche, tous les artistes mentionnés ci-dessus font partie d’une génération qui travaille sur ce que nous pouvons appeler une « ère post-Internet » , presque à chaud sur ces images mentionnées. Dire que ces artistes travaillent à une ère post-Internet n’implique cependant pas l’existence d’une unité esthétique entre eux ni même un partage de paradigmes dans leurs pratiques. C’est le fait que ces artistes accomplissent leurs projets à partir de la circulation de ces images dans le contexte de la structure rhizomique des réseaux d’Internet qui nous intéresse ici. À la base, il s’agit de vidéastes, cinéastes, d’artistes plastiques et d’artistes de performance ; dans le cas particulier des noms évoqués ci-dessus, ils se situent à un carrefour entre la théorie, la politique, la pensée esthétique et la production artistique. Il s’agit de sujets qui cumulent diverses fonctions : artistes, mais aussi critiques,enseignants, commissaires d’exposition, activistes et/ou théoriciens. En même temps, quand ils se servent, pour la production de leurs œuvres, de la recherche, du catalogage et de l’organisation d’images produites par autrui, ces artistes questionnent la figure de l’auteur et ouvrent la voie à deux entités paradigmatiques des pratiques artistiques contemporaines, celles de l’artiste compilateur et de l’artiste chercheur.

Voie à double sens : mouvement / déplacement

Concomitamment, si les images de guerre et de conflit peuplent désormais le champ de l’art contemporain, nous pouvons observer le chemin inverse : celui de la réversibilité des espaces de l’art en terrain de guerre. Avec un peu de liberté poétique et un regard imaginatif et délirant, mais aussi soigneux, il est encore possible de trouver ici et là, oubliées sur les planchers gris et neutres des musées et des espaces d’art, quelques douilles de balles et des cartouches utilisées, comme le note fort bien l’artiste et théoricienne Hito Steyerl dans sa vidéo performance conférence intitulée « Is the museum a battlefield ? ». Dans cette œuvre, Steyerl retrace les liens très intimes entre le monde de l’art et le complexe militaro-industriel de nos jours.

Si nous nous tournons vers le noyau principal de sa performance, nous aurons quelque chose comme la transcription suivante :

« Le musée est-il un champ de bataille ? La plupart des gens diront : “Bien sûr que non ! Au contraire, c’est une tour d’ivoire isolée de la réalité sociale. C’est une cour de récréation pour les 5%. Si l’art a quelque chose à voir avec la réalité sociale, il ne s’agit certainement pas d’un musée.” Alors, comment un endroit isolé et ségrégué pourrait-il être un champ de bataille ? Mais alors, les musées sont bien sûr des champs de bataille ! Ils y ont été tout au long de l’histoire. Ils ont été des chambres de torture, des sites d’exécutions et des scènes des crimes de guerre, aussi le site des guerres civiles et des révolutions, comme la Révolution d’Octobre au Palais d’Hiver, en 1917, actuellement le Musée de l’Hermitage. Un autre musée célèbre qui a été un champ de bataille est le Louvre, qui a été pris d’assaut en 1792, 1830, 1832, 1848 et 1871, à chaque fois il s’agissait d’un champ de bataille massif, où des batailles pour l’espace public, pour l’art public, étaient en fait combattues. […] Vous devriez dire “OK, mais aujourd’hui, en 2012, la situation est très différente”. Je suis d’accord, mais aussi, comment pourrions-nous relier ce genre de problème à une situation contemporaine ? Comment relions-nous les champs de bataille contemporains à ce qui se passe aujourd’hui dans l’art contemporain ? Et cela ne doit pas être si évident. » .

