Une richesse plastique dans l’usure

Le déchet comme matière sociétale

Dans le documentaire Les glaneurs et la glaneuse, Agnès Varda filme différents types de glanage, que ce soit celui de denrées alimentaires, d’objets, par des gens dans le besoin pour qui c’est une question économique qui motive l’action, ou encore par d’autres, pour qui les enjeux sont éthiques, écologiques ou relèvent du plaisir de glaner. Ce sont « les glaneurs ». « La glaneuse » du titre n’est autre que la réalisatrice elle-même, qui en tant que curieuse inconditionnelle, glane toutes sortes d’objets pour sa collection personnelle ou pour décorer son intérieur ; mais ce sont aussi et surtout des images qu’elle ramasse et amasse. La composition de son film mêle des plans pensés et réfléchis ou tout du moins prévus par Varda, et des scènes qui se sont faites toutes seules, produites à l’improviste – le moment où elle oublie d’éteindre l’enregistreur et filme le cache de sa caméra involontairement par exemple. Ce sont des images qui auraient pu être manquées mais que Varda montre, ce sont des plans qui habituellement sont coupés, comme des rebuts du cinéma documentaire. Benjamin Genissel associe la pratique du glanage à l’expérience filmique par Varda. Il considère que pour elle, le glanage est « une façon de décrire sa façon de faire des films, sa manière toute personnelle de montrer le vent qui crée des vagues sur la toile d’un tableau de maître, et de nous dire ainsi, à nous spectateurs, que la beauté et le sel de la vie sont aussi dans la poésie dont le réel est capable d’offrir parfois». Elle met ainsi en lumière des choses, et des hommes, délaissés et oubliés.
A la manière de Baudelaire, elle part à la rencontre des chiffonniers contemporains, elle propose le déchet comme une ressource riche. Dans Déchets : l’art d’accommoder les restes, Serge Lattouche raconte que « le déchet s’inscrit dans le temps technologique et dans le temps économique, mais il s’insère aussi dans le temps social et culturel. Il flotte entre l’oubli et la mémoire. (…) avec le déchet/débris, le déchet/lambeaux, c’est la mémoire du passé qui survit sous sa forme la plus humble32 ». En se référant sans cesse aux glaneuses de Millet par exemple ou à d’autres peintures comme celles de Rembrandt ou d’Utrillo, Varda évoque le glanage comme une pratique ancestrale, qui se fait depuis longtemps et qui se perpétue.
A travers ce film, la réalisatrice propose une communauté de personnes variées. Cependant, dans cette hétérogénéité, un certain nombre de gens semblent évoluer dans un contexte social et économique difficile, précaire. Bien qu’ils déclarent glaner par choix, c’est la nécessité qui les y a poussés pour la plupart. Pour Claude Murcia, « la composition en mosaïque [du film] et l’absence de hiérarchisation qu’elle génère inscrivent les figures marginales « péjorativées » dans un patchwork « égalitaire »,démocratique : les différents types de marginaux se côtoient, se font écho, rassemblés le temps du film dans une grande communauté unie par la pratique du glanage.33 ». L’auteur donne les exemples du « marginal alcoolique34 » qui côtoie grâce au film le « marginal-artiste » ou le « marginal-philosophe36 ». La réalisatrice présente des gestes, le glanage et le grappillage – on grappille ce qui descend et on glane ce qui est au sol –, qui sont réalisés depuis des siècles ; elle montre les enjeux qui peuvent s’être modifiés au courant du XXème siècle, ainsi que les contraintes, notamment juridiques, contemporaines. La conception de l’activité, du travail productif dans notre société reprend l’idée que l’on récolte ce que l’on a semé et non ce qu’a semé un autre. Varda met ainsi sur un pied d’égalité, sans jugement, les personnes pratiquant le glanage et celles qui ne le pratiquent pas, qui souvent dénigrent les glaneurs. Cette manière de montrer différentes facettes du glaneur évoque la façon dont Régine Robin traite la figure du flâneur définie par Baudelaire et Benjamin : « Le flâneur n’est ni un bossu, ni un boiteux, ni un obèse. Il ne fait pas partie, non plus de la catégorie des gens riches, des débiteurs, ni de celle des « petits vieux », des rentiers ou des flâneurs du dimanche qu’on rencontre à Montmartre, encore moins de celle des « assis ». Il serait le cousin des badauds, des musards, des batteurs de pavé. Il pourrait voisiner avec le chiffonnier. La catégorie du « parfait flâneur » regrouperait les poètes, les artistes et les petits clercs d’avoué. Paresseux, oisif, improductif, le flâneur remet en question la raison bourgeoise d’une société fondée sur le travail, la productivité et l’activité sociale. (…) Il reste une énigme. Petit-bourgeois, poète, chiffonnier ou lecteur, tous ces rôles sont interchangeables. Sa complexité, ses visages protéiformes découragent toute définition ». Similaire au chiffonnier, au laissé pour compte de la société, parfois poète, philosophe, ou encore artiste, le glaneur peut de même que le flâneur illustrer différentes « catégories sociales », des personnes à contre-courant qui dénoncent plus ou moins volontairement la consommation commune de notre société contemporaine avec laquelle ils sont en décalage. Régine Robin parle de panoramisme sociétal concernant le flâneur de Baudelaire et c’est en quelque sorte analogue pour le glaneur de Varda.
