Une politique de communication dans le travail

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Ecouter la personne : subjectivisation

La décomposition du temps de travail est un reflet de la politique d’individualisation qui touche les conditions d’emploi et le travail lui-même. Part variable des rémunérations, objectifs et responsabilités individuels, formations et coaching personnalisés… Si travailler consiste à produire et à rendre des services, l’activité pèse de plus en plus au niveau de l’individu. A mesure que le modèle de l’entreprise industrielle apparaît obsolète, les organisations productives ont tendance à reporter la responsabilité de la performance sur l’individu. Même au-delà de son poste, celui-ci est tenu de se maintenir en compétences et en disponibilité du marché de l’emploi (Lallement, 2010). Cette individualisation est également le fruit d’une défiance à l’égard de l’entreprise en tant qu’institution et d’idéal émancipateur porté par les citoyens eux-mêmes. Nous sommes sortis du monde de l’après-guerre dans lequel on vendait sa force de travail et sa disponibilité à des entreprises stables contre une protection de long terme. Depuis les années 1970, les citoyens demandent des moyens de s’accomplir, de s’épanouir, d’être acteurs et décideurs de ce qui est acheté, fabriqué, consommé, comme de contrôler l’ordre institué. En somme, les salariés bénéficient de plus d’autonomie dans leur travail et, dans le même temps, les contraintes auxquelles ils sont soumis se sont alourdies, appelant à redéfinir des moyens d’être autonomes et acteurs (Pech, 2017). Enfin, rappelons que cette individualisation du travail va loin, jusqu’à enrôler la personnalité elle-même, des « savoir-être » du salarié aux dérives que peuvent prendre les injonctions au travail sur soi (Le Goff, 2015).
Se pencher sur la notion de charge aujourd’hui, c’est ainsi étudier l’ensemble de ce qui pèse sur les individus afin d’améliorer leurs conditions de travail et d’identifier ce qui équilibre cette charge. L’évaluation passe par une analyse de la situation de travail dans son ensemble et en écoutant la personne au travail. Le terme de « charge de travail » est utilisé à l’origine dans le milieu médical dans les années 1960. Les physiologistes étudient le fonctionnement de l’organisme, recherchent des mesures objectives sur ce que le travail fait au corps : fréquence cardiaque, consommation d’oxygène, etc. De même, les notions de stress et de fatigue ont été empruntées à la psychologie et à la biologie (Laussu, 2017). En substance, la charge de travail représente ce que demande le travail à une personne. On pressent qu’il faut regarder du côté des conditions de travail et d’emploi, mais également de l’activité elle-même ainsi que la façon dont la personne vit son engagement professionnel : « La charge comme caractéristique de la tâche, donc des obligations et contraintes qu’elle impose au travailleur, la charge comme conséquence pour le travailleur de l’exécution de cette charge » (Leplat, 1977).
L’ergonomie francophone va ouvrir une école autour de l’analyse du travail en regardant la personne au travail comme un acteur, se distinguant de la tradition anglo-saxonne étudiant l’homme dans le travail, le facteur humain parmi d’autres facteurs. Elle vise davantage à transformer l’environnement du travail humain que l’homme au travail lui-même. Elle envisage l’homme comme un acteur, agissant (Nascimento, 2019). L’ergonomie, dérivée du grec ergon (le travail au sens de l’œuvre) et nomos (les règles) pour signifier « la science de l’activité », est une discipline datant des années 1970 qui étudie les conditions d’adaptation du travail à l’homme (on l’a réduite dans le langage courant à une adaptation physique des objets quotidiens). Pour cela, l’ergonomie étudie les conditions de travail, les relations entre la personne au travail et ses outils. Elle rassemble les connaissances de l’homme en activité. On distingue l’ergonomie physique (postures de travail, mouvements répétitifs, troubles musculo-squelettiques, disposition du poste de travail, sécurité et santé…), l’ergonomie cognitive (charge mentale, prise de décision, interactions homme-machine, stress professionnel…) et l’ergonomie organisationnelle (communication, gestion des ressources des collectifs, conception du travail, horaires de travail, nouvelles formes de travail, culture organisationnelle…)6 : autant de déterminants de la charge que nous aborderons. La leçon fondamentale de l’ergonomie est la distinction entre la charge demandée et la charge vécue : « Le travail n’est jamais la simple réalisation de la tâche telle qu’elle est formulée par la prescription ; travailler impose toujours de prendre en charge des particularités de la situation que la hiérarchie n’est pas en état de percevoir » (Davezies, 2012). Au travail, on n’est très rarement confronté à la situation type prévue par la prescription. La situation que la personne au travail rencontre est toujours particulière et c’est en face de ces particularités que se déploie sa contribution propre.
Il nous faut nous approcher au plus près de l’engagement dans le travail.
La charge de travail constitue ainsi un enjeu pratique qui interroge l’ensemble des disciplines intéressées par le travail. Elle comporte au moins trois dimensions distinctes : la charge du côté de ce qui est à faire, ce qu’il faut supporter, ce à quoi il faut faire face ; la charge du côté de ce que ça nous fait ; et le jugement sur le caractère acceptable ou non : « Le travail passe par un engagement du corps. Le travail implique un investissement charnel. Au sens strict, les agents donnent chair à la prescription » (Davezies, 2001). Ecouter la personne au travail, c’est donc admettre la
subjectivisation du travail, en quoi le sujet au travail est-il acteur. Car même s’il n’y a pas de performance économique qui ne soit collective – chacun a besoin de l’autre et d’un système pour accomplir son rôle -, travailler, c’est « mettre du sien » nous rappellent les ergonomes : « On attend du travailleur qu’il réalise des tâches, avec des moyens, en respectant des règles. Mais paradoxalement, s’il fait cela, la production s’en ressent : la situation réelle est toujours plus ou moins différente de la situation qui a été anticipée […]. Tout travailleur ‘’met du sien’’, à plusieurs titres. Il met en œuvre son intelligence, ses compétences, son expérience, pour détecter ces variations et y répondre par son activité. Mais il engage aussi sa subjectivité, […] pour tenter de réaliser son travail d’une façon qui produise, avec les autres humains – les collègues, les clients, les patients -, des relations conformes à ses propres valeurs » (Daniellou, 2015).
Trois postulats sont issus de cette approche ergonomique. Il est tout d’abord proposé de renoncer à une mesure objective de la charge car il y a trop de paramètres en jeu dans un système et trop de différences entre les personnes (postulat qu’il n’existe pas « d’homme moyen »). Il a toujours existé des indicateurs physiologiques tels que le rythme cardiaque ou la fatigue musculaire par exemple, mais ils ne sauraient à eux seuls notifier le poids et les responsabilités de l’activité. Ce renoncement s’inscrit dans la sociologie des organisations appliquées aux situations de travail étudiant le fonctionnement réel au-delà des modèles rationnels. Il ouvre une perspective de l’évaluation de la charge et donc de l’analyse du travail. Une analyse systémique. Etudier les différents paramètres entrant en résonnance avec le sujet. Puis l’interaction du sujet avec son éco-système. C’est l’interaction entre le travail, la tâche et l’environnement du salarié qui peut
permettre d’élucider les déterminants de la charge de travail. Certes, la recherche d’indicateurs substantifs peut toujours être sollicitée pour « qualifier la charge » (musculaire, posturale, perceptive, mentale), mais « il faut se défaire de l’illusion d’une appréhension simpliste de la charge de travail et d’une mesure objective à partir d’un facteur unique » (Rousseau, 2017). Le deuxième postulat est l’inutilité de séparer la charge physique et la charge mentale. L’approche ergonomique regarde l’homme au travail dans son ensemble ; par exemple, le stress a des conséquences physiques, le travail immatériel a des contraintes physiques (écran, posture fixe…). Le corps et le cognitif ne sont pas séparables. Si le concept de charge a été à l’origine bâti pour des tâches où les astreintes étaient essentiellement de nature physique, les ergonomes rappellent que le concept de charge mentale a été beaucoup décrié comme étant flou et ne menant à rien de concret. On pourrait penser que certaines tâches n’impliquent pas d’activité mentale. Or, « il n’y a pas de tâche sans activité mentale ; il y a en revanche des tâches où l’activité physique est faible » (Falzon, Sauvagnac, 2004). Enfin, on ne saurait donc analyser la charge de travail d’un individu sans la contextualiser dans une organisation et la situer dans un périmètre large de ce que nous appelons les conditions du travail.

