Une organisation qui se constitue par et au travers de processus communicationnels

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Les big data interrogés en sciences humaines et sociales

S’il existe des incertitudes quant à l’origine des big data et de ce qui fonde leur « nouveauté », les dis-cours concourant à ce mouvement mettent néanmoins en scène son caractère « révolutionnaire » et le « tournant », le changement qu’ils incarneraient. Que les big data tiennent ou non leurs promesses, les discours qui les accompagnent, s’adressant à la fois aux scientifiques, aux citoyens, mais égale-ment aux décideurs financiers et aux responsables politiques, proposent de nouveaux agencements socio-techniques et ce faisant performent la « Société » (Latour, 2007). Ceci amène les chercheurs en sciences sociales à se positionner vis-à-vis de ces discours et à les interroger.
Dans cette partie, nous souhaitons donc, dans un premier temps, déployer les différents question-nements proposés par les chercheurs étudiant ce mouvement des big data, avant d’interroger le ca-ractère construit des données et des éléments de méthodes associées à leur mobilisation. Enfin, ce caractère construit nous amène à entamer une réflexion sur la désignation de ce qui se constitue comme « donnée » dans le cadre de nos analyses.

Les enjeux du big data pour les sciences humaines et sociales

Dans un contexte de montée en puissance du mouvement des big data, les promoteurs de ces der-niers multiplient les déclarations enthousiastes quant « connaissances » que la mise en œuvre des technologies associées aux big data permettraient d’obtenir :
Nous disposons de capacités nouvelles d’analyse de ces données, lesquelles pourraient nous en apprendre plus sur nous-mêmes et notre environnement que nous ne l’aurions cru possible » (Babinet, 2015, p. 22–23).
Ce fantasme de pouvoir mesurer le « réel » à même le monde (Rouvroy & Stiegler, 2015, 4), sans
l’interférence » de théories, de catégories, considérées comme nécessairement subjectives et in-fluencées par une vision particulière du monde, renouvelle l’ambition positiviste d’une science « vé-ritablement » objective, comme le rappelle Dominique Cardon :
Les big data réaniment le projet d’objectivité instrumentale des sciences de la nature, mais cette fois sans le laboratoire : c’est le monde qui devient directement mesurable et calculable. Leur ambition est de mesurer au plus près le « réel », de façon exhaustive, discrète et à grain très fin ». (Cardon, 2015, p. 44)
C’est le projet d’une science « du social » instrumentale qui se passerait de catégorie, orientée non plus vers l’explication mais vers la corrélation et la prédiction ; une science qui abandonnerait l’étude du terrain trop local et facilement influençable, pour observer les interactions au travers des « traces » numériques des pratiques quotidiennes. Ce projet suscite le malaise des chercheurs en sciences hu-maines et sociales face à certaines déclarations annonçant la fin de ces sciences et l’obsolescence de leurs méthodologies :
C’est un monde dans lequel des quantités massives de données et les mathématiques appliquées remplacent tous les autres outils qui pourraient être utilisés. Exit toutes les théories sur les comportements humains, de la linguistique à la sociologie. [. . . ] Qui peut savoir pourquoi les gens font ce qu’ils font ? Le fait est qu’ils le font, et que nous pouvons le tracer et mesurer avec une fidélité sans précédent. Si l’on a assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes ». (Anderson, 2008 ; traduit par Cardon, 2012)
Si cette déclaration, devenue très célèbre, a provoqué autant de réactions de la part des chercheurs en sciences sociales, c’est parce qu’elle s’inscrit dans un contexte de plus en plus prégnant de remise en question de ces disciplines (Lahire & Fourgeron, 2016). Alors que les principes gestionnaires issus du privé s’appliquent de plus en plus aux politiques publiques (Boussard, 2008), que les déci-deurs politiques et économiques se voient pris de plus en plus dans des considérations à court terme (de Gaulejac & Hanique, 2015), et que l’action se voit privilégiée au détriment de l’explication et de l’analyse, certains auteurs des sciences humaines craignent de voir les approches du big data capter toute l’attention et les financements des décideurs (Boullier, 2015a, 5) au détriment de leurs disci-plines. Ils redoutent également que des enjeux renouvelés de contrôle social et de pilotage des Sociétés par des théories implicites du social ne soient déjà à l’œuvre (de Gaulejac & Hanique, 2015). Face à cette situation, des chercheurs en sciences humaines et sociales plaident pour que celles-ci évoluent en « humanités numériques » afin d’éviter leur disparition (Boullier, 2015c, 4).
Boullier identifie trois types de posture adoptée face à la montée du big data : (1) la première posture, adoptée par la majorité des « humanités numériques », consiste à appliquer aux données numériques les mêmes méthodes et les mêmes concepts des générations précédentes des sciences sociales ; (2) d’autres, à l’inverse, appliquent les méthodes du big data en reprenant leurs exigences et leurs prin-cipes, et en abandonnant la posture critique des sciences humaines ; et (3) la dernière, selon Boullier, consiste à considérer que ces « données numériques » nécessitent de nouvelles conventions pour les analyser et participer à la production d’autres méthodes et concepts pour les appréhender (Boullier, 2015c, 4). Ainsi concernant les « humanités numériques », nous pouvons observer que, contraire-ment à leur intitulé laissant penser à une certaine unité de méthode et d’appréhension du numérique, elles regroupent plusieurs approches de cet objet que serait le big data, en particulier, et le numérique, en général. Il nous semble que demeure une ambiguïté certaine autour du terme « humanité numé-rique ». Désigne-t-il les sciences humaines et sociales qui utilisent les technologies du numérique ou celles qui ont ces technologies comme objet de recherche ?
Face à ces injonctions pour une évolution des sciences humaines —- qu’elles prennent le big data comme un outil de recherche, un terrain ou comme un objet sur lequel il faut établir de nouvelles conventions, de nouvelles méthodes —, il nous semble que le programme « critique » des sciences humaines et sociales, leur capacité à déconstruire les discours, à ouvrir les « boîtes noires » est plus que jamais d’actualité. L’enjeu pour les sciences humaines et sociales ne se résume pas à appliquer les technologies et les méthodes du big data mais à en explorer les implicites, les préconçus et à mettre au jour les impensés politiques qu’elles véhiculent. En effet, les données (Ollion & Boelaert, 2015, et les algorithmes (Cardon, 2015) sont toujours construits. Ils n’émanent pas d’un « ailleurs », détaché de la subjectivité humaine, mais sont issus de choix quant aux définitions et aux conceptions qu’ils véhiculent. Ces choix ne proviennent pas d’une rationalité, supposée la seule « vraie », mais sont construits au travers de compromis et de négociations entre différentes conceptions du monde, entre différents implicites politiques.
Ce programme critique des sciences humaines et sociales (Lahire & Fourgeron, 2016) en ce qui concerne le big data regroupe différents questionnements, parmi lesquels nous avons identifié : (1) ceux qui explorent la constitution des données, et plus particulièrement des « données brutes » (De-nis & Pontille, 2012 ; Denis & Goëta, 2013 ; Denis, 2015), (2) ceux relatifs à la construction des algorithmes (Cardon, 2015), (3) ceux concernant le travail d’interprétation du corpus que constituent les big data (Boullier, 2015a, 5 ; Bastard et al., p.d.) ; et enfin (4) les préconçus agissant derrière le discours des promoteurs du big data, notamment ceux concernant la confusion qui s’opère entre la réalité et la vérité (Rouvroy & Stiegler, 2015, 4).
Nous devons ouvrir le débat — alors qu’il n’en existe aucun de sérieux actuellement — à propos des différentes temporalités, spatialités et matérialités que nous sommes sus-ceptibles de représenter grâce à nos bases de données, avec, en vue, une conception per-mettant une flexibilité maximum, et autorisant, autant que possible, l’émergence d’une polyphonie et d’une polychronie. L’expression « données brutes » est un oxymore au-tant qu’une mauvaise idée ; au contraire, les données devraient être cuisinées avec soin. » (Bowker, 2005, p. 183–184, traduit par P. Grosdemouge et F. Pailler)