Dans la pratique artistique, la conception du travail traditionnel est remise en cause par la non-utilisation de l’atelier. C’est par exemple ce qui conduit Orozco à récupérer des déchets. A travers la pratique artistique de l’artiste, le rejet de l’atelier se perçoit très bien. Pour des raisons de mobilité et économiques, il crée de manière in situ avec des éléments qu’il trouve sur place. Ses oeuvres se détériorent ensuite, voire disparaissent et c’est grâce à la photographie qu’Orozco en conserve une image. Lawrence Alloway utilise le terme de « post-atelier38 » lorsqu’il parle des artistes qui dans la même veine qu’Orozco, abandonnent l’atelier comme lieu de production. Le pratique de l’installation évolue ainsi grâce aux artistes nomades. Ce rejet d’atelier permet à l’artiste d’être mobile, et offre la possibilité de création artistique à un panel de personnes plus large. Autrement dit, sans la nécessité d’un atelier, d’un lieu de création couteux, avoir une pratique artistique ne demande pas de revenus ou de financements, et c’est aussi le cas lorsque l’artiste utilise des matières récupérées. Cette absence d’atelier permet à l’artiste une ouverture sur le monde ; à l’inverse, Ann Temkin évoque « l’artiste typique du XIXème ou du XXème siècle, dont l’atelier était devenu, selon une longue tradition, un sanctuaire dans lequel il – rarement elle – construisait son univers personnel. Coupé de la réalité, protégé du monde extérieur par ses quatre murs, il se plongeait dans son univers imaginaire et n’ouvrait sa porte qu’à quelques rares privilégiés39 ». L’observation de l’environnement et du quotidien que fait l’artiste nomade, ou celui qui oeuvre simplement à l’extérieur du lieu clôt qu’est l’atelier, lui offre une approche de la création artistique, de l’art, différente. Dans un entretien avec Benjamin Buchloh, Orozco raconte que pour lui, « l’idée d’appartement est importante, l’idée d’éviter d’avoir un atelier ou une usine, de faire tout ce qu’on peut, n’importe où ; de sortir, d’expérimenter des situations qui nous aident à produire ». Sortir du modèle créateur commun, dans l’atelier à partir de matériaux traditionnels, que l’on a achetés, évite de fermer la pratique sur elle-même. Cela permet de s’inspirer, de se nourrir des expériences, de ce qui peut arriver dans le quotidien ou l’environnement social dans lequel pourrait se trouver l’artiste. C’est par le rejet de l’atelier qu’Orozco se met à produire à partir d’objets récupérés. C’est une pratique qu’il ne va jamais lâcher. En effet bien que sa carrière soit « lancée », que les frais d’un atelier et l’achat de matériaux ne soient plus un problème, il continue ce type de glanage. En 1998 par exemple, pour l’exposition « Free Market Is Anti-Democratic » à la Marian Goodman Gallery, il expose Penske Work Project. Il a loué un camion appartenant à la société Penske et accompagné d’un cinéaste, l’artiste a sillonné les rues de New York durant plusieurs mois. Il a suivi le même procédé créatif qu’au cours de ses études à Madrid : il s’est rendu de bennes en bennes, il y a récupéré des éléments et a composé sur place un assemblage à partir de sa collecte ; il l’a photographié et a hissé ensuite dans la camionnette les matériaux afin de les amener sur le lieu de l’exposition et de reconstituer l’assemblage à partie de la photographie. La reconnaissance qu’il a acquise dans le milieu de l’art depuis le début de sa carrière ne le pousse donc pas à modifier sa manière de créer mais lui offre les moyens de transporter et exposer les résultats matériels de ses compositions. L’artiste décrit ce protocole créatif ainsi : « c’est une sorte de jeu de conduire cette camionnette dans la ville, et je dois faire une oeuvre avec ce que je trouve, je dois trouver une solution tout de suite, sur place. Je travaille donc pendant un petit moment, parfois trente minutes, parfois deux heures, jusqu’à ce qu’il me vienne un résultat qui me convient, qui me paraît abouti. Alors, je prends un Polaroid pour être certain de m’en souvenir, et j’embarque les matériaux dans la camionnette. Et je poursuis mon chemin ». Le glanage qui était au début une nécessité afin de créer à partir de peu de moyen, est devenu tel qu’il le déclare « une sorte de jeu », comme un protocole à suivre.