Les nombreux déterminants de la charge

Les premiers travaux sur la notion de charge de travail – fin des années 1960, début des années 1970 – prennent leur source dans une période de forte préoccupation d’améliorer les conditions de travail. La prise en compte du « facteur humain » remonte aux premières analyses critiques de l’organisation de l’activité rationnelle et taylorienne dans les années 1930, mais l’heure est à la recherche d’émancipation individuelle, donc d’amélioration des conditions de travail, et pour cela : réduire la charge. C’est à partir de cette époque qu’émerge l’analyse du travail, les observations de travail réel et les études de postes. La charge de travail renvoie donc au niveau d’exigences d’une tâche à un moment donné (les contraintes) et aux conséquences de cette tâche (les astreintes) au moment de sa réalisation.
Selon l’un des fondateurs de l’ergonomie francophone J. Leplat (1977), elle est le résultat de la mise en relation des exigences de travail auxquelles doivent répondre l’activité et les astreintes qui représentent un retentissement sur l’organisme. Les exigences peuvent être d’ordre physique, perceptif, cognitif, social, organisationnel ou d’ambiance. Leplat évoque des familles d’indicateurs très diverses, à la fois physiologiques, la posture du corps, ceux « issus des modalités de régulation de l’activité » (réflexes, méthodes d’adaptation, travail d’organisation du travail) ainsi que l’expression de ce qui est ressenti au travail (« le sentiment de charge »). Il propose les facteurs déterminants la charge de travail suivants : l’ambiance physique ; la fatigue, les efforts mécaniques (facteurs physiologiques) ; les exigences de la tâche : exigence temporelle directement liée à l’intensité du travail, la rigidité de la prescription, l’uniformité du contenu de la tâche (manuel, intellectuel, routinier, créatif) ; les facteurs psychologiques : compétences demandées, méthodes de travail utilisées, niveau de connaissance ; les facteurs sociaux : règles du travail et de son organisation et plus généralement les conditions de travail ; les facteurs hors-travail sont également à prendre en compte : temps de sommeil, durée des trajets, activités extra-professionnelles, etc. L’analyse des conditions de travail, du travail lui-même et plus largement des conditions du travail (son organisation, les moyens, l’autonomie…) émerge et permet de saisir toutes les composantes de la charge. Citons un important ouvrage du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail paru également dans les années 1970 sur le contenu du travail et les répercussions qu’il peut avoir sur la santé et sur la vie personnelle et sociale des salariés. L’analyse des conditions de travail proposée concerne : l’environnement : ambiance thermique, bruit, éclairage, vibrations ; la charge physique : charge statique, dépense énergétique ; le temps de travail ; la charge mentale ; les éléments psychosociologiques tels que l’initiative, le statut social, les communications, la coopération et l’identification du produit (Guélaud, Beauchesne, Gautrat, Roustang, 1975).
Citons également comme source les enquêtes publiques sur les conditions de travail. Elles existent depuis 1978, époque charnière en la matière10. La charge de travail n’est pas questionnée en tant que telle dans ces enquêtes mais leur consultation nous permet d’aborder largement ses déterminants. L’enquête « Conditions de travail » (Dares, 2016) aborde les horaires et l’organisation du travail, les contraintes physiques et la prévention des risques. Depuis 2015, elle est enrichie d’un volet sur les risques psychosociaux grâce à l’introduction de nombreuses questions conformément aux recommandations d’un Collège d’expertise11. Les principaux thèmes abordés aujourd’hui sont : l’activité professionnelle ; les horaires, l’organisation du temps de travail et les rythmes ; les risques, les contraintes physiques et leur prévention ; les contraintes psychosociales, les relations avec le public, la violence au travail ; le parcours professionnel et familial ; l’état de santé physique et mentale du travailleur, ainsi que des questions plus sensibles tels que des évènements marquants ou discriminatoires qui pourraient peser.
Citons également l’enquête Sumer « Surveillance Médicale des Expositions des salariés aux Risques professionnels » réalisée tous les sept ans depuis 1994. Les principaux thèmes abordés sont : les contraintes organisationnelles et relationnelles ; l’ambiance et les contraintes physiques ; l’exposition à des produits chimiques ou à des agents biologiques (Dares, 2017). L’enquête Sumer intègre par ailleurs un auto-questionnaire sur la vision qu’a le salarié de son travail car celui-ci interroge les risques psychosociaux au travail (le questionnaire de Karasek), la reconnaissance au travail, l’anxiété et la dépression, les accidents, les arrêts maladie, la satisfaction au travail, la santé perçue, la relation santé-travail et les comportements de maltraitance dans le cadre du travail12. Enfin, les critères de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail publiés en 2000, distingue : les conditions physiques de travail : pénibilités physiques (postures douloureuses ou fatigantes, manutentions de charges lourdes, mouvements répétitifs des mains ou des bras, vibrations mécaniques), nuisances (bruit intense, chaleur, froid), risques toxiques (inhalations de substances dangereuses, contacts avec des substances dangereuses, irradiations) ; les conditions horaires de travail : durées longues, horaires atypiques, horaires flexibles ; l’intensité du travail : cadences élevées tout le temps ou presque, délais serrés tout le temps ou presque, manque de temps pour terminer le travail (Valeyre, 2007).

Un cas pratique

Nous avons proposé un temps d’écoute à des salariés qui bénéficient d’un environnement favorable au partage de leur expérience de travail, issus d’une société coopérative (société coopérative ouvrière de production, Scop). J’Imprimtou a depuis sa création un modèle social choisi par les fondateurs « pour bâtir une entreprise fondée sur des valeurs sociales universelles telles que la prééminence de la personne humaine, la démocratie, la solidarité et le partage ». Les principes de gouvernance qui font des Scop un modèle de gestion alternatif aux sociétés anonymes, avec un président élu, des associés égaux et des modes de management forcément différents. Elle entend développer une culture de l’échange et de la communication interne. Nous nous intéressons à la qualité de l’expression sur les conditions de travail et non à l’évaluation des risques. L’indicateur de cette qualité est l’évocation de nombreux indicateurs de charge de travail : les possibilités elle-même de parler de l’activité, comment sont abordées les conditions de travail, l’environnement de l’activité, l’articulation des vies privées et professionnelles, l’identification de marges de manœuvres et la construction de son parcours professionnel.
Une première hypothèse voudrait que les salariés évoquent leur activité par les tâches quotidiennes, le travail vu comme une ensemble d’actions, en décrivant le poste a minima. C’est la relation salariale qui est retenue dans son sens strict, l’échange d’une force de travail contre un salaire. Une deuxième hypothèse serait de décrire le travail tel qu’il est prescrit plus largement, l’activité au-delà de du poste de travail pour se situer au niveau de la mission de l’entreprise, ou de l’équipe, dans un collectif, parlant implicitement de coopération. Dans un troisième scénario, les salariés se projettent au-delà de leur poste, de leur emploi et de leur entreprise. Ce qui les motive est le sens de leur travail : « à quoi sert ce que fait mon entreprise ? », et « en quoi mon propre travail sert-il cet objectif ? » Nous imaginons ainsi trois hypothèses, trois niveaux de réponse, selon la diversité des déterminants utilisés et le niveau de recul exprimé par les salariés, illustrés par la populaire allégorie sur le sens du travail : on demande à trois tailleurs de pierre ce qu’ils font. Le premier répond qu’il « casse un caillou pour gagner sa vie » ; le deuxième explique qu’il « construit un mur » et un troisième qu’il « bâtit une cathédrale ». Cette image propose trois angles complémentaires. Le premier ouvrier décrit une tâche quotidienne et l’échange d’une force de travail contre un salaire. Le deuxième indique la mission prescrite et la responsabilité qui pèse sur lui. Le troisième se projette sa charge et l’inscrit dans une finalité qui le dépasse. Chacun s’exprime et donne un sens à son travail, ce qui va bien sûr conditionner sa motivation pour son travail.

