Une esthétique de la dégradation: facettes du microcosme urbain 

Anatomie et identité du criminel

Afin d’engager notre analyse sur les correspondances entre le naturalisme littéraire américain et la fiction urbaine noire américaine des années 60-70, il semble judicieux, voire essentiel, de se pencher sur l’un des paradigmes les plus caractéristiques de la fiction naturaliste : le personnage central ou principal. En effet, celui-ci est, dans la majorité des cas, le cœur et le pouls du roman en même temps qu’il en est le sujet d’intérêt à proprement parler. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les titres des romans parus dans la période ayant vu la prolifération des œuvres naturalistes les plus significatrices.
Chacun de ces titres porte en lui le nom de son héros ou de son héroïne, annonçant d’emblée qu’il s’agira, de façon plus ou moins complète, de l’étude d’un personnage (« character study »). Ainsi, Stephen Crane intitule son premier roman Maggie : A Girl of the Streets, Theodore Dreiser entend rendre compte de l’évolution de Carrie Meeber dans Sister Carrie et Frank Norris projette de raconter l’histoire deMcTeague dans son roman éponyme. Etonnamment, les auteurs de notre corpus, à l’exception de Chester Himes, tendent à imiter cette pratique et semblent ainsi indiquer à leurs lecteurs le type de lecture qu’ils tiennent entre les mains. Whoreson(1972) de Donald Goines et TB (1967) d’Iceberg Slim ne sont autres que des autobiographies fictives de leur personnage principal ; et dans la même mouvance que Crane ou Norris qui qualifie leurs romans de « Story », Donald Goines comme Iceberg Slim rajoutent un sous-titre plus évocateur encore : « The Story of a Ghetto Pimp » et « The Story of a White Negro » pour Whoresonet TB respectivement. Ainsi, comme le note Yves Chevrel dans Le naturalisme, « [u]ne des solutions les plus employées par les écrivains naturalistes est celle du sous-titre, qui permet de donner au lecteur (ou au spectateur) une première orientation» (79). Cette remarque préliminaire sur le paratexte nous permet donc d’ores et déjà de rapprocher, au moins en apparence, les écrivains du ghetto des écrivains naturalistes dontles romans ont comme objectif l’étude ou le portrait d’un personnage en son milieu.
Mais avant d’aborder la question du milieu ou de l’environnement dans lequel le personnage évolue, nous tenterons dans ce premier chapitre d’analyser les soubassements – autrement dit les origines et fondements – ainsi que les motivations du personnage principal. Il s’agira en quelque sorte, dans un premier temps, de « disséquer » la structure du personnage. Bien qu’il soit vain de prétendre à l’établissement d’un personnage-type, modèle unique qui saurait rendre compte de la multitude des personnages de la littérature naturaliste, une « anatomie » (science descriptive en médecine) des héros des œuvres étudiées permet de mettre en œuvre notre approche comparatiste. Afin d’éclairer notre propos, nous avançons l’argument que le personnage principal des fictions urbaines comme celui des romans naturalistes se caractérise par deux identités bien distinctes : l’une est celle de l’homme ou de l’enfant ordinaire, l’autre celle du criminel qu’il devient. Une des préoccupations du roman est donc celle de rendre compte de la transition entre ces deux identités . Il conviendra donc de juxtaposer les principaux traits de caractère des héros qui témoignent d’une influence certaine d’unelittérature sur l’autre.