Une oeuvre en particulier mêle un certain rapport au déchet ainsi qu’une réalisation faite hors atelier. Oblivion est une performance réalisée par Sarah Vanhee. Pendant presque trois heures, l’artiste déploie, devant les spectateurs, des déchets auxquels elle joint des commentaires. C’est avec minutie et accompagnée d’une certaine lenteur, que Vanhee dévoile ses propres rebuts accumulés depuis un an ; physiquement, en photographie ou encore décrit par les mots, tout est là, que ce soit des restes alimentaires, des épluchures aux emballages plastiques, ou bien ses déchets virtuels comme les spams, l’artiste montre tout. Durant un an, elle a donc conservé et accumulé tout élément, matériel ou virtuel, que d’ordinaire elle aurait jeté. Elle les a stockés dans des boites en cartons, chacune datée de la période à laquelle l’artiste y a rangé des rebuts. Cette oeuvre vacille entre performance et installation, elle pourrait être qualifiée de chorégraphique. Au fur et à mesure de la pièce, l’artiste vide les cartons et le sol de la salle se couvre de déchets au travers desquels Vanhee déambule, à quoi s’ajoute sa voix qui offre un discours décousu. Dans cette récolte, l’artiste mêle sa vie privée et professionnelle. C’est une forme de long rituel au cours duquel elle dévoile sa vie aux spectateurs, elle met en avant ses propres déchets mais parlent aussi des leurs ; avec son cas particulier elle parle de ce que jettent, et donc consomment, les gens en général et de leur rapport avec ces matériaux. L’artiste réanime, ressuscite, par leur simple présence, des choses qui mises de côté et rejetées sont oubliées ; Oblivion signifie d’ailleurs « oubli » en anglais. Cette longue expérience d’accumulation et de conservation a demandé un investissement physique et intellectuel intense à l’artiste, qui s’est questionnée sur nos rapports aux choses, ainsi qu’à la manière dont nous les délaissons de nos jours, contrairement aux générations précédentes. Elle met en avant l’importance que la présence d’une chose a sur l’homme, et nécessairement comment l’objet-déchet, une fois hors de notre vue, est occulté. C’est une certaine application de l’idée d’Allan Kaprow, qui dans L’art et la vie confondus, explique que prêter attention à nos propres gestes les transforme et modifie la manière dont l’action est appréhendée. Dans la situation de Vanhee, l’expérience esthétique va au-delà de la performance qu’elle propose aux spectateurs, elle inclu l’observation de sa consommation personnelle, de ce qu’elle jette sans s’en rendre compte et qui est donc considéré comme déchet. L’expérience se déroule dans son quotidien qu’elle mêle à sa pratique plastique et inversement, les rendant tout deux intenses et indissociables. A tel point que, depuis la fin de la période d’une année, qu’elle s’était donné pour collecter ses déchets, l’artiste appréhende différemment ce qu’elle rejette, et ne plus conserver ses rebuts lui manque en quelque sorte. Lorsqu’on l’interroge sur son expérience, et notamment sur ce qui a changé depuis, elle raconte : « Je ne me sens absolument pas libérée, au contraire, c’est oppressant. Je me sens même physiquement mal. Ce moment où je décide consciemment de garder quelque chose me manque : ne plus sélectionner ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, ne plus donner une chance à toutes les choses telles qu’elles sont. Je me suis même mise à parler sérieusement à un pot de yaourt. C’est très émouvant tous les souvenirs que cela fait remonter. À présent, j’ai chaque fois l’impression de jeter des relations entières42 ». En réalisant ce long glanage de ses déchets journaliers, Vanhee a modifié sa vision et son propre rapport aux rebuts, chaque rejet est observé et ressenti, elle exprime une sorte d’échange qui a lieu entre la matière et elle, c’est ce qu’elle transmet au cours de ses représentations. Le déchet se situe entre l’objet encore considéré comme élément utilisable et rien, lorsque la disparition ou destruction complète de la matière s’est opérer. Il est comme un mémorial. Cela rejoint l’idée de Serge Lattouche, pour qui le déchet « flotte entre l’oubli et la mémoire43 », il est un recueil de souvenirs, un élément qui enregistre et permet de ne pas oublier. Le déchet évoque à la fois un passé mais aussi une future disparition, grâce à son déclassement de statut d’élément fonctionnel et par sa détérioration matérielle.