Méthode. Un temps d’écoute proposé aux salariés

Comment les salariés s’expriment-ils sur leur charge de travail ? Comment s’expriment-ils sur une intensification de l’activité, sur le poids grandissant de la charge sur l’individu ? Parmi les mille indicateurs, certains sont-ils davantage évoqués que d’autres ? Comment parlent-ils de la qualité du travail davantage assise sur des performances individuelles et moins saisissables qu’un produit fini et maîtrisé ? Les canaux et les modes de communication sont multiples. En théorie, de nombreux espaces offrent aux salariés des opportunités d’expression et de discussion : dans les processus de management (réunion d’équipe, groupe projet), de dialogue social, de développement professionnel (session de formation, groupe d’analyse de pratiques), dans des espaces informels de vie au quotidien (pause-café, cantine), etc. (Anact, 2015). Du dialogue professionnel au dialogue social, des instances aux échanges informels, les espaces et les attendus ne se ressemblent pas : on parle pour gérer la qualité et l’efficacité productive, pour apprendre collectivement du travail, pour traiter d’enjeux de santé ou sécurité, pour évaluer des missions personnelles ou collectives, etc. L’intensification des conditions d’emploi – parcellisation des tâches, contrôle de l’activité, pression financière… – et le déplacement d’un management du travail vers l’individu impliquent d’instituer une parole et des échanges de qualité.
Or, comme évoqué précédemment, l’intensification même du travail qu’ont connu les organisations ces dernières années a supprimé nombre d’espaces naturels où les acteurs pouvaient réguler le travail (Abord de Chatillon, Desmarais, 2017). La mise en débat de l’activité prescrite ne s’impose pas en soi au sein des organisations productives alors même que la complexité impose de démultiplier les échanges. De nombreux acteurs ont souligné le paradoxe d’une communication devenue omniprésente dans le travail contemporain qui se distingue d’une mise en discussion du travail lui-même (D’Almeida, 2012). Des professionnels de la communication interne reconnaissent que « dans les faits, il n’y a parfois plus grand monde pour parler avec les salariés du travail, ce alors que depuis les années 1980, la part prise par la communication dans le travail a notablement progressé » parce que le travail est de moins en moins une succession d’opérations d’exécution sous contrôle, car il doit répondre à des événements, des aléas, des imprévus en beaucoup plus grand nombre (Afci, 2017). Sans compter le poids la parole et des outils de communication pour faire adhérer le personnel au projet de l’entreprise. En somme : « Jamais probablement autant d’information n’a été disponible et n’a circulé dans les organisations et, dans le même temps, jamais l’on a eu moins de temps pour parler du travail… L’hypertrophie de l’information semble chasser la communication » (Detchessahar, Minguet, 2012). Le manque de reconnaissance et le manque d’écoute n’interviennent-ils pas aussi dans la valeur que le salarié a de son travail ? Et de sa charge de travail ? Il n’y a cependant pas de données objectives sur les usages et le ressenti sur les modes de prise de parole professionnelle. Seule l’existence d’un entretien avec un manager est évaluée dans les enquêtes Reponse avec cette question « au cours des trois dernières années, avez-vous eu un entretien individuel d’évaluation ou un entretien professionnel avec un de vos supérieurs ? », mêlant les deux types d’entretien pourtant différents (Dares, 2017).
Comment s’engage-t-on professionnellement dans un environnement économique aussi exigeant que celui d’aujourd’hui ? Pour écouter les salariés parler de leur travail, nous leur avons demandé ce qu’ils faisaient et filtré leurs réponses selon une grille décomposant la charge de travail.

L’imprimerie J’Imprimtou comme terrain d’enquête

J’Imprimtou est une imprimerie de 50 à 100 collaborateurs basée dans le Nord depuis ses origines, avec un bureau commercial dans une autre région. Elle a réalisé un chiffre d’affaire d’environ 10 millions d’euros en 2017. Son parc industriel est récent avec un souci d’investissement régulier. Le secteur de l’imprimerie et des activités graphiques est assez peu concentré, la plupart des entreprises étant familiales et d’envergure locale. J’Imprimtou est une entreprise régionale avec une forte présence en Ile-de-France. Elle dispose de presses pour l’impression en offset. L’offset, issu de l’anglais, « to set off », signifie « reporter », comporte plusieurs étapes successives qui précèdent l’impression : le document à imprimer est reproduit sur un support où sont définies des zones à encrer. Cette plaque est encrée plusieurs fois, avant qu’on y passe un rouleau qui transfère l’encre sur le papier : un procédé industriel qui requiert du matériel lourd, du temps, de l’expertise. Ce sont des machines-outils de plusieurs mètres de long, de fabrication allemande ou japonaise. J’Imprimtou a également développé un équipement numérique qui permet une impression directe depuis les données. Le numérique permet des produits de très haute qualité avec des effets sur le papier, etc. Parallèlement à ce cœur de métier l’entreprise fait également du très grand format jusqu’à 30 mètres de longueur et sur des centaines de matières différentes. Elle assure également tous les métiers autour de l’impression : conseil, prépresse, découpe, routage, relation-client automatisée ou personnalisée. J’Imprimtou emploie notamment des responsables d’atelier, des conducteurs de presse, des opérateurs en amont, des techniciens de fabrication polyvalents, de nombreux commerciaux et des fonctions supports d’appui à la gestion.
C’est une entreprise que l’on pourrait ainsi qualifier de traditionnelle mais qui vit depuis plusieurs années la transformation servicielle. Traditionnelle au sens où il s’agit d’une activité industrielle, une transformation de matière première. Traditionnelle par une certaine unité de temps et de lieu de la scène de travail : l’usine « tourne » ou ne tourne pas, ou au ralenti. Traditionnelle également par son histoire, celle d’une petite entité très implantée dans un territoire ouvrier et dont la conception et la croissance se confondent avec l’histoire économique et sociale de la région. Il s’agit d’une « imprimerie de labeur » qui est l’imprimerie telle qu’on peut se la représenter dans une image classique, entre rotatives de la presse quotidienne et prestataire de photocopies… Les imprimeurs se situent entre la préparation de la forme à imprimer, et sa finition. De coopérative ouvrière de production créée début 1970, animée par un idéal militant de maintenir l’activité dans une région en mutation, J’Imprimtou est aujourd’hui ancrée dans la révolution technologique qui a transformé nombre de secteurs. Elle illustre la transition servicielle de l’industrie : développement de services (conseil, intervention fine sur le produit, personnalisation…) en amont et en aval de l’impression, quitte à faire « entrer » le client dans son organisation. Son implantation et ses marchés régionaux ne l’ont pas protégée de la mondialisation. Il faut sans cesse anticiper les tendances dans les grands salons professionnels en Allemagne, s’équiper de machines-outils au Japon, négocier la pâte à papier auprès des fabricants en Europe, subir les flux spéculatifs de cette matière première qui intéresse maintenant les Chinois, tout en préservant un savoir-faire local.
Une culture de la responsabilité et des pratiques managériales favorisant l’autonomie et la coopération y ont permis, non sans tensions ni crises, de favoriser le maintien de l’activité, de se moderniser, de s’étendre au rythme des inaugurations régulières de nouveaux locaux auxquelles nous avons assisté ces dernières années. Les nouvelles technologies d’information et de communication ont transformé le travail de l’imprimerie. Les systèmes d’impression, tout numérique, raccourcissent le temps de travail et économisent le papier au démarrage. Les impressions et tirages courts et moyens formats, en couleur et à la demande, sont rentables, mais exigeants pour les salariés. Par ailleurs, l’entreprise a toujours cherché à progresser dans sa responsabilité écologique et une impression propre apparaît depuis quelques années, avec différentes certifications obtenues depuis plus de dix ans. La matière première exploitée est compensée. L’entreprise est ainsi une des rares Scop de son secteur parmi les imprimeries restantes en France. Dans un secteur très concurrentiel et dépendant d’une matière première, la pâte à papier, l’entreprise a su résister aux différentes crises, et est toujours parvenue à se développer tout en maintenant un idéal managérial. Ses règles de fonctionnement sont conformes à la norme ISO 26000 en matière de management socialement responsable.