Le caractère construit des données et des algorithmes

Les données ne sont pas données mais construites » (Terrier, 2011), en cela les données ne sont pas des dons de la « Nature » ou de la « Réalité ». Quantifier le monde, le réduire à une série d’indicateurs nécessite tout un processus, explicite ou non, de négociations autour des définitions, des mesures, et des normes (Desrosières, 2000). Le big data suppose de « décontextualiser » les données pour pouvoir en traiter de grandes quantités au travers des algorithmes (Ibekwe-Sanjuan, 2014). Cependant, rendre les « données brutes » nécessite tout un travail d’identification, de sélection et de « brutification » (Denis & Goëta, 2013). Ainsi, explorer la construction des données et de leur contexte est un enjeu pour les sciences humaines et sociales (Boyd & Crawford, 2012, 5).
Le big data repose sur des capacités de calcul très puissantes, les algorithmes. Plutôt que de tester des hypothèses avec un petit jeu de données, ce sont les corrélations entre de grands ensembles de données qui sont censées générer des hypothèses, testées par la suite avec d’autres corrélations selon un principe d’essai/erreur à haute fréquence (Boullier, 2015a, 5). Ce principe laisse penser que la théorisation devient inutile puisque ce sont des données qu’émergent les hypothèses. Cependant, « la plupart des méthodes d’apprentissage sont dites « supervisées » : ceux qui fabriquent les calculs leur donnent un objectif » (Cardon, 2015, p. 61). De même que les données sont constituées dans un but précis, les algorithmes se voient également attribuer un objectif par leurs concepteurs. De cet objec-tif et des définitions qu’attribuent leurs auteurs aux différentes variables dépendent les pondérations qui entrent dans la conception des algorithmes. Ainsi l’intérêt n’est pas forcément d’analyser l’algo-rithme lui-même, mais d’interroger les préconçus, les implicites, les conventions et les objectifs qui ont fondés sa conception (Cardon, 2015).
Les sciences humaines et sociales se doivent de questionner le travail d’interprétation des nouveaux corpus que représente le big data (Boullier, 2015a, 5). En effet, selon Bastard, Cardon, Fouetillou et al. (2013), les big data font plusieurs promesses qu’il est nécessaire d’interroger. Ainsi, la plupart des promoteurs du big data considèrent les données issues du Web comme étant des enregistrements directs de la Société. Ces enregistrements sont supposés objectifs, ne nécessitant pas de catégories et d’enquêtes de chercheurs. Cependant, le lien entre la Société et les « traces » laissées par les pratiques quotidiennes des individus n’est pas évident sans enquête approfondie (Boullier, 2015a, 5).
Enfin, il est nécessaire de questionner les implicites de cette mise en chiffres, de cette « sacralisa-tion » de la quantification (Ogien, 2013). En effet, « le concept de vérité se trouve de plus en plus replié sur celui de la réalité ou de l’actualité pure, au point, finalement, que les choses semblent parler pour elles-mêmes » (Rouvroy & Stiegler, 2015, 4). Ainsi sous l’influence du positivisme et du fonc-tionnalisme, dont le projet est de réduire le monde à quelques fonctions maitrisables (de Gaulejac & Hanique, 2015), une confusion s’établit entre la trace et la chose (Rouvroy & Stiegler, 2015, 4). La confusion entre le monde complexe et ses représentations simples ont alors tendance à rendre toute critique impossible (Rouvroy & Stiegler, 2015, 4).

