Virtuosité des pianistes de jazz américains, de Jelly Roll Morton à Brad Mehldau

La problématique abordée dans cette thèse se situe aux frontières de deux univers musicaux : le jazz et la musique savante romantique et postromantique. Le jazz – c’est une opinion couramment admise – puise à des sources à la fois africaines et européennes. Si pour nombre d’instruments, cuivres, bois ou percussions, les origines africaines paraissent prédominer, il en va autrement concernant le piano. Comme nous le verrons, le pianiste peut, grâce à son instrument qui a achevé son évolution à l’époque romantique, rivaliser avec l’orchestre. L’instrumentiste se trouve donc contraint de se confronter à un modèle qui ne peut ignorer une tradition ancrée dans le XIXe siècle et le début du XXe siècle en Europe. Ce modèle est à la fois virtuose et d’expression poétique, à l’origine d’un geste instrumental indissociable de la représentation que veut donner le créateurinterprète. En effet, il ne s’agit plus seulement d’interprétation d’un répertoire mais véritablement de « création dans l’instant », un phénomène évidemment constitutif de la musique de jazz mais aussi, même si on l’oublie assez souvent aussi, d’une grande partie de la musique écrite pour piano de la période romantique : les compositeurs-pianistes Frédéric Chopin et Franz Liszt ont fixé sur la partition ce qu’ils ont vraisemblablement improvisé préalablement puis joué et rejoué selon leur humeur, le lieu et le public du moment. Il s’agira donc pour nous, d’envisager dans quelle mesure les pianistes solistes de jazz ont-ils subi leur influence ? Peut-on évoquer une filiation directe ? Peut-on même considérer qu’ils ont reproduit, plus ou moins consciemment ce que leurs aînés européens avaient élaboré avant eux ? Telles sont les questions qui se posent à nous. Il ne s’agit pas ici de s’intéresser à la musique dans la seule perception qu’en a l’oreille, ni d’analyser des improvisations pour en extraire des caractéristiques du style romantique mais bien plutôt de considérer le geste instrumental des pianistes depuis la performance physique et technique jusqu’à l’expression d’un état d’esprit et tous les aspects qu’il peut revêtir.

Le choix de ce sujet de thèse est, comme souvent, le fruit d’une interrogation personnelle de longue date. Après un double cursus de conservatoire, études de jazz et, de manière plus ou moins concomitante, études d’harmonie, contrepoint, fugue et analyse, nous avons toujours été assez surpris par l’ignorance, le manque d’intérêt, et même quelquefois l’hostilité montrés par certains représentants de l’enseignement traditionnel de la musique à l’égard du jazz. Dans son enseignement, l’accent était mis sur l’étude et la pratique d’un jazz très ouvert, exploratoire, sans référence à une tradition quelconque du jazz malgré le besoin que nous en ressentions. Peut-être tout cela a-t-il changé et évolué avec le temps, mais il nous en est resté une sorte de frustration, une envie de réconciliation entre deux pans de notre culture musicale, doublée d’une volonté de reconnaître des pianistes de jazz bien souvent oubliés.

Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études approfondies sur ce sujet. Nombre de travaux s’appliquent à reconnaître ce que doit le jazz aux traditions musicales africaines et les jazzmen de couleur eux-mêmes cherchent, dès les années soixante, à valoriser l’apport de cette source : leur souffrance due à la ségrégation raciale, un sentiment de rejet de tout ce qui venait des Blancs expliquent cette attitude. Cependant, de nombreux pianistes noirs, tel John Lewis, se réclament d’une filiation avec la musique savante de tradition européenne car ils ont l’ambition de créer, à son image, une véritable musique savante de jazz. Nous verrons, au fil de cette thèse, que cette préoccupation est commune à tous les jazzmen qui se sont trouvés quotidiennement en contact avec une musique européenne savante qui les a si profondément marqués. Leur formation musicale, souvent autodidacte et quelquefois aléatoire, surtout dans les premiers temps du jazz, peut expliquer la fascination qu’ils éprouvent pour cette musique.

Comme nous l’avons souligné nous ne nous engageons pas dans un travail d’analyse d’improvisations. L’objectif de cette thèse est de comprendre ce que doit la pratique du piano solo dans le jazz aux modèles pianistiques romantiques puis postromantiques et à l’esprit romantique en général. Le piano solo est, dans le jazz, un monde singulier puisque, par essence et dès l’origine, le jazz est une musique du partage d’où émerge l’improvisation, collective avant d’être individuelle.

Ainsi, Peter Elsdon estime-t-il que le jazz est généralement considéré comme une activité de groupe donnant naissance, dans l’instant, à une prestation musicale commune. La façon dont les musiciens interagissent pendant leur prestation est non seulement l’une des composantes majeures du jazz mais participe, dans une large mesure, à l’évolution et aux progrès du jazz lui-même. Peut-être est-ce pour cette raison que le jeu en solo, totalement subalterne dans une histoire où les groupes dominent, a été relégué au second plan de l’histoire du jazz. Ce sentiment est renforcé par le fait que l’activité en solo est fréquemment associée aux prestations dans les restaurants ou réservée aux entractes dans les boîtes de nuit : la musique en solo serait donc associée à une musique de fond conçue pour être purement fonctionnelle et ne viserait pas à capter l’attention d’un auditoire. Enfin, Elsdon écrit : « Mais attention au stéréotype, un tel jugement de valeur ne doit pas ignorer que le piano solo est à l’origine même du jazz, des pianistes de rag à ceux qui régnaient à Harlem comme Willie “The Lion” Smith en passant par Jelly Roll Morton. » .