Un guide d’entretien sur les déterminants de la charge

Nous avons contacté l’entreprise en la sollicitant sur le thème « Comment les salariés parlent de leur charge de travail ? » : une étude qui porte sur la qualité de la parole au travail. Nous avons précisé les conditions d’approche ergonomique : une charge de travail non pas mesurable mais est évaluable, qui correspond à ce qui est demandé par l’entreprise, ce que fait réellement le salarié, ce que cet écart fait au travail du salarié. La qualité de l’expression et de l’analyse du travail sont essentielles et il n’y a pas de séparation entre la charge mentale et la charge physique : le salarié est écouté en tant que personne. On aborde les conditions de travail mais la notion de charge renvoie aussi à l’engagement et à la responsabilité du salarié. Le bon ajustement de la charge participe à la productivité de l’entreprise. Nous avons établi un guide d’entretien reprenant les principaux déterminants de la charge de travail afin de nourrir des entretiens semi-directifs, en 5 familles de déterminants14 :
1/ L’activité : tâches, responsabilités, temps de travail, compétences, gestes…
2/ L’environnement et conditions de l’activité : lieux de travail, entreprise, statut, organisation…
3/ Le parcours et l’autonomie professionnelle : qualité du parcours, identification à une identité professionnelle, sens du travail…
4/ Le poids du hors-travail : santé, charge familiale, transport domicile-travail… 5/ La qualité de l’expression et de la parole sur le travail…

Un temps d’écoute proposé à 7 salariés

Nous avons écouté 7 personnes sur leur lieu de travail à Liévin et à Paris sur 3 demi-journées en mars 2019. C’est suffisant comme durée de présence pour démarrer un travail de mémoire sur une entreprise avec laquelle nous sommes en relation professionnelle depuis 10 ans, avec notamment 3 déplacements d’une journée effectués entre 2008 et 2018 et de très nombreux échanges de travail. Nous avons durant cette période pu visiter l’ensemble des services et ateliers, discuter avec plusieurs collaborateurs, se faire expliquer les principaux procédés de la production, vu les différents produits et services proposés ainsi que les différentes machines-outils utilisées. Cela a également été l’occasion de voir les acquisitions en matériel, les agrandissements des locaux ainsi que les différentes certifications économiques et sociales. Les salariés (2 femmes, 5 hommes ; 3 cadres, 4 non-cadres) écoutés ont des niveaux de responsabilités très différents sont, par ordre chronologique des rencontres :
– Une directrice commerciale.
– Un responsable commercial.
– Le responsable du façonnage.
– Un ouvrier gestionnaire papier.
– Un conducteur d’impression numérique.
– La responsable de la logistique.
– Le responsable des ressources humaines.
Les entretiens se sont déroulés dans la salle du conseil d’administration de la Scop qui jouxte les ateliers, en tête-à-tête, avant une visite du lieu et poste de travail. Les quelque 400 minutes d’écoute ont été construites avec des entretiens semi-directifs. Il s’agissait de laisser la personne aller au bout de son idée, d’attendre un silence pour poser une question de relance sur un mot ou une remarque particuliers cités auparavant ou bien sur un champ déterminant la charge qui n’aurait pas été abordé. L’écoute se fait sans prendre de notes. Les entretiens sont enregistrés et retranscrits partiellement. Nous avons en effet éludé les propos confidentiels sur le plan personnel ou professionnel. Enfin, nous avons repositionné les témoignages en 3 catégories afin de renforcer l’anonymat des réponses : cadre, cadre ou profession intermédiaire, ouvrier ou ouvrier qualifié. L’écoute des enregistrements à froid, distancée et sans l’interlocuteur, est fondamentale avant la lecture des retranscriptions. Elle permet d’avoir une vision d’ensemble sur le climat social de l’entreprise, de comprendre les interactions quotidiennes personnelles et professionnelles, de saisir pleinement ce que la personne a dit spontanément. Il s’agit pour nous d’entendre ce que révèle un espace de discussion en confiance, un temps de parole sur son travail d’une durée à peu près équivalente à celle d’un entretien d’évaluation, d’un point de vue moins approfondi qu’avec son manager, mais avec une dimension plus libre que celle qui pèse dans le cadre de la subordination. Cet entretien est pour nous une expérience intéressante d’expression sur le travail peu contrainte, à mi-chemin d’un espace d’expression élaboré et d’un échange spontané au quotidien prenant le risque de dévier de l’activité réelle pour ne brasser que du ressenti sur les conditions de travail et les relations interpersonnelles. Nous proposons aux salariés de parler d’eux en tant que professionnels dans les conditions qui ne sont ni celles des échanges informels tels qu’il peut y avoir autour de la photocopieuse ou de la machine à café, ni d’échanges formalisés avec un objectif précis.