La donnée : un « obtenu » instauré comme « donné »

Nous avons vu que la pensée ingénieur repose sur des objets quantifiant et qualifiant un « état du monde », et présentés comme des « données ». L’homogénéité que semble conférer ce terme ainsi que sa forte diffusion masque la relative indétermination à pouvoir préciser ce qu’est justement une donnée ». En effet, les données peuvent être « des mesures physiques, du signal, des observations, des variables, des paramètres, des indicateurs, des images, des informations… » (Dubois, 2014, p. 19). S’il est impossible de proposer une définition qui serait à la fois précise et exhaustive de ce que re-couvre ce terme, il nous semble néanmoins nécessaire de l’interroger dans la mesure où les données sont souvent présentés comme étant « déjà-là » (Denis & Goëta, 2013 ; Dubois, 2014), comme par-lant d’elles-mêmes (Mayère, 2016). Or, « le monde ne fait pas don de lui-même à la science comme s’il était obligé par une forme d’engagement » (Ingold, 2013, p. 352 ; cité par Dubois, 2014). Au contraire, l’établissement de faits scientifiques nécessite tout un ensemble de traductions et de compromis (La-tour, 2006 ; Callon, Barthe & Lascoumes, 2001). Ainsi, « les données ne sont pas données mais construites » (Terrier, 2011). Elles sont obtenues (La-tour, 2001). Ceci nous amène à nous questionner sur la pertinence de mobiliser le terme de donnée dans le cadre de nos analyses et de l’éventualité de lui préférer le terme d’obtenu.
Les « données » ne sont pas données, mais leur mobilisation ne l’est pas non plus. En effet, les données » étant ancrés dans un contexte, dans des pratiques dans lesquels ils s’insèrent et qu’ils per-forment (Feenberg, 2004 ; Denis & Goëta, 2013), leurs mobilisations, leurs déplacements vers d’autres lieux, vers d’autres pratiques ne sont pas donnés, mais leurs circulations entraînent des « frictions » (Edwards et al., 2011, 41). De plus, les travaux de Jérôme Denis et Samuel Goëta (Denis & Goëta, 2013 ; Denis & Goëta, 2017 ; Denis, 2015 ; Goëta, 2016) ont montré que l’identification des don-nées mobilisables et leurs intégrations effectives dans des « écologies informationnelles » ne va pas non plus de soi, mais nécessite de nombreux déplacements, de nombreuses négociations.
Rosenberg a montré que pendant longtemps en science les données était considéré comme un prémisse du raisonnement sans préconçus par rapport à la réalité : « When a fact is proven false, it ceases to be a fact. False data is data nonetheless » (Rosenberg, 2013, p. 18). Cependant, l’extension de l’usage de ce terme aux éléments issus de l’expérimentation et de la « collecte » amène à considérer les données » comme acquises une bonne fois pour toutes et comme fondement à l’argumentation et à l’établissement de faits scientifiques (Rosenberg, 2013). Ainsi, le terme de donnée renvoie à quelque chose de figé, de stabilisé. l’opposée, le terme d’obtenu renvoie à l’idée que ces éléments s’inscrivent dans un processus conti-nue de construction. Il désigne à la fois le processus et le résultat.
Cependant, si le terme d’obtenu nous permet de mettre l’accent sur le travail de sélection, de com-binaison, de hiérarchisation et de mise en forme de ces éléments, nous allons dans la suite de la thèse mobiliser le terme de « donnée ». En effet, si nous souhaitons mettre à distance et interroger le vo-cabulaire mobilisée par les acteurs observés, il ne s’agit pour autant pas de les en dessaisir (Denis & Goëta, 2013). De plus, dans leurs travaux sur « l’ouverture des données » dans les collectivités pu-bliques, Jérôme Denis et Samuel Goëta ont mis en évidence le fait que si ces données sont fabriquées, il n’en demeure pas moins qu’elles « s’apparentent à des dons, des matériaux de départ offert à la col-lectivité » (Denis & Goëta, 2013, p. 17). Dans le cadre de notre étude, nous ne nous concentrons pas, certes, sur la fabrique des données en tant que telle ; néanmoins en s’intéressant à la construction du sens univoque que les acteurs tentent d’attribuer à ces données, en observant à travers la construc-tion de cet assemblage de données, de méthodes et de représentations comment les acteurs essaient de clôturer en « boîte noire » destinée à être mobilisée dans les pratiques quotidiennes des destina-taires, nous observons également des processus dont le résultat est vécu comme un don par les acteurs, comme permettant « d’aider à la décision ».

Comment mettre au travail la notion de big data en sciences de l’information et de la communication