L’enjeu, pour le pianiste soliste, est de remplacer une petite formation ou un orchestre et d’adapter son geste pianistique à ce paradigme. Seul le piano, parmi tous les instruments (l’orgue excepté), peut rivaliser avec un orchestre ou même le remplacer. Un pianiste qui joue avec un contrebassiste et un batteur ne peut se targuer d’être un complet virtuose puisqu’il délègue à d’autres les paramètres d’un geste pianistique qui n’est plus total, mais partiel.

Si le romantisme est le point de départ, c’est que le piano atteint, à cette époque, sa maturité technique et que l’on compose spécifiquement pour lui un répertoire définitivement adapté à un instrument puissant, bénéficiant, grâce à Érard dans les années 1820, de mécaniques à double échappement et d’un système de pédales moderne pour le piano à queue. C’est d’ailleurs avec Beethoven que l’on peut véritablement situer les débuts de ce que va être le piano moderne : « L’invention de Beethoven fut considérable ; il fut le premier pianiste romantique et sans doute son écriture marqua le début d’une nouvelle période pour la musique occidentale . » écrit Denis Levaillant.

Le romantisme est également la période de « tous les possibles » : l’individu peut, grâce à sa liberté nouvelle, relever tous les défis selon Jacques Drillon qui pense qu’actuellement on se fourvoie quand on bataille pour savoir s’il est légitime, illicite, défendable, intéressant de transcrire Schubert, Wagner ou Beethoven, de jouer Bach au piano ou au clavecin. Il rappelle alors : « Mais au XIXe siècle, la question de la légitimité ne se posait pas. En revanche, rien de ce qui touchait au défi n’était étranger à ce siècle ébahi. Liszt – c’était son métier – lançait des défis : à la technique, à la morale, aux formes musicales, aux habitudes, à son instrument, à ses pairs… Dans ses transcriptions, il se mesure à l’orchestre, comme dans un roman médiéval le chevalier au dragon . » Evidemment cette thèse ne s’appesantira pas sur ce point mais ne s’interdira pas non plus de réfléchir sur ce qui a pu construire le personnage du pianiste soliste dès avant la période romantique ; un répertoire antérieur (nous pensons à Bach qui a fasciné les pianistes-compositeurs virtuoses romantiques et postromantiques) a pu alimenter son geste pianistique.

Le postromantisme, bien que Debussy revendiquât une esthétique en opposition avec le romantisme, est la suite logique du romantisme, il en est une extension, un prolongement ; d’ailleurs c’est le même Debussy, fasciné par Chopin, qui compose des études et des préludes sur le modèle du compositeur polonais. Toute la littérature pour piano le démontre, Chopin ou Liszt restent des modèles pour les pianistes et compositeurs pour piano du début du XXe siècle. C’est pour cette raison que nous les incluons de manière prioritaire dans ces recherches. En fait, c’est toute la période romantique et postromantique jusqu’à l’atonalisme qui est susceptible de nous intéresser.

C’est aussi avec le romantisme et le violoniste Nicolo Paganini que naît le concept de virtuosité exacerbée qui restera profondément attaché à l’image du soliste virtuose. Ainsi la perception même de la musique qu’a Chopin s’en trouve transformée. Michel Pazdro, parmi d’autres, rappelle que l’arrivée à Varsovie du génial et démoniaque violoniste Paganini, comble Chopin de bonheur. L’émotion profonde qu’il ressent à l’écoute de sa virtuosité est un élément déclencheur, il oublie chœurs et orchestre, il décide de se tourner définitivement vers le piano : « Sa conviction intime que la musique doit être écrite pour un instrument unique, que le rôle de l’orchestre est secondaire, se confirme enfin grâce aux concerts du violoniste. Poussé par Elsner vers l’opéra et la symphonie, ces territoires étrangers à son talent, Chopin a plus besoin de cette fièvre virtuose. Réconforté, il s’attaque alors aux premières Études . Chopin intègre le concept de virtuosité à sa musique et le Courrier de Varsovie le baptise “le Paganini du piano” ».

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Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I – LA CONQUÊTE DE LA RECONNAISSANCE DU STATUT DE VIRTUOSE CHEZ LES PIANISTES DE JAZZ
I. Chapitre 1- Notion préalable : l’autre improvisateur : le pianiste romantique
I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse
I. Chapitre 3- Art Tatum le virtuose absolu
PARTIE II- DU MODÈLE VIRTUOSE ROMANTIQUE À L’ESPRIT ROMANTIQUE
II. Chapitre 1- Piano solo et individualités
II. Chapitre 2- De la poésie de Bill Evans aux nouvelles
perspectives de Brad Mehldau en passant par la métaphysique de Keith Jarrett
CONCLUSION

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