Une description de l’activité et l’environnement de travail

L’activité professionnelle:
Les entretiens débutent en demandant à la personne ce qu’elle fait comme activité et quel est son poste de travail, une manière de poser le réel et le prescrit. Les salariés commencent l’entretien en décrivant leur rôle et leur responsabilité d’une façon générale. La plupart des témoignages illustre l’importance des clients de l’entreprise, comme s’il s’agissait d’abord de les satisfaire avant de produire. Les cadres expriment cette charge (« Mon rôle consiste à suivre et gérer la clientèle parisienne » ; « Mon rôle c’est d’être le garant du chiffre d’affaire ») autant que les ouvriers qui se sentent autant concernés : « On a toujours l’envie de satisfaire le client » indique par exemple l’un d’eux sans être exposé à la clientèle. Nous avons perçu une illustration de la centralité du client ; c’est de l’argent qui rentre, et c’est cela qui pilote la production. Seule une cadre dans une responsabilité de support n’est pas en contact avec la clientèle.
Derrière la nécessité économique viennent les tâches concrètes et les outils du quotidien à travers la journée de travail. On perçoit qu’il y a un flux de production et l’attention permanente d’un travail à la chaîne : « Je suis au bout de la chaîne donc je suis obligé de travailler en amont », « J’ai un téléphone greffé à l’oreille », « Je regarde le planning », « Le matin, je vois les dossiers qu’il y a »… C’est bien du quotidien dont parlent les salariés, même s’il a fallu leur poser explicitement la question. La description de l’activité est ainsi dans le rythme et la trivialité au jour le jour, sur place dans l’usine ou au bureau. Les tâches sont décrites et situées dans un contexte mais toujours immédiat et parfois avec beaucoup de précision : « La tâche qui me préoccupe le plus, ça va être dans la prospection téléphonique » ; « Les palettes il faut les filmer, les colis, les emballer » ; « Toute la journée on a des BAT15 ; « Le papier est remballé, le conducteur l’ouvre, il prend le tire-pale, il le met directement dans la machine, ça imprime, c’est réceptionné dans une palette devant, le conducteur il descend la palette, il le met dans l’atelier pour que le service façonnage puisse venir le chercher… »… Nous sommes à l’usine.
Les salariés peuvent être amenés à faire preuve d’émotion et de sens professionnel au détour d’anecdotes. Certaines peuvent être douloureuses, tel un accident corporel décrit par un ouvrier au cours de sa carrière parce qu’il semble exprimer une culpabilité. Tous les salariés écoutés ont fait preuve de professionnalisme et d’esprit de responsabilité, quel que soit leur niveau hiérarchique : « J’ai toujours conscience que si je ne fais mal mon boulot, derrière ils vont être emmerdés ». ; « Je fais en sorte que la machine soit productive à 100% » ; « C’est mon job, je ne dis pas que j’aime ça, mais c’est mon job ». Nous sommes dans un collectif de travail et il y a une interdépendance tout à fait lisible.
Le temps de travail borné est cité par ceux qui ont une activité postée, et en faisant preuve d’une certaine souplesse et d’adaptation à la charge de travail collective. La répartition sur l’année se fait par un système de banque des temps en heures qui est évoqué dans l’environnement organisationnel (voir infra) : « Je fais 8h-17h, mais quand il y a du boulot j’arrive un peu avant vers 7h30, par rapport à la charge de travail… », « J’arrive à 7h30 le matin ; les camions attendent… », « Comme je travaille que le matin, je fais 6h-14h, d’un commun accord, donc s’il faut travailler jusqu’à 16h ce n’est pas un souci… », « Il y a des moments où il y a des creux… ». Le temps est évoqué à travers les rythmes, sur le long terme par les dirigeants (« Tout ce qu’on est aujourd’hui a été écrit il y a trois ans… »), pour souligner la permanence de leur responsabilité (« J’ai un peu de
mal à me dire « je fais le faire lundi » si je peux le faire le week-end je vais ouvrir mon outil et le faire… », « Quand tu es dans ces fonctions-là tu es toujours d’astreinte… », « Je peux travailler le dimanche… »).
Les salariés parlent facilement, spontanément de leur activité, que ce soit leur responsabilité globale ou le poids des tâches au quotidien. Nous relevons en revanche que les moyens engagés, les ressources mobilisées (corporelles, cognitives) sont quasiment absentes des témoignages. On ne parle pas de son corps, des gestes et des postures physiques, ni des compétences engagées dans le travail, que ce soit du savoir-faire, des savoir-être manuels ou intellectuels. Les salariés parlent du « quoi » et du « quand » mais pas du « comment » (un salarié a cependant évoqué : « la difficulté de nos métiers, c’est de mettre de la réactivité, de l’intelligence dans ce qu’on fait »). Notons cependant quelques remarques sur l’enjeu du relationnel : « Quand on dit que j’accompagne les clients je prends aussi de leur stress ; ça va être la contrepartie », « Il y a un travail d’organisation, il y a un travail d’atelier, et il y a aussi un travail relationnel des gens en interne », « Mon travail commence après l’impression. Donc je crois qu’il faut être un peu organisé et puis avoir un bon relationnel avec les gens ». Une seule personne a parlé de sa posture physique : « J’aime bien être debout. Je n’aime pas rester assis trop longtemps. Je bouge, je ne reste pas toujours à côté de la GTO16 si elle tourne je vais voir à côté, à la découpe, ça me permet de bouger », « Ce que je privilégie toujours est la relation avec les salariés. Ils savent que ma porte est toujours ouverte ».
L’environnement de l’activité:
Concernant l’environnement de l’activité, tous les facteurs déterminant la charge sont évoqués. Les conditions de l’activité (organisation, lieux, statuts…) représentent une part importante en volume, en quantité, de l’expression spontanée des salariés. Beaucoup ont conscience, quel que soit leur poste, de l’importance du contexte sectoriel, du marché, de la concurrence. Leur secteur est en difficulté, personne ne s’en cache, et celle-ci est croissante : « Un marché qui est très très complexe » ; « Des imprimeurs qui sont en redressement judiciaire ; « Saturation économique » ; « Un contexte qui est rouleau compresseur ». Il faut travailler en s’adaptant, ou plutôt réaliser quetravailler, c’est aujourd’hui savoir s’adapter en termes de stratégie (« Un nouveau business plan, avec une orientation beaucoup plus digitale ») comme de temporalités (« Quand il y a une baisse de travail, on s’adapte » ; « Il faut venir le samedi, quand il y a une surcharge »). La pression du marché est ainsi permanente et récurrente : « En dix ans j’ai vu le métier changer. Le flux de production est beaucoup plus tendu. Ce qui génère du stress chez des salariés ».
Les salariés mettent donc en avant la nature et la stratégie. Et témoignent d’un attachement à « leur » entreprise, un sentiment justifié par la structure juridique coopérative. La particularité de J’Imprimtou est pour eux un appui dans le travail (« Ce sont les valeurs de l’entreprise qui fait que cela marche aussi bien »). Il y a de la fierté professionnelle : « Une imprimerie ça me fait toujours rêver, dans le sens où je me dis que le savoir, la communication passe par cet outil » ; « J’aime le milieu industriel, j’aime ce milieu ouvrier. Je considère que dans l’industrie ce sont les ouvriers qui font la qualité ». Les salariés reconnaissent ainsi qu’une certaine autonomie leur est accordée (« Ici on fait confiance, on laisse travailler »). Nous ne parlerons pas de bienveillance (« On n’est pas là pour faire du sentiment mais on travaille »), ni de climat sans conflit : J’Imprimtou est une entreprise normale avec des tensions interpersonnelles, mais le statut de coopérative est un cap (« Une hiérarchie bien calibrée, qui reste humaine ») dans lequel la coopération (« Je me rends compte que les choses sont portées par d’autres » ; « Ici on est plus concernés qu’autre part ») et la responsabilisation sont reconnues à tous les niveaux de la production.
