Victor Serge, romancier de la révolution

DE L’ANARCHISME AU BOLCHEVISME

Kibaltchich exécutera sa peine de 1913 à 1917. Selon ses Mémoires, c’est durant son incarcération qu’il prend ses distances avec l’anarchisme individualiste. Dans cette analyse effectuée a posteriori, il associe son évolution à un double facteur historique : la faillite de l’anarchisme français et la poussée révolutionnaire en Russie de 1917. En effet, la position des En-Dehors n’a mené, avant 1914, qu’au brigandisme et, après 1914, n’a pas permis de résister face à la déclaration de guerre. Malgré les postures développées au début des années 1910, les anarchistes (Français comme Allemands) sont passés d’une déclaration de « guerre à la guerre » à la défense du patriotisme. Le mémorialiste abandonne son statut et devient « procureur » : l’opposition à l’État des individualistes n’a pas tenu face à la pression nationaliste. Cette perspective de « guerre à la guerre » est incarnée par le soulèvement révolutionnaire de février 1917. Les masses révolutionnaires ont été à la hauteur là où les individualistes ont échoué. Pour ce Serge en devenir, l’issue face à « ce monde sans évasion possible » devient collective.
Cette pensée synthétisée et argumentée est écrite vingt-cinq ou trente ans après les faits et défend une certaine posture littéraire et politique. Lorsque nous nous plongeons dans les témoignages synchroniques, le processus paraît bien plus lent et complexe.
Après sa libération (le 31 janvier 1917), Kibaltchich est expulsé de France. Il passe deux semaines à Paris et se rend ensuite à Barcelone où il correspond avec E. Armand, son ami et camarade avec qui il avait déjà effectué de nombreuses collaborations. E. Armand, adepte du néo-malthusianisme, partisan de Nietzsche, est l’anarchiste individualiste qui a poussé le plus loin sa réflexion et qui a élevé le penchant à l’individualisme en école politique : il a écrit en 1911 Le Petit manuel de l’anarchie individualiste100 et même les titres de ses journaux sont des programmes – il lance Hors du troupeau en 1911, Par-delà la mêlée en 1916 et prend la direction de L’En-dehors en 1922.

LE TRADUCTEUR ET LE CRITIQUE LITTÉRAIRE

L’enfance de Serge est marquée par la découverte de la lecture ; il confie dans ses Mémoires qu’il apprend à lire « dans des éditions bon marché de Shakespeare et de Tchekhov, et [que] l’enfant [qu’il] étai[t] rêvait longuement au roi Lear, aveugle, soutenu sur la lande inhumaine par la tendresse de Cordelia » et avoir surmonté le chagrin causé par la mort de son jeune frère grâce à la poésie de Sully Prudhomme. La littérature ne se sépare pas de la vie pour ce jeune homme ; au contraire, elle la contient et l’expose. Se souvenant de ses premiers moments avec Raimond Callemin, il dit : Ensemble, nous apprîmes à préférer aux romans de Fenimore Cooper la grande Histoire de la Révolution française de Louis Blanc, dont les illustrations nous montraient des rues tout à fait pareilles à celles que nous fréquentions, parcourues par les sans-culottes armés de piques… Notre bonheur était de nous partager deux sous de chocolat en lisant ces récits bouleversants. Ils m’émouvaient surtout parce qu’ils réalisaient dans la légende du passé l’attente des hommes que j’avais connus depuis les premiers éveils de mon intelligence. Ensemble, nous devions plus tard découvrir l’écrasant Paris de Zola et, voulant revivre le désespoir et la colère de Salvat, traqué au Bois de Boulogne, nous errâmes longtemps dans la pluie d’automne à travers le bois de la Cambre.
Littérature et textes théoriques et politiques sont mêlés dans ses souvenirs. Ils remplissent une fonction commune ; celle de comprendre les hommes. Littérature et société sont ainsi indissociables comme, par exemple, dans cet extrait de ses Mémoires : Derrière la cloison vivait un couple : ils s’adoraient et l’homme battait lourdement la femme avant de la prendre. Je l’entendais murmurer au travers de ses pleurs : « Bats-moi encore, encore. » Je trouvais insuffisantes les études que j’avais lues sur la femme prolétarienne. Faudrait-il donc des siècles pour transformer ce monde, ces êtres ? Claude F. Poliak, dans La vocation d’autodidacte, définit ainsi cette notion : «L’autodidacte n’apprend pas tout seul, mais ses maîtres, ses guides, ses sourciers, car il en a toujours (même s’ils peuvent prendre diverses figures), ne sont pas les enseignants habilités par l’institution scolaire à délivrer dans le cadre scolaire les connaissances et à en certifier par des titres la possession ».