Une richesse plastique dans l’usure

Propos sur l’usure

Le phénomène de détérioration de la matière est présent dans beaucoup d’oeuvres en partie lorsque les artistes utilisent le rebut, comme nous l’avons vu précédemment. Nous allons maintenant nous intéresser à un des processus causant cette altération, l’usure.
L’usure dépend d’un usage excessif d’un objet ou plus largement d’une matière. Dans l’ouvrage L’usure. Excès d’usages et bénéfices de l’art, Pierre Baumann et Amélie de Beauffort définissent l’usure comme « indissociable d’une action, d’un geste, d’une opération mécanique, d’une manipulation conceptuelle (…) ; l’usure ne va pas sans l’usage, c’est-à-dire sans la chose répétée (qu’on connait, qu’on épuise, qu’on maîtrise à l’usage). Sa force tiendrait de son excès d’intensité, rapidement, du débordement, du frottement abusif, tribologiquement de la chaleur qu’elle dégage. Mais elle agit aussi lentement ; elle marque au fil du temps les esprits et la matière ; elle creuse, elle lisse, elle trahit l’usage, le contact, le toucher44 ». Si l’on use, ce n’est généralement pas dans le but de détériorer et d’aboutir à un résultat d’usure. Le terme « user » renvoie à l’usage – « user » et « usage » ont d’ailleurs la même origine étymologique, du latin usus qui exprime l’utilisation, l’utilité ainsi que l’expérience –, à l’emploi que l’on fait d’un élément. Mais le mot « user » signifie aussi le fait de détériorer, d’apporter une usure par l’utilisation que l’on fait de la chose. L’usure est donc un effet de l’usage, une conséquence secondaire d’une action : essuyer quelque chose avec un tissu conduit, à force, à le trouer ; de même un papier qui est en contact de manière répétée avec un crayon, une gomme ou une craie finit par se percer ; c’est aussi le cas des pneus qui s’usent à force de frotter le bitume. Les exemples sont nombreux et variés ; tout s’use au contact d’élément mais à des rythmes différents selon la résistance des matériaux et l’intensité de l’action. L’usure est matérielle, elle est le constat d’une diminution du volume d’un élément qui se fait dans la durée. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau Ponty cite Claudel pour qui « le temps est le moyen offert à tout ce qui sera d’être afin de n’être plus ». User se fait dans le temps, sur une temporalité longue. C’est une altération différente de celle produite par un choc. L’usure résulte d’un contact répété entre deux éléments, comme un frottement qui dure, une action prolongée et répétitive qui épuise lentement la matière contrairement à une destruction qui provient d’une casse plus rapide et brutale, comme un objet qui se brise partiellement ou complètement après avoir heurté quelque chose ou être tombé. L’usure est donc, en comparaison, une détérioration douce qui mène à une lente disparition. L’usure est affaire de répétition d’une action, d’un mouvement qui relève très souvent du frottement. La science qui étudie d’ailleurs le frottement et l’usure se nomme la tribologie, elle est, par exemple, utile dans le domaine de l’archéologie pour étudier et comprendre l’usage de matières trouvées afin d’identifier la nature de l’objet qu’elles composaient grâce aux traces qui la marquent. Elle est particulièrement importante pour remédier à l’usure dans le domaine de l’industrie, où la répétitivité des machines les amène à s’altérer rapidement, mais elle sert aussi à des engins plus ordinaires, pour ralentir l’usure des véhicules ou des appareils électroménagers par exemple.