Les lieux de travail, l’environnement immédiat, font également partie du registre des témoignages. A chacun sa façon de l’exprimer, selon ses tâches et responsabilités. Certains sont nomades, c’est-à-dire les cadres commerciaux hors-production (« Je peux travailler partout », « Je bosse au bureau, forcément dans la bagnole, à la maison à distance »), les salariés sur les ateliers sont attelés aux machines (« J’aime bien entendre la mécanique ») et ceux qui ont un travail immatériel cherchent l’isolement régulier (« J’ai besoin d’être au calme »). L’équipe, l’entourage professionnel font aussi partie de l’environnement de travail, et les témoignages font ressortir le travail, comme déjà évoqué, en flux. L’entreprise maîtrise en effet sa chaîne de production et ses métiers, de l’achat de matière première à la livraison du produit fini. Tous se sentent dans une équipe, dans un collectif, dans un flux productif assumé : « Il y a une pression mais je trouve qu’elle est plutôt positive, on le vit bien », « Je suis à ma place dans une entreprise qui me correspond ». Mais peu de salariés ont évoqué les conditions de travail physiques. Un seul a parlé des bruits : « au niveau de l’ouïe je n’ai jamais rien perdu, j’ai aucun souci, même un casque je ne supporte pas… ».
A noter que le statut, le contrat de travail n’est pas cité comme variable, sans doute parce que nous avons écouté des salariés en contrat stable à durée indéterminée et que l’inquiétude en termes d’emploi et de risque de précarité se lit à travers les expressions sur le contexte concurrentiel (« On a connu une fois quelques départs, moi je trouve que c’est traumatisant… »). Idem concernant le salaire qui n’a pas été spontanément abordé, sauf au détour de témoignage sur les heures supplémentaires (« Si vous êtes dans le négatif, si vous êtes à 50 heures par exemple, la banque d’heures revient à zéro, on ne va pas vous demander de rembourser, en revanche si vous avez 50 heures supplémentaires l’entreprise va vous payer 50 heures supplémentaires ») et sur la répartition de la valeur ajoutée (« Ici c’est un tiers partageable, un tiers pour les investissements, et un tiers pour le personnel »).
Le management et l’organisation du travail sont globalement très exposés dans les récits. Le travail se fait en équipe : « Faut pas que ça traîne. Mais plus il y a de plaques17, plus il faut travailler intelligemment » ; « La journée se déroule, je suis en permanence en rapport avec le pré-presse18 ». Au-delà du quotidien, les salariés évoquent leur adaptation à des rythmes de production (« On est en banque d’heures ») et en fonction des investissements matériels (« Il y a une nouvelle machine numérique qui est arrivée »). Tous saluent un « esprit d’entraide ». Les salariés reconnaissent ainsi la confiance accordée par leur manager et sa proximité quand ils ont besoin de clarification, mais également une bonne distance leur permettant de se sentir en confiance : « Des dirigeants qui sont proches des gens, ils sont là pour les aider quand il faut ». En somme, « J’Imprimtou a un management moderne ». Ce qui permet une certaine autonomie.
L’autonomie professionnelle:
Les salariés écoutés proposent spontanément une analyse de leur travail, de leurs missions. Ils portent un jugement général sur leurs difficultés, sur eux-mêmes et sur ce qui est demandé : « La difficulté de nos métiers, c’est de mettre de la réactivité, de l’intelligence dans ce qu’on fait ; c’est de la valeur ajoutée » ; « J’aime bien la polyvalence, ne pas rester. J’aime bien bouger, faire plusieurs choses ». Des cadres mettent en avant des enjeux de conscience professionnelle et des difficultés d’articulation des charges, de management et liées au secteur concurrentiel (« C’est épuisant parce que ça me demande d’être très vigilant sur les délais et sur l’organisation » ; « On se pose toujours la question de savoir si on fait bien ou pas » ; « Gérer la décroissance, ça te bouffe beaucoup d’énergie »). Ils se demandent s’ils font les choses bien ou mal : le chiffre d’affaire, les recrutements et licenciements… Ils font part de tensions personnelles (« On a connu une fois quelques départs, moi je trouve que c’est traumatisant » ; « On est toujours en contact avec les salariés, des aspects positifs et des aspects négatifs, on a aussi tous les problèmes des gens »). Les salariés décrivent leur travail avec une certaine conscience professionnelle et un investissement personnel important dans le travail : « Il faut avoir une réponse intelligente, d’aller au-delà de la simple offre de prix… », « Transmettre à l’équipe commerciale, pour les aider à grandir… », « Au début je faisais 12 heures et je suis obligé de me freiner… », « Ca demande beaucoup de rigueur aussi, parce qu’on a pas le droit de se louper… ». Des cadres mettent en avant des questions de management du travail, qui sont lourdes en termes de responsabilité : « La grande difficulté c’est d’arriver à équilibrer ces phases, ces différentes taches… », « Gérer la décroissance, c’est usant quand même, ça te bouffe beaucoup d’énergie… », « Le dialogue social a toujours été présent. Quand on foire un coup sur la production, c’est le commercial qui prend tout… », « On passe notre temps à gérer des défaillances, des commandes de clients qui baisse parce que le papier n’est plus seulement le seul vecteur de communication… ». En phase avec une organisation du travail qui favorise, selon les témoignages, la confiance, les salariés non-cadres expriment une certaine autonomie en ce qui concerne les tâches du quotidien : « Je vais seul couper mon papier, je vais même le chercher dans mon stock, mais bon je n’ai pas à voler le travail des autres… », « Je gère « mon business », en parallèle je gère avec un logiciel qui est mis à ma disposition… », « Mon responsable c’est le pré-presse ; j’ai de l’ancienneté, il sait que je suis autonome… » ; « Sur ma fiche de paye il y a « conducteur » mais après moi je suis assez autonome, j’aime bien j’ai une certaine autonomie au niveau de mon travail… ».
Beaucoup évoquent leur parcours, que ce soient des évolutions de long terme ou des ajustements de métier. Les salariés parlent plutôt de ce qui les a amenés à travailler là où sont plutôt qu’à se projeter, mis à part des cadres. Mais globalement, le parcours, c’est le cursus avant et non une projection de ce que l’on fait : « Je suis tombée dans l’imprimerie un peu par hasard » ; « Je suis arrivé ici après un stage de fin d’études »… Leur parcours est en effet lié à l’évolution du secteur : « En offset j’ai été conducteur depuis 30 ans ; ça fait 5 mois que je suis au papier » ; « Mon cursus n’a rien à voir avec la logistique puisque j’étais fabricant à la base ». Au détour de l’entretien, certains témoignent de ce que l’on pourrait appeler des motivations du quotidien, des petits plus qui donnent sens au travail de tous les jours : « Ca m’a toujours passionné cette notion de créer quelque chose » ; « J’aime bien j’ai une certaine autonomie au niveau de mon travail » ; « La machine offset, elle ne me manque pas, mais j’y vais de temps en temps »…
Nous notons également quelques remarques d’autosatisfaction, de petites motivations qui font partie du quotidien et qui donnent du sens au travail : « Ca m’a toujours passionné cette notion de créer quelque chose ; le fait de partir de papier, de papier brut et d’être dans ce projet de création qui est concret, parce qu’on est pas que dans le virtuel » « la direction me fait confiance, après je pose un peu de questions au niveau du façonnage… », « J’ai toujours aimé le métier… », « Quand on est fabricant vous êtes maître de rien et vous devez justifier de tout, c’est pour ça que je préfère le métier que je fais aujourd’hui. Ce n’est pas plus simple, je prends 500 dossiers, mais ce n’est pas la même approche, je prends les décisions », « La machine offset, elle ne me manque pas, mais j’y vais de temps en temps ; […] je donne un conseil ; […] je m’intéresse, je cherche avec eux quand il y a des traces… ». Personne enfin n’a interpellé le sens au travail, du moins le terme n’a pas été employé tel quel. Il n’y a pas de plainte spontanée à ce sujet.
Le hors-travail:
Enfin, la santé personnelle, la charge familiale, le temps de transport, les engagements sociétaux et bénévolats, tout ce qui fait le hors-travail est très peu mentionné, sauf pour évoquer des liens familiaux et souligner la difficulté à déconnecter (« J’ai tendance à ne pas cloisonner » ; « Mon travail peut être gênant pour mes proches » ; « J’ai souvent tendance à m’oublier au profit de l’entreprise »). Une seule personne dit y arriver, tout en reconnaissant que son téléphone « est toujours, avec ma boîte mail, ouverts, même en congés ». Un seul salarié a parlé de son trajet domicile-travail (« J’ai 20 à 25 minutes de route. Ca fait sept ans, c’est plutôt village, c’est tranquille… »). Personne n’a parlé de sa vie extra-professionnelle, sauf pour évoquer le fait d’avoir des enfants ou par le fait de ramener du travail à la maison.