Les discours accompagnant la promotion du big data annoncent ainsi la possibilité d’obtenir des
connaissances sur le monde » (Babinet, 2015) et de pouvoir construire des prédictions et des outils de « décision » ou « d’aide à la décision ». Ces outils sont considérés comme d’autant plus « perfor-mants », « vrais » et « rationnels » qu’ils se fondent sur des éléments supposés relever d’une « réalité empirique » dénuée de toute subjectivité et intersubjectivité (Anadón & Guillemette, 2007, Hors Série). Cet espoir se fonde sur un accès au monde « réel » de façon automatisée sans recourir aux actions et aux interprétations humaines, soupçonnées d’être sources de biais et d’incertitude (Béné-jean, 2015, 190–191). À ce titre, les tenants du big data portent une attention particulière aux traces numériques réputées pour être dénuées d’intentionnalité (Merzeau, 2013a). On ne fabrique pas une trace, on la laisse, et ce sans intention aucune […] À la différence du signe que nous créons, la signification d’une trace existe au-delà de l’intention de celui qui la génère. C’est justement ce qui échappe à notre attention, à notre contrôle ou à notre vigilance qui, à partir de nos actes, prend la forme d’une trace » (Krämer, 2007/2012)
En effet, dénuées d’intention, ces traces seraient donc dépourvues de sens pour ceux qui les produisent et donc constitueraient un témoin « objectif » de l’activité des acteurs.
Si dans le cadre de la thèse, nous n’étudions pas à proprement parler des « traces numériques », c’est-à-dire que les « données » inscrites dans le module de formation ne proviennent pas de l’acti- vité d’individus sur le web, les travaux des chercheurs en sciences de l’information nous permettent d’interroger les discours et les préconçus accompagnant la montée en puissance des technologies du numériques.
Issues de la traçabilité, voire même plutôt de la « traque », de l’activité numérique des individus, les traces relèvent du tatouage, d’une « marque invisible » articulée à « un acte informationnel rare-ment perçu comme tel » (Merzeau, 2009). Ce faisant les traces opèrent une « rupture sémantique » (Collomb, 2016), puisqu’elles n’associent plus un signifiant à un signifié. En effet, « elles se détachent des procédures qui enchâssaient les énoncés, ouvrant sur des énonciations “incertaines”, nomades et différées » (Merzeau, 2009, p. 72). Ces traces construites de façon a-signifiante et non-intentionnelle n’ont d’intérêt et de sens que pour ceux qui les traitent (Merzeau, 2009 ; Merzeau, 2013a), puis-qu’elles permettent de discrétiser (Bachimont, 2004 ; Gout, 2015) les individus en les associant à des « unités isolables, agençables et calculables » (Pédauque, 2006, p. 186) Ce faisant les traces sont déliées du contexte dans lequel elles ont pris formes (Merzeau, 2009 ; Merzeau, 2013a ; Collomb, 2016).
Séparées de leur contexte, ces traces numériques sont stockées et encodées de façon non directe-ment intelligibles pour les être humains (Collomb, 2016). En effet, enregistrées sous forme binaire, les traces ne sont accessible aux être humains que par des inscriptions successives (Jeanneret, 2011) via l’intermédiation technologique (Merzeau, 2009). Ainsi, elles ne prennent sens qu’au travers des actions de ceux qui les traitent, qu’à travers leurs calculs, leurs combinaisons et leurs assemblages (Merzeau, 2013a ; Collomb, 2016).
Ainsi, les traces comme les données numériques sont des éléments dé-sémantisés séparés de leur contexte. Elles ne sont pas porteuses d’un sens qui serait « déjà-là », intrinsèque mais supposent un certain nombre d’opérations, de manipulations et de traductions afin qu’elles puissent se voir attribuer une signification et une orientation de l’action par ceux qui les traitent. Cependant, ces actions sont invisibilisées par les discours et les fantasmes véhiculés par les promoteurs des big data (Mayère, 2018).
Ce faisant, le mouvement des big data fait écho à la réflexion proposée par Daniel Bougnoux en 1999 (Bougnoux, 1999). Cet auteur voit dans l’essor du recours à la Technique mobilisé pour limiter les « biais » liés aux interprétations humaines (Bénéjean, 2015, 190–191), une « course à la standar-disation des formats et des protocoles » (Bougnoux, 1999). Cette « course » repose sur une forme de mise en relation universelle par la mise en place d’éléments conçus comme génériques et décon-textualisés. Il s’agit alors « de rendre les énoncés partout compatibles, mais aussi les pièces détachées, les informations, les règlements, les voies de circulations, les logiciels ou les cachets d’aspirine qui doivent tous fonctionner universellement, c’est-à-dire indépendamment des circonstances locales de leur mise en service » (Bougnoux, 1999, p. 104). Dans le même temps que se développe cet impératif de standardisation, Bougnoux observe un mouvement inverse visant à la « personnalisation des biens et des marchandises » (Bougnoux, 1999).
Le mouvement des big data ne se présente pas seulement comme un technique de traitement massif de données mais aussi comme permettant une forme de personnalisation (Rouvroy & Berns, 2013). Il ne s’agit plus seulement d’observer des récurrences mais des singularités (Merzeau, 2013b). Ainsi, le mouvement des big data peut être perçu comme une tentative d’addresser cette contradiction soulevée par Daniel Bougnoux entre une injonction à l’objectivité technique supposant la mise en place de pro-cédures génériques et décontextualisées et un impératif de personnalisation de plus en plus prégnant (Bougnoux, 1999). Par conséquent, il s’agit d’étudier comment ces assemblages socio-techniques gé-nériques visant à prescrire, à agir sur le cours de l’action, se recontextualisent (Feenberg, 2004) afin de s’adapter aux situations locales. Si ces éléments techniques sont dé-contextualisés, il ne s’agit pas de considérer les technologies nu-mériques comme « ne faisant rien », comme n’influençant pas le cours de l’action. L’inscription sous forme de listes permet de fixer la parole (Goody, 1979) et « substitue à l’entendre successivement le voir ensemble » (Bachimont, 2000). En même temps, la mise en forme sur des supports matériels, par l’agencement spatial sur des supports (relativement) permanents, les signes peuvent susciter l’émer-gence de nouvelles significations et de nouvelles orientations de l’action. Cependant, la production de sens ne provient pas de la seule inscription dans des supports mais de la mobilisation et de l’actua-lisation de ces inscriptions à travers les pratiques d’acteurs (Bachimont, 2000).