Valentine Ocins, dans un texte intitulé « L’objet sans qualité », explique que « dans l’esthétique de l’usé, l’objet est revisité par la mémoire, par la patine du temps, par ce que la tradition japonaise désigne par le terme sabi, dans le sens où l’objet est là présent, portant sur lui les marques d’une activation temporelle ». C’est pourquoi nous portons de l’intérêt aux objets anciens, nous aimons leur patine, leur usure, qui renvoient à ce qu’ils « ont vécu », comme le font les cicatrices. L’élément usé est face à nous, dans notre temporalité mais fait aussi référence, grâce aux traces qu’il porte, à sa lente altération, à un temps passé porteur d’histoires réelles ou que l’on s’invente. Certains artistes s’intéressent beaucoup à ces matières portant les traces de leur vécu. Par l’usure, la forme peut apparaitre « naturellement » dans la matière, contrairement à la pratique classique de la sculpture qui relèvent d’un faire traditionnel où le retrait de la matière se fait par l’artiste. Il sculpte par retraits de matière, en burinant, en utilisant la taille, le façonnage, ou encore la gravure ; le mot sculpture tire d’ailleurs son sens de « sculpere » qui signifie enlever, retirer des morceaux de la matière. C’est, d’après Alban Denuit, « l’idée d’une usure ayant le potentiel sculptural de matérialiser et de donner corps ».
L’usure qui est communément une perte, de matière ou de capacité, est perçue par certains artistes comme une richesse plastique ; l’usure est involontaire mais bénéfique à ces artistes qui en profitent. En effet, d’après Sabine Forero Mendoza, dans son texte « Pour une esthétique de l’usure », cette détérioration spécifique « n’est plus envisagée comme une forme de dégradation, comme elle l’est communément, mais comme une altération aux résultats satisfaisants, variables et modulables en fonction des matériaux, des outils et des techniques utilisées, mais aussi de la qualité des gestes mis en oeuvre. (…) L’art consiste, en l’occurrence, en une utilisation des possibilités d’usure du matériau dont les effets, non plus indésirables mais recherchés – ce qui ne veut pas dire contrôlés –, sont exploités au bénéfice d’une production de signes et de formes ». Concernant cette idée de répétition, Deleuze en distingue deux types dans la création artistique, « l’effet total abstrait » autrement dit le motif, et « la cause agissante » c’est-à-dire l’action. En relation avec la notion d’usure, c’est la cause agissante qui nous concerne. La cause est ce qui permet à un effet d’être produit, et dans ce cas, c’est plus précisément ce qui le produit directement, autrement dit elle crée la détérioration. Il existe des usures dites « naturelles » et d’autres « anthropiques», ces dernières sont dues à la présence et aux modifications apportées par des humains contrairement aux premières, qui résulte de la présence d’éléments liés à la nature tels que l’eau ou le vent par exemple. Nous faisons donc face à deux « types » de causes agissantes. D’un côté l’artiste et de l’autre, une détérioration qui lui est extrinsèque, c’est-à-dire qui relève d’éléments nature.