L’AFFAIRE VICTOR SERGE

« L’Affaire Victor Serge » est le point d’orgue de cet épisode. La seconde arrestation de Serge en 1933 – donc cinq ans avant la nomination au Goncourt – et sa déportation donnent de nouveau lieu à une réaction de la part des intellectuels français. Néanmoins la situation a changé : la dictature stalinienne s’est durcie, l’opposition Trotskyste a été exclue – les luttes se sont clarifiées. Comme nous le rappelle Richard Greeman, c’est un épisode presque unique dans la vie politique et intellectuelle de l’époque puisqu’il : (…) a mobilisé – et scindé – les figures littéraires majeures de deux grandes nations, la France et l’Union soviétique. Des auteurs reconnus, de Gide, Rolland, Malraux, Barbusse, Giraudoux, Duhamel et Aragon à Gorki, Ehrenburg, Pasternak, Tikhonov et Kolstov, ont fini par prendre parti. L’affaire a aussi impliqué l’intervention personnelle d’au moins quatre chefs d’État : Laval, Herriot, Vandervelde et, bien sûr, Staline.
De mars 1933 à la remise en liberté de Victor Serge, en avril 1936, l’affaire défraie la chronique. Elle dépasse le cadre judiciaire pour devenir le catalyseur d’un débat qui agite les cercles syndicaux, mais aussi les milieux littéraires et politiques. L’Affaire Victor Serge, devenue cas d’école, a en effet forcé les intellectuels à se poser la question politique essentielle de l’époque : celle de leurs relations avec l’URSS. Le sort de Victor Serge aura été ainsi débattu pendant trois ans dans la presse d’opinion jusqu’à ce que Staline, devant l’ampleur de la polémique et au vu de ses intérêts immédiats, décide finalement de relâcher l’auteur. Aussi Victor Serge est-il, dans les années 1930, l’un des seuls opposants politiques à être revenu de déportation. Sa libération du goulag s’explique, en grande partie, par sa notoriété, son statut d’écrivain et le soutien que lui apportèrent nombre d’écrivains français de premier plan.

L’EXCLUSION ET L’OUBLI

L’exclusion politique de Serge amène de facto son exclusion du champ littéraire. Si, de mars 1933 à avril 1936, l’affaire Victor Serge défraie la chronique, ses œuvres tombent dans l’oublien même temps que leur auteur. La politique et l’écriture romanesque de Serge reposent sur l’expérience de toute une génération – de celle, russe, qui a vécu les évènements révolutionnaires et de celle, française, qui a été enthousiasmée par celle-ci. Ce n’est qu’à la lumière de cet ancrage de l’œuvre de Victor Serge dans un vécu et son rapport authentique aux tourmentes politiques de son temps que l’on peut comprendre les soubresauts de sa réception.
La façon dont elle a été lue et perçue à son époque est inséparable de son évolution ultérieure, dès lors qu’elle reflète les enjeux politiques qui ont traversé le champ littéraire au XXe siècle. Dès 1933 et surtout en 1937, L’Humanité lance une campagne de calomnie contre «ce bandit», «cet assassin» : dorénavant, ses publications ne sont plus diffusées au sein des vastes réseaux du PC, comme elles l’avaient été jusqu’alors. Cette exclusion correspond précisément à l’époque où le Parti tente de se donner un droit de regard sur la production littéraire, où les écrivains communistes se revendiquent comme tels et tentent de dominer le champ des lettres en général : la notion de «réalisme socialiste» apparaît, les œuvres sont jugées en fonction de leur caractère «révolutionnaire» ou «contre-révolutionnaire», c’est-à-dire de leur capacité à présenter le régime soviétique sous un jour favorable. Cette entreprise est menée par des figures majeures du monde littéraire : Romain Rolland, Barbusse ou encore Aragon.