La légitimité du terrain

La difficulté objective à dire le travail:
Le contexte d’intensification du travail est tout à fait illustré dans les témoignages : les salariés ont fait part de l’accélération des rythmes, de la pression croissante du marché et des clients, de la difficulté grandissante de leur secteur économique. Ce sont les cadres, surtout, qui ont conscience de la mutation numérique de l’activité. Ils voient les clients, conçoivent la stratégie et le business plan. Mais le caractère de plus en plus subjectif du travail n’est pas dit comme tel. L’extension des risques psychosociaux, des troubles musculosquelettiques, de l’engagement de soi au travail, tout ce qui fait que la personne est engagée n’est pas dit en soi. Nous avons relevé l’absence d’expression sur les efforts physiques, les savoir-faire, les connaissances, les compétences, sur l’engagement du corps, de la personne au travail… Ce constat ne semble pas étonnant. Pour les ergonomes, il est difficile de parler de son travail. « Le travailleur à qui on présente une description détaillée de son activité répond souvent ‘’Je ne savais pas que je faisais tout cela’’, mais il se reconnaît dans la description’’ » ; il est plus facile pour un salarié de s’exprimer sur une difficulté « que de rendre compte de l’implication de son corps, de son intelligence, de sa subjectivité dans la
réalisation du travail » (Daniellou, 2015).
Ph. Davezies (2012) a décrit le décalage entre l’action de travailler et l’expression sur le travail. L’activité du travailleur est en avance sur sa conscience, elle est plus riche que ce qu’il est capable d’exprimer : « Il existe une distance parfois très importante entre ce que fait le travailleur et ce qu’il est en mesure d’en dire. Cette difficulté à dire le travail ne relève pas d’une déficience intellectuelle. La capacité à extraire de l’expérience des éléments susceptibles de constituer une ressource partagée pour l’avenir est une tâche compliquée, aussi bien pour le psychiatre ou le chercheur que pour l’ouvrier ». Il y a de nombreuses explications à cette invisibilité de l’action.
Notre conscience est en retard sur les informations motrices, sensorielles, les gestes sont coordonnés inconsciemment, un peu comme les chercheurs en neurosciences distinguent notre action réflexe, émotionnelle et réflexive. C’est un fait bien connu : nous n’avons qu’une conscience limitée de la façon dont nous réalisons les tâches dans lesquelles nous sommes engagés. « L’intention consciente d’agir accompagne l’action et ne la précède pas » : l’activité est en avance sur la raison… Citons également une explication langagière et psychologique. Il apparaît que les salariés s’expriment plus facilement, dans un espace spontané comme l’ont été nos entretiens, sur le travail tel qu’il est prescrit, et ce dans les limites des capacités langagières de chacun. Un groupe de chercheurs et de militants CGT ont mis en avant le poids de la littératie en tant que langage au travail, de moyen utilisé pour réaliser les tâches (Salles, 2019). On peut agir intelligemment sans savoir en parler intelligemment. Chacun de nous a ainsi une représentation de ce qui lui est propre, du contenu et de la valeur de ce qui est fait. « Il paraît assez naturel que, lorsqu’on leur demande de décrire leur activité, les travailleurs répondent en décrivant la tâche telle qu’elle est prescrite, et non telle qu’ils la vivent en la réalisant concrètement. Pour décrire ce qu’elle fait, une aide à domicile dit ainsi : ‘’je fais la vaisselle et je prépare le repas’’. Or ces deux tâches demandent un grand nombre d’actions, de résolutions de problèmes, d’interactions, de décisions ».
Les entretiens que nous avons réalisés semblent proches des récits de vie tels que l’on peut en lire à partir de différents projets éditoriaux de démocratie narrative telles que le site Raconter le travail ou la coopérative Dire le travail19. Les personnes décrivent leurs responsabilités, leur quotidien et leur environnement, avec parfois des exemples très précis, ainsi que leur ressenti, mais les récits donnent peu à lire les gestes effectués et les compétences mobilisées. Les textes y sont personnels, subjectifs, intéressants, mais portés par un imaginaire sur le travail davantage que sur l’identité professionnelle et les ficelles du métier. De même, la fiction a-t-elle pu proposer des images particulièrement riches pour montrer le travail. Des films très convaincants tels que Les Invisibles ou La Loi du marché, pour n’en citer que deux récents, montrent la richesse et la diversité de l’engagement des personnes au travail et le contexte de l’activité20. Les salariés, acteurs ou réels, laissent à voir ce qu’ils font mais ne décrivent pas ce qu’ils font et ce qu’ils ressentent… Un peu comme la série Caméra café, « qui promet de savoir enfin ce qu’est le travail », révèle par le biais du divertissement quelque chose du monde du travail, mais pas forcément ce qui était censé l’être : « C’est du côté du banal, de l’ordinaire du quotidien que l’on est mené ; le travail, en tant qu’activité, est quasi absent » (Jantet, Savignac, 2010). Cet espace de paroles qu’est l’espace commun autour de la machine à café est un lieu où l’on parle des relations interpersonnelles, des aléas de la vie autour du travail, de la prescription. Notons que l’adaptation de la série au cinéma s’appelle Espace détente comme pour rappeler que cet espace de parole n’est pas un lieu d’échanges professionnels. La parole au travail n’est pas d’emblée une parole sur le travail.
L’importance de la culture et de l’organisation:
Les salariés écoutés ont fait écho à diverses possibilités d’expression et de partage formalisées telles que les réunions d’équipe, les entretiens professionnels, ainsi que des moments informels tels que la tournée du manager. Nous ajoutons que l’entreprise nous a fait part de nombreuses sessions de formation pour tous les types de salariés et de postes. Ce sont des temps d’échanges professionnels à part entière. J’Imprimtou a également un dialogue social qu’elle décrit comme nourri, et, par son statut de caractère coopératif, elle organise régulièrement des assemblées générales qui sont autant de lieux d’expression. Pour autant, il n’a pas été évoqué « d’espaces de discussion » formalisés ou d’intervention de tiers structurés autour d’un projet. Les situations sont diversifiées. Les cadres évoquent la gouvernance de l’entreprise (« La parole, est-ce qu’elle est libre ? Oui, je pense, je ne me restreins pas. Par les canaux du conseil d’administration. J’y apporte quand même beaucoup de choses… ») et un besoin de se confier, d’échanger sur leurs responsabilités (« J’en parle beaucoup avec A. ; c’est un ami… », « Avec E., je partage beaucoup… »). D’autres salariés évoquent un dialogue professionnel formel ou informel au quotidien (« On s’est réunis encore, et on cherche une solution… », « Tous les secteurs essayent d’avoir une réunion par mois… », « On a deux réunions de planning quotidiennes, les dossiers sensibles sont mis en avant… »). Et, en cohérence avec les témoignages sur le management global de l’entreprise, la facilité des liens entre catégories de personnel est également mise en avant (« On parle avec la direction, on est au courant, il y a un échange… », « Ici on peut parler ; le directeur général a sa porte ouverte… » ; « Des choses comme les entretiens annuels il y en a depuis quinze ans, c’est l’entreprise qui toujours su écouter, avancer, avec le concours des forces vives de la boîte : les salariés »).
Au vu de ce qui a été dit (déterminants abordés), de ce qui n’a pas été dit (déterminants éludés) et du contexte, nous nous posons la question de la légitimité de cette parole. J’Imprimtou est une entreprise qui entend favoriser le dialogue formel ou informel, la relation hiérarchique directe, un management à l’écoute. Le statut de coopérative impose un partage des responsabilités, une certaine codétermination. Les échanges entre la direction et les salariés sont donc plus riches qu’ailleurs, ne serait-ce parce que le comité de direction est élu. Le statut de Scop est une réponse à l’enjeu de la démocratie dans l’entreprise qui aussi ancien que le code du Travail. Il ne garantit pas une riche ingénierie de dialogue, pas plus que la taille modeste de l’entreprise ne favorise en soi des échanges cordiaux et respectueux. Reste que nous pouvons nous appuyer sur les témoignages des salariés relevant tous que leur entreprise est un lieu où l’on peut facilement parler et que ce terrain biaise, angle les résultats. La qualité de l’expression est en soi un déterminant de la charge.
Pour expliquer que d’autres déterminants, dans notre cas précis, n’aient pas été ou peu abordés, à savoir l’environnements physique et le statut d’emploi, sans doute pouvons-nous avancer intuitivement que ces facteurs ne sont pas sources de problèmes ou de conflit. Les personnes écoutées semblent travailler dans des conditions d’emploi satisfaisantes. Elles sont en contrat à durée indéterminées, à temps plein, et l’imprimerie étudiée semble attacher une grande importance aux enjeux de santé et sécurité sur le lieu de travail. Enfin, rappelons que notre panel n’a pas été choisi mais proposé par la direction et que d’autres salariés qui pourraient être en tensions n’ont pas fait partie des entretiens. Ces remarques ne limitent pas l’intérêt du résultat : elles confortent l’importance à donner au contexte local dans lequel la parole est donnée.
A contrario, l’existence d’un encadrement normatif qui limite l’émergence d’une parole, d’une expression du vécu subjectif a été étudié par les sociologues (Glady, Vandevelde-Rougale, cités par Salles, 2016). Citons les travaux menés dans une organisation de type bureaucratique21 qui montrent que les paroles de plainte « de mal-être » dans les situations ordinaires du travail sont difficilement recevables et relativement banalisées : « Dans ce projet institutionnel qui rabat les individus sur des fonctions, […] l’expression de la subjectivité des individus n’est ni prévue ni tolérée » (Foli, 2009). Ce phénomène de disqualification des plaintes « renforce les rigidités bureaucratiques, en particulier les difficultés de l’organisation à s’adapter aux aléas de l’activité et à innover ». Ainsi a-t-on décrit des situations de « silence organisationnel » étudiées dans le cadre du risque industriel et dans lequel des informations importantes pour la sécurité sont disponibles au niveau du terrain, mais ne remontent pas, et ne peuvent donc pas être prises en compte dans les décisions stratégiques. Plusieurs caractéristiques de l’organisation peuvent alimenter le silence organisationnel, et notamment la croyance du management que la situation est sous contrôle grâce au grand nombre de procédures, quand le prescrit est peu compatible avec les réalités quotidiennes : « Une majorité des acteurs le terrain, en se réfugiant dans le silence, maintiennent les marges de manœuvre » (Daniellou, 2017).