Lorsque l’on pense à une détérioration qui serait l’effet progressif d’une cause naturelle, l’érosion du bois ou de la pierre par l’eau et le vent est la plus notoire. Hans Theys décrit d’ailleurs cette usure spécifique, celle d’une roche par de l’eau : « Le rocher est dur, mais il est poli par l’eau. On dirait que l’eau, combinée avec le temps, est plus dure que le rocher. Mais ce n’est pas la même eau. Ce sont des milliers de gouttes qui se suivent comme une chaîne. Le temps n’est rien d’autre que la succession de ces gouttes, enfilées comme des perles. Si le rocher s’use, c’est par l’action répétée de la chute de ces milliers de gouttes». Cette description de l’effet que produit un élément naturel sur une matière peut être mise en relation avec une oeuvre de Michel François, Déjà-vu réalisée en 2004. Elle est constituée de deux photographies juxtaposées d’un même rocher, de face et de profil. Les images sont accrochées au mur de manière répétitive, comme en mosaïque – le spectateur peut y voir la pierre de face ainsi que de profil mais aussi ces deux images inversées, pouvant donner l’impression de voir quatre côtés de la roche –. Des impressions de ces deux photographies sont placées sur le sol de la salle d’exposition, elles sont proposées aux visiteurs qui peuvent se servirent et repartirent avec. Le rocher donne l’impression d’avoir été taillé, donnant une forme abstraite. Il se trouve sur un sol en pierre qui s’avère être composé par le même type de roche. Le rocher ne semble pas surgir du sol, ce n’est pas comme s’il avait été taillé dans le même bloc. Il donne plutôt l’impression d’être posé sur le terrain, il aurait pu avoir été sculpté puis posé dans ce lieu. Le spectateur peut seulement supposer que Michel François a trouvé la pierre telle quelle, qu’elle s’effrite plus à certains endroits qu’à d’autres en fonction de son exposition face aux éléments naturels.
La monstration d’une détérioration est récurrente dans le travail de Michel François. Dans l’oeuvre Savon mâle, l’artiste photographie des savons collectifs, tels que les savons solides, de forme ovale et souvent d’une couleur orangée, ils étaient généralement suspendus au mur au-dessus des éviers dans les écoles. L’artiste s’intéresse principalement à notre rapport au corps et à la sensualité ; par le biais du titre, il réalise une sorte de personnification de l’objet en lui attribuant une sexualité en fonction de son aspect, de la même manière que Polke avec Les Olgas. Une seconde série de photographies est intitulée Savon femelle, réalisant un dialogue entre les deux séries. La disparition de la matière générée par le frottement de la peau contre le savon est aussi en jeu. L’artiste photographie le savon qui est une matière fabriquée pour disparaitre par érosion. Michel François s’approprie par le biais de la photographie, une usure qui est l’effet d’une action qui lui est étrangère. Il faut penser au nombre de passages de toutes ces mains surement différentes venues frotter le savon. La photographie, sur laquelle apparait deux mains, sous-entend tous ces passages, de même que la fréquence du geste plutôt dynamique suggéré par le flou des mains. Cette image permet une mise en avant d’un geste insignifiant et trivial. Cet intérêt pour des choses du quotidien se retrouve régulièrement dans la pratique plastique de l’artiste. Selon Frédéric Paul, « sa production reposerait sur son aptitude à isoler les interludes, les évènements mineurs, les actes manqués et renouvelés de ce temps réel dont l’essentiel est fait de temps perdu : dans la sphère familiale, comme dans celle de l’atelier ou de la société ».
Goele De Bruyn porte elle aussi un fort intérêt aux savons qu’elle expose en alignement, sur des planches sur tréteaux. Ce sont des savons usagés de diverses couleurs, tailles et formes qu’elle conserve depuis plusieurs années. Dès la fin des années 90, elle observe l’usure des savons dont elle se sert chez elle, dans son atelier, ou dont se sert son entourage. Elle accumule donc, petit à petit, des débris, des restes de savons. Ils sont proposés au spectateur dans une mise en scène archéologique, renvoyant aux collections de pierres précieuses, effet accentué par la diversité de couleurs de la matière. Dans sa pratique, l’artiste s’intéresse à la relation et aux frontières entre fonctionnel et non-fonctionnel ainsi qu’à notre rapport à l’hygiène et à la suppression des impuretés. Elle mêle ces différents intérêts dans l’oeuvre Les Mains Sales qui est une réactualisation de l’oeuvre décrite précédemment. Elle date de 2011, période durant laquelle l’artiste est en résidence à Pékin. Goele De Bruyn décide de réutiliser le principe de collecte et d’exposition de savons usagés, mais ne peut cependant pas – à cause de règles douanières – se servir de ceux qu’elle a déjà accumulés durant des années. Elle part donc à la recherche de nouveaux savons usés. Une nouvelle collecte est donc mise en place auprès de la population de Pékin ; elle est intensive et se déroule durant une période plus condensée en comparaison avec celle pendant laquelle la première collection a été faite. De plus, elle revêt un aspect plus anthropologique. Au cours de cette recherche, l’artiste a dû rencontrer des gens qui vivent à Pékin, des habitants du quartier où se trouve le lieu d’exposition. Elle prend conscience que leur demander de faire don de leurs savons est plutôt inhabituel et assez intime. Bien qu’elle ne connaisse pas leur langue, elle échange avec eux sur son projet et sur leurs habitudes. Dans cette exposition certains savons sont présentés tels quels avec les traces et l’usure, qui sont les marques du passage des mains de leurs anciens propriétaires – avec des empreintes de grains de sable ou de cheveux –, alors que d’autres sont nettoyés par l’artiste.