Ainsi, les technologies du big data ne sont pas tant des technologies produisant des connaissances et des prédictions sur le « monde », que des technologies du signe permettant de nouveaux agence-ments, de nouveaux combinatoires. En effet, « il ne suffit pas, du tout que les technologies “traitent” de l’information (c’est-à-dire soumettent les objets du monde à un certain type d’écriture mathéma-tique) pour qu’elles “produisent de l’information (c’est-à-dire modifient la perception que nous avons du monde, informent notre esprit, mettent en forme notre relation au réel) » (Jeanneret, 2000, p. 42). Par conséquent, en présentant les big data comme permettant d’accéder au « réel » sans passer par le biais de la subjectivité humaine, les discours accompagnant cet ensemble de technologies, de mé-thodes, et de façon de voir invisibilisent le travail mené par ceux qui par et à travers leurs pratiques tentent d’en produire du sens (Mayère, 2018). Cette invisibilisation « s’étend de proche en proche à la production de sens, à celle des liens sociaux, de l’intercompréhension, et enfin de celles et ceux qui sont au travail ou sujet du travail » (Mayère, 2018).
Cette invibilisation se retrouve notamment dans le vocable utilisée. En effet, le renseignement de bases de données est désigné comme de la « collecte » (Mayère, 2018), la récupération de données travers différentes bases est décrite comme du « moissonnage » (Toonders, 2014), les processus de « mise à disposition » de données sont qualifiés de processus « d’ouverture » des données (Denis & Goëta, 2013 ; Denis & Goëta, 2017), et les calculs, les recombinaisons sont supposées être des « informations » parlant d’elles-mêmes (Mayère, 2016). Ce vocabulaire laisse à penser que le travail des données recouvre des activités simples, ne requérant pas de réflexion ou de discussion, qu’il se-rait presque possible d’automatiser (Mayère, 2018). Or, les activités de saisie sont bien loin d’être automatisables (Denis, 2009). Elles requièrent de discrétiser le « réel » (Collomb, 2016), de l’assigner différentes catégories, assignation qui n’a rien d’une évidence (Suchman, 1993). Le terme « mois-sonnage » des données invisibilise les opérations néccessaires pour articuler des bases de données hétérogènes (Cardon, 2015). De même, l’expression « open data » ou « ouverture des données » pro-pose une vision des données comme étant déjà-là, emprisonnées dans les organisations et dont ils suffiraient d’ouvrir le « robinet » pour que ces flux de données puissent nourrir de nombreux algo-rithmes (Cardon, 2015 ; Denis & Goëta, 2013 ; Denis & Goëta, 2017 ; Goëta, 2016). Enfin, dès lors que les données sont dé-sémantisées, discrétisées afin d’être calculées et combinées, elles ne peuvent être considérées comme une « information », comme « mettant en forme notre perception du réel » (Jeanneret, 2000). C’est à travers le travail de celui qui les mobilise, qui les réassigne à une signifi-cation, qui les recontextualise et les insère dans une intrigue, que celles-ci peuvent participer de la signification et de l’orientation du cours de l’action (Mayère, 2018). Ce travail du sens est invisibilisé parce qu’il « contredit la logique des technologies miraculeuses, et l’argumentaire économique associé du retour sur investissement par diminution du temps de travail requis » (Mayère, 2018). Ce travail est également empêché car ces techniques, ces procédures, ces « prêts-à-penser » sont développés afin de s’assurer de la « rationnalité » du cours de l’action et de réduire « l’incertitude inhérente aux collectifs humains » (Bouillon, 2013 ; cité par Bénéjean, 2015, 190–191).
Ainsi, le mouvement des big data promeut la mise en place d’assemblages socio-techniques présen-tés comme universels et génériques associés à des procédures, des éléments de méthodes, des « façons-de-voir » et des « façons-de-penser ». Il importe alors de questionner les processus de conception, mais également d’articulation de ces assemblages dans des situations, des pratiques et avec d’autres as-semblages socio-techniques. Il s’agit de donner à voir les « coulisses » (Denis & Goëta, 2013 ; Denis, 2015 ; Goëta, 2016) du travail de production de sens et de mise en relation par et à travers les interac-tions des humains et des non-humains. « Pour ce faire, il importe de prendre au sérieux tout ce travail de re-sémantisation, de reconstruction de sens dans cette double acceptation d’identification d’une signification et d’orientation de l’action » (Mayère, 2018). Par conséquent, dans le cadre de la thèse, loin de considérer la construction du module de formation comme « allant de soi », comme « parlant de lui-même », nous nous attachons à interroger comment la construction de cet échafaudage, sup-posé générique et universel, de données, d’éléments de méthode, de représentations, de définitions et de « prêts-à-penser », visant à prolonger la capacité d’action à distance de ses concepteurs, amènent ces derniers à définir et redéfinir le sens de l’action.