LA CRISE LITTÉRAIRE

Paradoxalement, les années 1920 sont celles où le roman français est le plus fécond et où il devient un réel enjeu commercial. La production romanesque a décuplé entre 1865 et 1925 et, alors que les critiques littéraires sont submergées par l’ampleur de la production, le lectorat s’élargit. Objet de loisir et de récréation, elle subit des effets de mode (par exemple, les Jeux Olympiques de Paris de 1924 entraînent une hausse spectaculaire de la demande de romans sportifs). Le roman est-il art ou simple divertissement, simple objet de consommation ? La tension problématique entre ces deux modes de production date de l’avant-guerre, mais ne fait que s’intensifier. Durant les années 1920, cette dichotomie est en train d’éclater et de fragiliser le genre entier.
« Au lendemain de la guerre, et pendant toute la décennie, les attaques viennent de tous les horizons ; il n’est pas jusqu’aux romanciers qui ne destinent parfois au genre du roman des flèches empoisonnées. Le procès du Roman était ouvert » explique Michel Raimond. L’affaire dépasse le champ littéraire restreint et touche l’opinion avec l’article de Boylesve, publié 1924 dans la Revue de France : « Un genre littéraire en danger, le Roman » . Édouard Eustanié, après avoir publié en 1922, La Crise du roman français , donne en 1925 une conférence nommée Le roman est-il en danger ?
Le Journal littéraire certifie un mois plus tard : « Le roman n’est pas en danger » . Pendant des mois, théoriciens, critiques et auteurs se sont affrontés sur l’avenir du roman. Bien que l’affaire semble hors-sol et hors de propos aux yeux de certains, elle passionne le lectorat romanesque, chaque jour plus nombreux, et anime les critiques littéraires, dont le nombre est lui aussi en expansion. Comme le rappelle Raimond : «les chroniqueurs et les journalistes en ont vécu l’espace d’une saison».