Michel François et Goele de Bruyn utilisent tous les deux l’objet qu’est le savon sous différentes formes, en image ou physiquement, et ils proposent ainsi une poétique du quotidien. Dans le catalogue d’exposition Michel François : Plans d’évasion, des propos de Michel François sont rapportés, dont une partie se réfère à ces objets fréquents, banals, auxquels on ne prête pas trop d’attention. L’artiste raconte que « tous les objets dans la maison disparaissent sous nos yeux, une pelote de ficelle qui se dévide, de l’eau qui coule, de l’air qui passe, un savon qui diminue ou un glaçon qui fond (…), des choses en suspension temporelle, des matières denses qui se liquéfient, des matières compactes qui s’éparpillent, des choses fragiles, instables, entre deux états, des choses en voie de disparition, mais qui sont encore là, presque vaniteuses, des apparitions splendides pour remplacer une absence, pour être là, dans un moment, une présence juste avant l’absence ». Ces quelques lignes énumèrent certains éléments qui nous entourent, qui s’usent progressivement, qui s’étiolent, marqués par l’usage que l’on en fait, et qui lentement s’épuisent puis finissent parfois par disparaître. Ce sont des matières qui se transforment, elles passent en quelque sorte par un état transitoire, qui se manifeste par une altération. A partir du moment où une matière se détériore, elle commence à disparaître, à s’éparpiller. La détérioration témoigne d’une progressive disparition.

Conclusion

Tout au long de cette recherche, la réflexion s’est centrée sur des artistes utilisant des rebuts, des objets déchus, des matières dégradées, sur des pratiques de récupération, de glanage ainsi que sur des actes de fragilisation, de détérioration.
Les oeuvres analysées m’ont d’abord permis de mettre en évidence des conditions de productions différentes de la conception que l’on a de la création artistique en général. Plutôt que de ne partir de rien, ces artistes s’approprient une forme en récupérant des éléments déjà existants. Ils utilisent le glanage. Puis ils tirent profit des déchets qu’ils trouvent en les agençant, en les installant dans un espace. A travers quoi, les artistes cherchent à transmettre une sorte de récit, une histoire en lien avec la matière, ou un archivage où les rebuts sont inventoriés de différentes manières. La conservation du déchet se manifeste comme une opération de sauvetage. Le déchet apparait en tant qu’objet de passage, il est un stade transitoire entre l’objet et sa destruction complète. Le travail artistique est ainsi profondément lié au temps et à l’épuisement inévitable de la matière qu’il provoque. Cette approche de la pratique artistique dévoile une forme de travail particulier, en effet l’artiste fait preuve d’un certain retrait vis-à-vis du travail de création, si on le considère dans sa définition classique comme un acte qui transforme de la matière. Lorsqu’il expose du déchet, l’artiste est dans une situation de passivité par rapport à la réalisation matérielle de l’élément.
J’ai, par la suite, observé des situations, qui à l’inverse du premier corpus d’oeuvres, présentent certains artistes comme la cause de cette détérioration matérielle. L’aspect que les artistes donnent à la matière prend forme grâce à l’usure générée. Pour cela, l’artiste répète des gestes, qui à force de frénésie conduisent la matière à s’émietter, elle se réduit progressivement en poussières. L’artiste exerce un geste absurde qui vise à faire disparaitre. C’est cette dimension absurde mise en valeur par l’acte négatif de création, ainsi que l’aspect répétitif, qui rendent une apparence aliénante du travail.