Soutenir une parole sur le travail

La difficulté à instituer des espaces de parole:
Un contexte favorisant les échanges, voire les instituant, ne suffit pas. Citons les difficultés à développer le dialogue professionnel dans le cadre d’espaces de discussion prévus par l’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail (QVT). Celui-ci encourage et favorise l’expression des salariés sur leur travail : « Des espaces de discussion s’organiseront sous la forme de groupes de travail entre salariés d’une entité homogène de production ou de réalisation d’un service », ajoutant qu’ils « peuvent également être mis en place pour des managers ». La démarche préconisée se limite souvent dans les accords QVT à une simple réaffirmation des rôles (manager, instances…) et des dispositifs existants (entretien annuel, enquête de satisfaction, boîte à idées…) selon une évaluation proposée par l’Anact (2019). Bien souvent ces espaces ne s’inscrivent pas concrètement dans une logique de discussion sur le travail, à l’image des groupes d’expression issus des lois Auroux qui ont réglementé un droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail. Si cette nouvelle liberté de parole légalement octroyée suscita beaucoup d’enthousiasme, les espaces institutionnalisés ont pâti d’animation et de finalité, voire se sont confondus avec les cercles de qualité (Jacquier, 2008, Astrees, 2013). En somme, « Le cantonnement aux questions de conditions de travail, la difficulté à dépasser les plaintes et critiques, des formes et styles d’animation inappropriés, le manque de temps, le faible impact de ces réunions ou plus globalement la difficulté à situer ces modalités d’expression par rapport à d’autres (cercles de qualité et/ou réunions syndicales) ont souvent été avancés pour expliquer les limites de ce droit d’expression et le fait que les salariés se soient progressivement désengagés de ces espaces de parole » (Conjard, Journoud, 2013). Ce constat global ne doit pas masquer la diversité des situations dans les entreprises où des réunions et échanges formels sur la gestion de la qualité peuvent être bénéfiques pour développer l’autonomie des salariés.
Des études ont montré en effet que la construction de la santé au travail dépend de la qualité des « dynamiques communicationnelles » autour du travail (Detchessahar, Minguet, 2012). Celles-ci apparaissent comme un élément susceptible d’alimenter un « cercle vertueux » de mise en visibilité du travail, d’explicitation des contraintes et de fabrique de compromis d’action collective. Elles confirment que l’émergence de telles dynamiques n’est en rien spontanée : « Créer les conditions managériales qui installent dans les routines de l’organisation une attention renouvelée au travail et à ses conditions de réalisation » (Detchessahar, Gentil, Grevin, Stimec, 2015). Il s’agit de favoriser la mise en discussion du travail prescrit, sur la façon dont chacun l’accueille et s’ajuste avec elle. A défaut, les tensions se déplacent du terrain professionnel aux relations personnelles, elles se jouent dans des détails et des non-dits, plus ou moins à distance de l’activité… Nous en concluons que le cadre normatif, managérial ou une culture d’entreprise favorisant les échanges internes sont indispensables et féconds mais insuffisants. Il faut une finalité au dialogue sur le travail. Et cette finalité, c’est le travail lui-même et son organisation.
L’enjeu de prévention et de reconnaissance:
Un travail moins visible, valorisable, est source de mal-être (De Gaulejac, 2012). Des chercheurs ont montré la difficulté que nous avons à valoriser le travail de lecture, de vigilance, de communication, de relations, de coordination, d’adaptation, d’organisation… Ils appellent à renouveler nos images sur le travail désormais moins mécaniste (Datchary, 2009, Bidet, 2016). Peut-être que si les compétences comportementales sont valorisées aujourd’hui, c’est parce que travailler demande un effort de comportement autant que l’œuvre accomplie, d’autant plus que celle-ci est parcellisée. Le droit d’expression individuel ouvert en 1982 est un révélateur de la place du travailleur, un salarié reconnu comme une personne à part entière dans l’entreprise (Le Goff, 2016). Le fait de pouvoir s’exprimer sur son travail constitue un mécanisme puissant de reconnaissance (Lépine, 2009), celle-ci étant un « processus communicationnel » répondant à un besoin de visibilité des individus au travail dans des organisations, dans des dispositifs très normés, valorisant l’activité par des indicateurs de gestion (Andonova, Vacher, 2009). Agir face à l’intensification du travail suppose d’identifier, de reconnaître les tentatives des salariés pour travailler au mieux et de leur permettre de prendre part à des débats sur la qualité du travail et son organisation. « Mais il faut au préalable dépasser une difficulté, qui est celle pour les salariés de parler de leur travail, voire de se représenter leur propre contribution à la production » rappelle F. Daniellou (2015) plaidant pour un dialogue social sur le travail.
Le travail est, comme déjà évoqué, à la fois manuel et intellectuel. Travailler, c’est utiliser ses capacités intellectuelles et physiques, ses compétences professionnelles et personnelles, ses appétences, son parcours et son capital social contre un revenu, une reconnaissance et un statut. Le travail est à la fois respect des consignes et ajustements avec la prescription. Le travail, ce sont des tâches reconnues mais aussi invisibles, des projets et des actes manqués ou des échecs qui font partie de la réussite. Le travail engage la personne, son corps, son rythme quotidien, parfois sa santé. Il oscille entre tâches ingrates, parfois éprouvantes, et satisfaction d’accomplir une œuvre, qu’elle soit infime, modeste ou ambitieuse. Travailler, ce n’est pas seulement, loin de là, respecter des consignes. Comment exprimer tout cela ? Comment produire une parole qui rende compte des impasses du témoignage spontané des salariés ? Comment parler de soi au travail, de ses qualités professionnelles singulières ? L’analyse des conditions de travail proposée en 1975 proposait déjà de porter une attention particulière, au-delà de l’environnement, des efforts physiques et cognitifs, à des « éléments psychosociologiques tels que l’initiative, le statut social, les communications, la coopération et l’identification du produit » (Beauchesne, Gautrat, Guelaud, Roustang). Des éléments essentiels dans le rapport au travail. L’initiative, c’est l’autonomie au quotidien, le pouvoir de choisir ses méthodes, d’organiser son rythme. Le statut social est entendu dans le sens de la considération sociale qui est liée au travail. Les possibilités de communication est le nombre de personnes dans le voisinage du travail, la possibilité de parler et d’échanger. Elle est liée à la coopération qui concerne les relations que doit avoir pour son travail le travailleur avec ses collègues de travail ou avec la hiérarchie. Enfin, l’identification du produit et le plus ou moins grand intérêt que le salarié peut prendre à son travail selon qu’il arrive ou non à se situer dans l’ensemble du processus de fabrication ou de conception et selon qu’il voit ou non le résultat de son travail, qu’il peut apprécier l’importance de ce qu’il fait.
Une mise en discussion du travail participe au bien-être des salariés et de l’acceptation de leur charge de travail. Ainsi, citons la « clinique de l’activité » (Clot, Gollac, 2017) comme une méthodologie d’action mise en œuvre en psychologie pour changer le travail. Elle s’est développée
à la fois dans la filiation de l’ergonomie francophone et de la psychopathologie du travail. Au sein du domaine plus vaste de la clinique du travail, elle propose des moyens d’agir sur les rapports entre activité et subjectivité, individu et collectif. Elle propose de s’approprier la condition : la « dispute professionnelle » définie comme « l’institution du conflit sur le travail bien fait pour protéger le pouvoir d’agir et la santé ». Il s’agit moins de faire l’inventaire des risques psychosociaux que de
retrouver avec les professionnels les ressources psychologiques et sociales propres à accomplir un travail de qualité, par nature discutable. C’est moins le souci de promouvoir le « bien-être » présumé de l’opérateur que celui de redécouvrir avec lui, les plaisirs du « bien faire ». Car là se trouve l’un des ressorts principaux de la santé au travail. Cette approche participe à la régénération d’un « professionnalisme délibéré » propice à la santé. Au travail, il faut se reconnaître dans quelque chose : une histoire commune, un produit, une technique, un langage, une marque, un métier, une trajectoire. Il faut aider le salarié à se reconnaître dans le travail.

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Table des matières

1 – Introduction
1.1 – La scène du travail : intensification
1.2 – Ecouter la personne : subjectivisation
1.3 – Les nombreux déterminants de la charge
1.4 – Un cas pratique
2 – Méthode. Un temps d’écoute proposé aux salariés
2.1 – L’imprimerie J’Imprimtou comme terrain d’enquête
2.2 – Le guide d’entretien sur les déterminants de la charge
2.3 – Un temps d’écoute proposé à 7 salariés
2.4 – La grille d’analyse
3 – Résultats. Comment la charge est-elle décrite
3.1 – Une description de l’activité et l’environnement de travail
L’activité professionnelle, 22. L’environnement de l’activité, 24. L’autonomie
professionnelle, 25. Le hors-travail, 27. L’expression et la parol
3.2. – Qualité et subjectivité de l’expression, 28
Les déterminants utilisés pour parler du travail, 28. Le poids du ressenti : une charge acceptée,
4 – Discussion. La difficulté à parler du travail
4.1 – La légitimité du terrain
La difficulté objective à dire le travail, 30. L’importance de la culture et de l’organisatio
4.2 – Soutenir une parole sur le travail
La difficulté à instituer des espaces de parole, 33. L’enjeu de prévention et de reconnaissance
4.3 – Une politique de communication dans le travail
5 – Conclusion
Bibliographie

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