Un objet d’étude qui s’inscrit dans des politiques publiques en évolution et en tension

Ce projet s’inscrit dans un contexte global de réorganisation de la gouvernance publique, et plus particulièrement territoriale. En effet, depuis la fin des années 1960, l’exercice du pouvoir par un État fort est de plus en plus remis en question, car considéré comme manifestant un « totalitarisme ar-chaïque » (Lardon, Tonneau, Raymond, Chia & Caron, 2008), qui le rendrait menaçant pour les libertés individuelles, arbitraire, rigide et économiquement inefficace (de Man, 2011 ; Esman, 1988). La mise en cause de ce modèle de gouvernement accompagne la montée, depuis les années 1970, au niveau européen des idées dites « libérales », favorable à la régulation par le marché (Desrosières, 2008 ; Supiot, 2015) et au niveau français d’un processus de décentralisation engagée dans les années 1980. Appliquée au domaine de la gestion publique, ces idées y introduisent des méthodes issues du management privé (Theys, 2002 ; Boussard, 2008). Les principes de gestion qui la fondent insistent sur le caractère rationnel et innovant que doivent avoir les politiques publiques et sur les justifica-tions qui doivent être apportées au plan de leur consommation économe de ressources humaines et budgétaires. Dans ce contexte de rationalisation des politiques publiques et de gouvernance, a émergé l’idée, à partir des années 1970, d’accompagner les politiques publiques d’instruments de mesure et d’évaluation (Balestrat, 2011 ; Sénécal, 2007) afin de justifier de l’efficacité, de la rationalité et des impacts des politiques mises en œuvre. Cette production renouvelée d’instruments et de données a, aussi, été suscitée et favorisée par des processus de rationalisation des méthodes organisationnelles, notamment au travers des normes (ISO 9000), et par différentes directives, notamment la directive INSPIRE 2007/2/CE (Infrastructure for Spatial Information in the European Community).
Cette rationalisation des politiques publiques s’accompagne de l’émergence de nouveaux enjeux (environnement, urbanisation) ou la réorientation d’enjeux plus anciens (santé, agriculture) (Lascoumes Simard, 2011, 1). Ceci est particulièrement vrai dans le contexte de l’aménagement des terri-toires, où les acteurs se doivent conduire et concilier des politiques plurielles, complexes et parfois contradictoires. Ces acteurs pris dans des injonctions paradoxales (de Gaulejac & Hanique, 2015) se doivent d’arbitrer notamment les conflits quant à l’usage des sols. Aujourd’hui, les deux tiers de la population méditerranéenne vivent en zone urbaine (Balestrat, 2011). L’accroissement de la taille des villes se fait alors souvent aux dépens des espaces naturels et agricoles, en particulier dans les espaces périurbains et les plaines littorales. Cette urbanisation amène à repenser les relations entre la ville et la campagne, notamment la place de l’agriculture par rapport à la ville (terres agricoles comme réserves foncières, agriculture nourricière de la ville, préservation du paysage par l’agriculture, l’agriculture pour se préserver certains risques naturels . . . ) (Balestrat, 2011). De nombreuses questions critiques se posent alors quant à l’aménagement du territoire (Poulot, 2008). Ces questions sont d’autant plus prégnantes dans la Région Languedoc-Roussillon, que cette dernière a vu sa démogra-phie fortement augmenter ces dernières années (Martin-Scholz, 2011), cette nouvelle population s’installant principalement en zone péri-urbaine et dans la plaine littorale (Balestrat, 2011). Cette urbanisation augmente ainsi le taux d’imperméabilisation des sols dans une région déjà fortement exposée au risque d’inondation. De plus, se faisant principalement en plaine, cette urbanisation hy-pothèque la possibilité de conduire des cultures vivrières dans les sols les plus aptes à les accueillir. Ainsi ces phénomènes suscitent un lot de questionnements auxquels les acteurs de l’aménagement se doivent de répondre. Où et comment loger ces nouveaux habitants ? Comment assurer leur ac-cès aux infrastructures qui leur sont nécessaires ? Comment gérer les risques, naturels ou non, liés à la concentration de la population et à la consommation d’espaces naturels ou agricoles ? Comment préserver aussi les paysages et la biodiversité ?
La mise en tension de ces différents enjeux et préoccupations se joue également dans un contexte de reconfiguration des acteurs en charge de l’aménagement des territoires, sous l’action de la décentrali-sation et du désengagement progressif de l’État français au niveau local et de la montée en compétence des collectivités territoriales dans ce domaine. Ce contexte voit ainsi un réorganisation des missions des services déconcentrés des différents Ministères intéressés à l’aménagement du territoire. Ces ser-vices déconcentrés au niveau départemental ou régional sont des services rattachés à un ou plusieurs Ministères. Ils sont chargés de veiller à l’application des politiques et des directives émanant de leurs Ministères de tutelle concernant les territoires sur lesquels ils sont déconcentrés. Ces services font partie, avec les collectivités locales, du système d’administration territoriale qui regroupe « l’ensemble des institutions publiques qui concourent à l’administration du territoire et à la mise en œuvre terri-toriale des politiques publiques » (Bezes, 2005). Ces services s’inscrivent de plus en plus sous l’autorité du préfet qui d’ordonnateur secondaire a vu son rôle se renforcer (Kamel, 2010). Ce renforcement du rôle du préfet s’inscrit dans la réorganisation des services de l’État, dont le « leitmotiv repose sur le souci de différencier les fonctions stratégiques de décision, de conception, de pilotage, mais aussi de contrôle ou d’évaluation des politiques publiques, des fonctions dites « administratives » chargées de la mise en œuvre, de la prise en charge des politiques publiques » (Bezes, 2005). Ce leitmotiv se traduit notamment par la diminution de la présence des services de l’État dans les territoires et la fin de leurs missions d’ingénierie publique auprès des communes (Marcou, 2012). Ainsi, les services déconcentrés de l’État voient désormais leur rôle de conseil et information se recentrer en amont de la conception des documents d’urbanisme tels que les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) à l’échelle communale ou les Schémas de Cohérence Territoriale (SCoT) à l’échelle intercommunale. Ils doivent désormais assurer la transmission du « porté-à-connaissance » et le contrôle aval, sans plus intervenir directement dans l’élaboration stricto sensu des différents documents d’urbanisme. Ainsi, les services déconcentrés de l’État s’inscrivent dans un contexte où ils doivent conduire de façon « rationnelle » des politiques publiques de plus en plus complexes tout en voyant se restreindre leur capacité d’action. Dans ce contexte, certains acteurs cherchent de nouvelles voies pour trouver des moyens d’intervention et éventuellement de « pilotage à distance » via la recommandation de certaines données et de certaines méthodes afin d’informer les processus d’élaboration de documents d’urbanisme.