En partant d’une réflexion autour du travail de la matière déchue et détériorée en art, des manières de faire paradoxales dans la création artistique me sont apparues. Ces « faires » qui semblent antagonistes se trouvent dans l’action réduite de l’artiste dans la pratique du glanage, et inversement dans sa forte implication physique dans le fait d’user la matière. Ces deux comportements remettent en cause la position de l’artiste comme « auteur », « producteur », et la valeur positive de la « production ». C’est-à-dire la définition de l’artiste auteur, qui invente et construit, qui fait croître, qui donne forme à quelque chose. En effet dans les oeuvres étudiées, c’est plutôt d’un retrait de la part de l’artiste dont il est question, il n’invente pas et ne donne pas directement forme81, ou au contraire il s’investit avec une énergie qui annihile, qui détruit. C’est, ainsi, la conception générale que l’on se fait de l’artiste qui est remise en cause, perpétuant une réflexion déjà amorcée au début du XXème siècle. Autrement dit le rôle de l’artiste n’est pas seulement envisagé comme celui qui construit, qui génère des choses, mais comme celui qui observe, récupère ce qui existe déjà, ou détériore ce qui existe ; le processus créatif ne construit pas mais détruit progressivement. A cette remise en cause du statut de l’artiste, s’ajoute ce que j’ai appelé « la valeur positive de la production », j’entends par là l’observation, la conservation puis l’exposition de ce qui s’use, s’étiole, et pourrait venir à disparaitre. La matière détériorée, déchues évoque la destruction intrinsèque à l’environnement et à l’histoire. En faisant l’usage de certains déchets ou d’éléments usés, l’artiste effectue une remise en cause plus ou moins évidente et volontaire d’un système de consommation, et de manière sous-jacente de la production. C’est une critique générale de notre rapport aux choses, plus particulièrement dans notre société de consommation. Ces pratiques créatives sont, d’une certaine manière, en contretemps avec la société contemporaine, c’est-à-dire une société productive, avec une volonté d’efficacité presque instantanée tout en étant en perpétuel changement. Les oeuvres abordées sont l’effet d’une productivité antinomique, au lieu de construire les artistes proposent de la destruction. Une sorte de déconstruction finalement, à la fois esthétique, à l’encontre de nos habitudes communes de consommations quotidiennes et artistiques, autrement dit la création et la surconsommation de produits neufs, performants, et souvent obsolescents ; ainsi qu’une déconstruction d’une certaine idée et forme du travail artistique et sociale.
Maurizio Lazzarato dans Marcel Du champ et le refus du travail parle d’une double production, une capitaliste et une production de subjectivité. Il analyse dans la position de Du champ face au refus du travail, et énonce sa contradiction. En effet Du champ a reproduit, et commercialisé certaines de ses oeuvres, mais il était conscient, à ce moment, d’aller à l’encontre de son refus du travail dans son aspect socio-économique. Lazzarato explique que l’artiste « témoigne surtout de la difficulté ou de l’impossibilité de pratiquer le refus du travail d’une façon qui soit seulement individuelle», à moins de ne pas avoir de visibilité, donc de n’être pas reconnu et de ne pas pouvoir diffuser la notion d’activité paresseuse. Cette action paresseuse ne relève pas d’une fénéantise, ou d’une inaction totale. Elle est plutôt une critique et une opposition, d’une part au travail salarial, mais aussi à tout ce qui se conforme au système capitaliste. L’auteur déclare que l’art sans ce refus du travail n’échappe pas au capitalisme et devient une source de pouvoir, un biais par lequel ce système peut agir. Cela nous permet de conclure avec les mots de Lazzarato, pour qui « de l’action paresseuse ne découle pas une esthétique, mais une pragmatique existentielle. Du champ démontre, d’une part, que, pour agir différemment, il faut vivre différemment, et d’autre part, que, dans le capitalisme, cette action ne peut pas se ressourcer dans le travail, mais dans son refus, qui renvoie à une autre éthique, à une autre anthropologie ».

 

 

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Table des matières

Présentation de la pratique plastique 
Introduction 
I. Une certaine utilisation du déchet
I.1. Introduction au déchet
I.2. L’artiste glaneur
I.3. Le déchet comme matière sociétale
II. Une richesse plastique dans l’usure
II.1. Propos sur l’usure
II.2. L’usure naturelle
II.3. L’artiste comme cause de la détérioration
Conclusion 
Bibliographie

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