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Table des matières

INTRODUCTION
1ere PARTIE
CHAPITRE 1 : MOUVEMENTS / CIRCULATIONS
1.1 Mouvements : l’excès et le flux
1.2 Neo-iconoclasme
1.3 Circulation. Scène, Obscénité, Invisibilité
1.3.1 Image comme gravats
1.3.2 Le rapport entre la technologie actuelle et la quantité d’images disponibles
1.3.3 L’image pauvre (poor image)
CHAPITRE 2 : VISUALITÉ /CONTRE-VISALITÉ
2.1 Qui dit conflit dit image
2.1.1 Visualité et contre-visualité : approximations initiales
2.1.2 Visualité : guerre et pouvoir
2.1.3 Les complexes de visualités selon Nicholas Mirzoeff
2.1.4 Culture visuelle
2.1.5 Image de pouvoir vs. image puissante
2.1.6 Contre-visualité
2.1.7 Asymétries
CHAPITRE 3 : GUERRE TOTALE ET IMAGE MORCELEE
3.1 Guerre Totale
3.2 Guerres d’images
3.2.1 Roumanie
3.2.2 WTC
3.3 La norme exceptionnelle ou en quête d’une image d’exception
CHAPITRE 4 : L’AMATEUR VERNACULAIRE
4.1 Amateur, vernaculaire, ordinaire, non-professionnel : l’enregistrement contemporain
de la guerre
4.1.1 Les images de guerre et leur changement de statut
4.2 Quel amateurisme ?
4.3 L’effet documentaire et la création du document
4.4 Le vernaculaire requalifie l’amateur
4.5 Flux, circulation et production de valeur en tant qu’activités d’amateur
4.5.1 L’image précaire ou l’amateur travailleur
2ème PARTIE
CHAPITRE 1 : CLARISSE HAHN
1.1 Parcours et demarche
1.2 Premiers documentaires (Hôpital et Ovidie) : le corps comme texte
1.3 Des univers clos (Karima, Les prostestants
1.4 L’immersion comme méthode de travail
1.5 Kurdish Lover
1.6 Boyzone – remploi #1
1.7 Notre corps est une arme – remploi #2
1.8 Monter et montrer dans l’espace, créer des écarts – faire politiquement
1.9 Des images dans l’espace
1.10 Rituels
1.11 Gestes
CHAPITRE 2 : RABIH MROUÉ
2.1 Parcours et demarche
2.1.1 Dans la guerre
2.2.2 Théâtre hybride
2.2 Construction de récits
2.2.1 L’artiste comme conteur
2.3 The pixelated revolution – enregistrer sa propre mort
2.3.2 Des images et des récits d’après coup
2.4 L’image révoltée
2.4.1 L’image de la révolta vs. l’image révoltée
CHAPITRE 3 : COCO FUSCO
3.1 Parcours et demarche
3.2 Refaire l’archive
3.3 La dénaturalisation des images – Abu Ghraïb
3.3.1 Les images
3.3.2 Faire face
3.4 Operation Atropos
3.5 Bare life study #1
3.6 A room of one’s own
CHAPITRE 4 : THOMAS HIRSCHHORN
4.1 Parcours et démarche
4.2 Collage, mon beau souci
4.3 L’excès inclusif
4.3.1 La dépense et la part maudite
4.4 Montrer des corps détruits
4.4.1 Toucher le réel
4.4.2 Faire barrage pour faire voir
4.4.3 L’abstraction
3ème PARTIE : BRUIT DE FOND
CHAPITRE 1 : FOND
1.1 La puissance du fond
1.1.1 Quand le fond fait figure – fond godardien
CHAPITRE 2 : BRUIT
2.1 Un son de tonnerre
2.1.1 Rendre : la pédagogie de Godard
2.2 Le conflit comme point de départ
2.2.1 Pas en arrière. Mai 1968 et le ciné-tracts
2.2.2 La sortie du phallus et l’entrée du cul
2.3 Repartir de zéro – aller vers les marges
2.3.1 Faire politiquement
2.3.2 Marge
2.3.3 Faire voir : en quête d’une contre-visualité
2.4 Usine de voir
2.4.1 Décomposer = travail
2.4.2 Monter et faire monter les choses
2.4.3 Trouver sa forme
CONCLUSION

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