Présentation de l’objet d’étude

Présentation des différents organismes et individus impliqués dans le projet

Notre objet d’étude se constitue à travers le suivi d’un projet d’élaboration d’un module de forma-tion (et de son corrigé), autour des conflits d’usages des sols et notamment de la place de « l’agricul-ture » dans les documents d’urbanisme. Ce projet a été mené entre les agents de plusieurs services de l’État, relevant de différents Ministères et d’un laboratoire de recherche, à savoir :
— la Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (DRAAF),
— la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) de la Région Languedoc-Roussillon 1,
— la Direction Départementale des Territoires et de la Mer de l’Hérault (DDTM34)
— l’Unité Mixte de Recherche Territoire, Environnement Télédétection et Informations Spatiales (UMR TETIS).
La DRAAF, la DREAL et la Direction Départementale des Territoires (DDT) 2 sont des services déconcentrés de l’État, c’est-à-dire qu’ils sont en charge de faire appliquer les politiques de leurs Mi-nistères respectifs. Les relations fonctionnelles qu’ils entretiennent sont présentées par la figure 4.1.
À l’heure où nous écrivons ces lignes l’entité administrative correspondant à la Région Languedoc-Roussillon a fusionné avec celle de Midi-Pyrénées, afin de former la Région Occitanie/Pyrénées-Méditerranée. Cette fusion ayant eu lieu le 1er janvier 2016, soit après la fin du suivi de notre objet d’étude, nous continuerons à utiliser le terme de Languedoc-Roussillon pour désigner la Région de rattachement des directions régionales étudiées.
Les DDT sont des DDTM quand leur département est bordé par la mer (d’où le M).
La DRAAF et la DREAL sont les représentantes en région respectivement du Ministère en charge de l’agriculture et du Ministère en charge de l’environnement et de l’aménagement territorial. Ces deux Ministères sont également représentés au niveau départemental par les DDTs issues de la fusion en 2010 des Directions Départementales de l’Agriculture et de la Forêt (DDAF) et des Directions Départementales de l’Équipement (DDE). Les Ministères exercent ainsi une autorité hiérarchique sur leurs différents services déconcentrés (Martin-Scholz, 2011).
La DRAAF et la DREAL sont en charge de nombreuses missions. Mais en ce qui concerne le projet, elles sont toutes deux chargées d’orienter et d’encadrer l’action des DDTs ainsi que de réaliser (ou faire réaliser) un certain nombres d’études et de données.
La DDT quant à elle réalise et gère aussi un certain nombre d’études et de données. Elle est surtout en charge du suivi des processus d’élaboration des documents d’urbanisme que ce soit en amont où elle réalise des dires de l’État, notamment le « porté-à-connaissance » 3, ou en aval pour la validation de ces documents. Si dans la théorie, les DDTs sont autant encadrées par la DRAAF que par la DREAL, dans la pratique les DDTs ont une plus grande proximité avec la DREAL. Cela est en partie dû au fait que les DDAF regroupaient moins d’agents que les DDE, ainsi lors de la fusion ce sont majoritairement des agents issus de l’Équipement qui se sont retrouvés en charge de l’aménagement territorial.
L’UMR TETIS est une unité de recherche regroupant des chercheurs du Cirad, d’Irstea et d’Agro-ParisTech. Ses recherches sont axées sur la « chaîne de l’information spatiale », c’est-à-dire que ses travaux vont de l’acquisition de données géolocalisées à l’accompagnement et l’évaluation des usages
Le « porté à connaissance » est un document présentant les informations qu’il semble pour l’État, représenté par la DDT, pertinent de communiquer aux élus et techniciens (contraintes règlementaires, informations démographiques…) et signale également les éléments dont il ne dispose pas mais qu’il serait utile, selon lui, de prendre en compte qui en sont fait. Le projet de formation ne fait pas intervenir l’UMR TETIS dans son ensemble mais la composante Irstea. L’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) est un organisme de recherche, anciennement connu sous le nom de Cemagref, dont une des missions est l’appui aux politiques publiques. Cette mission est un héritage de l’époque, lointaine, où le Cemagref était non pas un organisme de recherche mais le centre d’étude technique du Ministère en charge de l’agriculture.
Le projet de formation ne constitue pas une terra incognita ; il ne performe pas une situation « vier-ge » de tous projets, de toutes interactions passées. Au contraire, les différents acteurs du projet vont le rattacher à des situations, des collaborations passées ; ce faisant ils l’inscrivent dans une intrigue plus générale mais également le stabilise. Parmi ces différentes collaborations, passées et/ou en cours durant l’élaboration de la formation, avec lesquelles les acteurs établissent des liens avec le projet de formation, nous souhaitons en déployer ici trois, celles qui ont fait fortement agir et qui étaient très régulièrement présentifiées (Cooren, 2010), à savoir le « projet DRAAF/TETIS/LISAH », l’atelier régional « consommation d’espace » auteurisé par la DRAAF et la DREAL, et la formation « connais-sance des sols et indice de qualité » organisée par les agents de la DRAAF en 2010.
Le « projet DRAAF/TETIS/LISAH » est un projet qui a eu lieu entre 2008 et 2010, entre la DRAAF, l’UMR TETIS et le Laboratoire d’études des Interactions Sol-Agrosystème-Hydrosystème (UMR LI-SAH). Les agents de la DRAAF souhaitant que les processus d’élaboration des documents d’urbanisme et des projets d’aménagement considèrent le « sol » comme une ressource finie et un patrimoine à préserver ont mandaté l’UMR TETIS et l’UMR LISAH pour construire des données quantifiant et qualifiant la « consommation » des espaces agricoles par l’artificialisation (Balestrat, Barbe, Chery, Lagacherie & Tonneau, 2011). C’est dans le cadre de ce projet que l’UMR TETIS a construit, à partir d’images satellites, une donnée désignée comme étant la « taches artificialisées » (Balestrat, 2011 ; Balestrat, Barbe & Dupuy, 2011). Cette donnée est censée localiser et faire visualiser l’évo-lution de « l’artificialisation », désignée ici comme les espaces où il ne sera plus possible de cultiver (Martin-Scholz, 2011). L’UMR LISAH, quant-à-elle, a élaboré les Indicateurs de la Qualité des Sols (IQS), en considérant un sol de qualité comme étant un sol à même de permettre la culture de cé-réales avec le moins de contraintes et d’intrants possibles. Ces IQSs se présentent comme des indica-teurs à deux indices : le premier donnant une indication sur la capacité du sol à restituer de l’eau aux plantes (la réserve utile), tandis que le second représente d’autres caractéristiques des sols qui peuvent contraindre leur mise en culture (pH 4, battance 5, hydromorphie 6 et pierrosité 7) (Balestrat, 2011). Par la suite, l’UMR TETIS, considérant les IQS comme difficilement compréhensibles par des non-initiés, a décidé de proposer une recombinaison de ces indices en se fondant uniquement sur la ré-serve utile, concevant ainsi ce qui est désigné comme les Classe de Potentiel Agronomique des Sols (CPAS) (Martin-Scholz, 2011). Les IQSs, les CPAS et les « tâches artificialisées » sont également dé-signées lors du projet de formation comme les « données DRAAF/TETIS/LISAH ». Les agents de la DRAAF et de l’UMR TETIS inscrivent le projet de formation comme le « prolongement » du projet DRAAF/TETIS/LISAH, l’affiliant ainsi à une généalogie et le renforçant. Ce faisant, ils tentent d’y inscrire également les représentations et les définitions élaborées et négociées lors de la construction de ces données, ainsi qu’une visée que doit remplir la formation, à savoir faire partager l’idée que le sol serait une ressource à préserver, et « cadrer » les usages qui peuvent être faits de ces données.