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Table des matières

Introduction 
Partie une :POLITIQUE ET LITTÉRATURE
Chapitre I :Biographie
1.BIOGRAPHIE POLITIQUE
1.1. Des Jeunesses Socialistes à l’anarchisme
1.2. De l’anarchisme au bolchevisme
1.3. Bolchevisme et opposition de gauche
1.4. Fin de vie : rupture avec Trotsky et recherche d’une troisième voie
2.BIOGRAPHIE LITTÉRAIRE
2.1. Le traducteur et le critique littéraire
2.2. 1928-1932 : Naissance de l’écrivain
2.3. 1933-1936 : écrire au goulag
2.4. 1936-1940 : L’impossible otium
2.5. 1940-1947 : écrire pour le tiroir
3.RECONNAISSANCE ET STATUT DANS LE CHAMP LITTÉRAIRE
3.1. Du sous-champ à la consécration
3.2. L’Affaire Victor Serge
3.3. L’exclusion et l’oubli
Chapitre II :Contexte : la crise du roman 
1.LA CRISE
1.1. La crise littéraire
1.2. Une crise épistémologique
1.3. Une crise sociale
2.L’IMPOSSIBLE HUMANISME FRANÇAIS 
2.1. Proust ou Zola ?
2.2. Le dépassement de l’individualité
2.3. À la recherche d’une collectivité
2.4. Limites techniques et utopies sociales du mouvement
3.L’IMPASSE LITTÉRAIRE RUSSE
3.1. La perversion du logos
3.2. L’anéantissement de la création littéraire
3.3. Propagande et réalisme soviétique
Chapitre III :Pour une esthétique sergienne 
1.LITTÉRATURE ET/OU RÉVOLUTION ? 
1.1. Le poids de l’idéologie dominante
1.2. Une conception extensive de l’effort révolutionnaire
1.3. « Une culture du prolétariat militant »
2.LES LECONS LITTÉRAIRES DE LA RÉVOLUTION RUSSE
2.1. De nouvelles techniques formelles
2.2. Identification d’une littérature post-révolutionnaire
2.3. La dimension épique de la nouvelle littérature russe
3.LA MODERNITÉ OCCIDENTALE
3.1. L’apport des modernistes
3.2. Fiction et témoignage
3.3. Un nouvel humanisme : universalité, polypersonnalité et praxis
Partie deux : PREMIÈRE TRILOGIE, L’ÉLABORATION DU HÉROS COLLECTIF
Chapitre I :Les Hommes dans la prison, la construction d’une conscience 
1.L’OPPOSANT : LA PRISON
1.1. La Prison, personnification et allégorie d’une société
1.2. Un actant déshumanisant
1.3. Chronotopes et destruction des ancrages spatio-temporels : la lutte dévoilée
2.LA CONSTITUTION D’UN « JE »
2.1. Auteur, narrateur, personnage – qui est « je » ?
2.2. La saisie d’une conscience par l’expérience du « je »
2.3. La constitution d’une conscience par l’épreuve
3.LE « JE » : FRAGMENT ET CONSCIENCE COLLECTIVE
3.1. Le « je » support d’une mise en synchronie
3.2. Le « je » catégorise et modélise les altérités
3.3. Du « je » au « nous »
Chapitre II :Naissance de notre force, de l’utopique « nous » à sa matérialisation
1.LE HÉROS COLLECTIF, ENJEU DE LA RÉVOLUTION
1.1. Un « nous » narratif ?
1.2. Le « nous » : projection mentale du « je »
1.3. Mobilisation ouvrière et esquisse du héros collectif
1.4. Reflux de la révolution… et du héros collectif
2.MASSE ET INDIVIDUS
2.1. Sociologie des non-militants
2.2. Polyphonie et marxisme
2.3. Un apprentissage politique
3.DE L’UTOPIE À LA RUSSIE
3.1. Structuration politique du « je »
3.2. Structuration politique du « nous »
3.3. L’Adieu au romantisme révolutionnaire
Chapitre III: Ville Conquise, « le pouvoir, c’est nous »
1.LE PARADOXE ÉPIQUE
1.1. Le désir épique
1.2. … et son impossibilité
1.3. La cohabitation réaliste et épique
2.PÉTROGRAD : PERSONNAGE UNIFIANT À LA DIMENSION ÉPIQUE
2.1. Entre mythe et science – la conception de l’histoire
2.2. Pétrograd, personnage collectif
2.3. Pétrograd : un procédé de mise en synchronie des actants
3.DANS L’UNIFICATION, LA MULTIPLICITÉ
3.1. L’exposition de la multiplicité
3.2. L’unification de différents « nous », embryon politique
3.3. Qui unifiera le « nous » ?
3.4. Le lecteur actif
Partie trois : DÉSAGRÉGATION DU « NOUS » ET CHUTE DU HÉROS
Chapitre I :S’il est minuit dans le siècle, le renversement
1.LA NARRATION DU RENVERSEMENT 
1.1. Une narration en apparence ‘stabilisée’
1.2. Perte de repère et ironie
1.3. Une double lecture mythologique : la fin du monde
1.4. … et son commencement
2.DE « NOUS » À « EUX »
2.1. Kostrov ; symbole du renversement
2.2. L’émergence du « nous » bureaucratique
2.3. La fictionnalisation de personnages historiques
2.4. De Fleischman à Knapp
3.FORMATION D’UNE NOUVELLE PRAXIS 
3.1. Le langage bureaucratisé : la perte des repères
3.2. La langue en dictature : l’interdiction de parler
3.3. La pensée par correspondance
3.4. Rodion ou la pensée innovante
Chapitre II :L’Affaire Toulaév, polyphonie et héros soviétique
1.L’ « AFFAIRE » TOULAEV : UN PRÉTEXTE
1.1. Une fresque de l’URSS
1.2. L’échec du récit bureaucratique
1.3. Destruction des valeurs, fin des héros
2.L’EXPLOSION POLYPHONIQUE
2.1. La polyphonie narrative
2.2. Personnages analysés et/ou analysants
2.3. Un phénomène rare : la narration omnisciente
2.4. Les personnages, supports des voix anonymes
3.L’INTER-INDIVIDUALITÉ : LA POLYPHONIE RASSEMBLÉE
3.1. L’impossible jugement individuel
3.2. La constitution d’un jugement par le réseau de personnages
3.3. L’URSS : une entité contradictoire
Chapitre III :Contre-point : Les Derniers Temps et Les Années sans pardon 
1.LES DERNIERS TEMPS OU L’ABSENCE DE SOLUTION
1.1. La disparition du héros collectif
1.2. De la polyphonie à la parole coupée
1.3. Quand les révolutionnaires ne sont plus des « héros »
1.4. La littérature : pis-aller et impasse
1.5. La mise en place d’un réseau de personnages « conventionnels »
2.LES ANNÉES SANS PARDON : LA DISPARITION DES HÉROS 
2.1. « D. » : la disparition du « héros »
2.2. La structure du couple
2.3. La mort de l’humanité
Conclusion 
Bibliographie

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