Le projet de formation est aussi inscrit par les agents de la DRAAF et de la DREAL comme une « ac-tion » de l’atelier régional « consommation d’espace ». En effet, la DRAAF et la DREAL « pilotent » conjointement un « plan d’action » (Annexe C) dans lequel la formation en projet est supposée s’ins-crire au titre de « l’action 2 ». L’inscription du module de formation permet d’une part de consolider le projet de formation en l’inscrivant dans une collaboration déjà instituée par les deux directions régionales ; elle permet également aux agents de ces agences de justifier de la réalisation d’une action issue en bonne part de leur propre initiative.
Enfin, la formation « connaissance des sols et indice de qualité » a eu lieu en novembre 2010 à destination des agents des DDTs. Elle a été organisée par les agents de la DRAAF qui ont mandaté des pédologues pour intervenir dans cette formation. Cette formation d’initiation à la pédologie est surtout présentifiée par les agents de la DRAAF lors du projet, qui tentent de la positionner comme un « précédent » au module de formation en chantier. Ce faisant, les agents de la DRAAF, d’une part, convoquent l’autorité scientifique et la légitimité qu’ils attribuent aux pédologues, et, d’autre part, es-saient de déterminer quels éléments de cette formation doivent être repris ou modifiés dans le projet de formation en cours.
De même que pour l’UMR TETIS, ce ne sont pas tous les services de la DREAL, de la DRAAF ou de la DDTM 34 qui sont impliqués, ni tous les agents de ces services, mais seulement certains d’entre eux. Comme nous nous sommes engagée auprès de ces acteurs, nous les avons anonymisés en définissant un groupe de deux ou trois lettres permettant de les rattachés à leur organisme ou à leur service, ainsi qu’un chiffre s’il existait plusieurs acteurs inscrits dans le même service, le chiffre « 1 » étant réservé à celui qui était le plus élevé hiérarchiquement. Il existe un cas particulier, l’acteur désigné par « AMS » dont l’anonymisation est plus « transparente », puisqu’il s’agit de ses initiales (Anja Martin-Scholz). Nous reviendrons plus en détail sur l’inscription de cet acteur dans le réseau du projet et dans le processus de rédaction de la thèse dans les chapitres 5 et 6. Par conséquent :
AF (Agriculture et Forêt) : désigne les agents de la DRAAF, TET (TETIS) : pour l’agent de l’UMR TETIS
CA (Chef Aménagement) : pour identifier un des responsables du service Aménagement de la DREAL
AT (Aménagement du Territoire) : pour les agents de la DREAL de la division en charge de l’aménagement du service Aménagement
ED (Études et Données) : désigne les agents de la DREAL de la division en charge des études et de l’administration des données au sein du service Aménagement
CEP (Connaissance, Étude et Prospective) : désigne les agents de la mission en charge des études et de l’administration des données au sein de la DDTM 34
ST (Service Territoire) : pour l’agent du Service d’Aménagement des Territoires de la la DDTM 34 Avant d’aller plus loi, il nous semble important de présenter quelques éléments biographiques des individus que nous sommes amenés à croiser lors du suivi de l’intrigue de cette thèse, où du moins les personnages récurrents. Ainsi les individus impliqués dans le projet sont :
Pour la DRAAF :
AF1 Chef du service en charge de l’aménagement au sein de la DRAAF, il a initié avec AF2, TET (TETIS) et, dans une moindre mesure, AMS (TETIS), ce projet. Il a participé au départ du projet DRAAF/TETIS/LISAH dans la lignée duquel s’inscrit ce projet avec AF2 et TET. Il a organisé avec AF2, en faisant appel à des pédologues de l’UMR LISAH, une formation d’initiation à la pédologie en octobre 2010 à destination d’agents des DDTs.
AF2 Agent du service en charge de l’aménagement au sein de la DRAAF, il a initié avec AF1, TET et, dans une moindre mesure, AMS, ce projet. Il a participé au départ du projet DRAAF/TETIS/LISAH dans la lignée duquel s’inscrit ce projet de formation avec AF1 et TET. Il a organisé avec AF1 une formation d’initiation à la pédologie en octobre 2010. C’est lui qui a le premier inscrit le projet dans le « plan d’action régional DRAAF/DREAL
– Consommation d’espace ».
Pour TETIS :
TET En charge de l’appui aux politiques publiques au sein de TETIS, il a participé au projet DRAAF/TETIS/LISAH dans la lignée duquel s’inscrit ce projet avec AF2 et AF1. Il a enca-dré AMS lors de son stage de fin d’étude pour son diplôme d’ingénieur agronome sur les utilisations qui étaient faites des données réalisées dans le cadre du projet DRAAF/TETIS/ LISAH, à savoir les IQSs et les CPAS.
AMS Ingénieur d’études au début de ce projet, elle a réalisé une étude lors de son stage de fin d’étude pour l’obtention de son diplôme d’ingénieur agronome sur les utilisations des IQSs et des CPAS par les personnes participants à l’aménagement territorial. Cette étude a montré que les usages qui étaient faits de ces données ne correspondaient pas aux attentes de la DRAAF et, dans une moindre mesure, de TETIS (Martin-Scholz, 2011).
Pour la DREAL :
CA Agent de la DREAL faisant partie de la direction du service aménagement. C’est la ren-contre entre CA et AMS, qui a initié la participation des agents de la DREAL aux réunions du projet de formation.

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Table des matières

I. Constitution du cadre théorique
1. Une organisation qui se constitue par et au travers de processus communicationnels
2. Un « échafaudage-frontière » élaboré via des processus d’intéressement afin d’équiper un Instrument d’Action Publique
3. Questionner les
big data en sciences de l’information et de la communication
II. Terrain et démarche
4. Étudier un terrain peuplé de nombreux actants
5. Méthodologie : traces et focales
6. Posture du chercheur et méthode d’analyse des « traces »
III. Contribution à une approche info-communicationnelle
7. Des intrigues et des récits
8. Des données et des méthodes
Conclusion 
Glossaire
Bibliographie 

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