Dans cette perspective, on peut d’abord reconnaître plusieurs personnages récurrents dans le « personnel » des œuvres naturalistes du début du XX ème siècle. Ainsi, Yves Chevrel en énumère quelques-uns : « la prostituée, l’homme de sciences-médecin, le prêtre, l’artiste, l’homme politique, l’ouvrier, etc. » (98). Mais selon le critique français, « [d]eux d’entre eux ont polarisé l’attention, et ce n’est pas une surprise : le criminel et la prostituée » (102), ce qui nous amène précisément aux personnages de notre corpus. Dans les trois romans choisis pour cette étude, le personnage principal, qui assure également les fonctions de narrateur dans TB et Whoreson, commet un délit ou un crime (voire plusieurs) faisant de lui un hors-la-loi au même titre que Bigger Thomas dans Native Son de Richard Wright ou bien McTeague dans le roman de Frank Norris. Dans le meilleur des cas, le personnage principal retrouve sa position d’opprimé à la fin du roman, par exemple Jackson dans Rage(1957). Dans le pire des cas, il tombe graduellement dans une spirale du vice et écope d’une peine de plusieurs années enprison, équivalent à sa mort sociale. Ainsi, qui sont ces criminels qui habitent les œuvres de fiction urbaine ?
Dans le premier roman noir de la série que Chester Himes a écrite et que les critiques appellent ses « Harlem domestic stories », Jackson n’est pas, de « profession », un criminel. Il n’en a pas non plus l’étoffe puisqu’ils’avère être un personnage pleutre dont la naïveté ne lui attire que des ennuis. Le roman commence d’ailleurs sur son extrême crédulité. Sorte de Candide Harlémite, Jackson a pour seul objectif celui de retrouver sa Cunégonde, Imabelle, disparue lors d’un coup que trois escrocs ont monté pour lui extorquer de l’argent ; ce coup visait de façon improbable à transformer des billets de dix dollars en billets de cent dollars. Il cherche donc l’aide de son frère jumeau, Goldy, personnage haut en couleur qui, pour gagner sa vie,se fait passer pour une nonne dans la rue et détourne à son profit les dons des passants. Lorsque Jackson rapporte à Goldy le coup foiré et la disparition d’Imabelle, ce dernieréclate de rire et se reprend : “My own brother,” he gasped. “Here us is, got the same mama and papa. Look just alike. And there you is, ain’t got hep yet that youbeen beat. You has been swindled, man. You has been taken by The Blow. They take you for your money and they blow. You catch on? Changing tens into hundreds. What happened to your brains?” (30) Non seulement Jackson a-t-il perdu tout son argent,fruit d’un dur labeur de cinq ans, mais il se voit forcé de voler son patron fossoyeur, M. Clay, afin que l’officier de police l’ayant arrêté lors du coup – lui aussi faisant partie de la bande d’escrocs – le libère. C’est ainsi que Jackson est poussé au délit. Comme le précise le narrateur : The only way Jackson could get two hundred dollars this side of the grave was to steal from his boss. […] There was nothing Jackson hated worse than having to steal from Mr. Clay. Jackson had never stolen any money in hislife. He was an honest man. But there was no other way out of this hole.
Chester Himes est ici très attentif à délimiter, sinon à révoquer totalement, la prédisposition de son personnage au vol et souligne ainsi l’une des caractéristiques principales de Jackson : il n’est pas fondamentalement enclin à la criminalité et n’est pas quelqu’un d’intrinsèquement mauvais. « I ain’t no criminal », répète Jackson à l’officier de police usurpateur. Plusieurs fois, l’adjectif « honest » vient qualifier Jackson (pages 10, 42, 61 et 64). Enfin, pour preuve de sa bonne foi, il coopère avec Grave Digger Jones et Coffin Ed Johnson, les deux détectives noirs chargés de l’enquête mêlant les trois comparses ayant extorqué à Jackson son argent, un meurtre non élucidé dans le Mississippi et une affaire de mine d’or réaffectée au Mexique. Par ailleurs, les deux acolytes Grave Digger et Coffin Ed sont les personnages fétiches de Himes que l’on retrouve dans la plupart de ses romans noirs, des répliques Harlémites du Sam Spadede Dashiell Hammett ou du Philip Marlowe de Raymond Chandler. Des origines de Jackson, le lecteur ne sait pas grandchose hormis son éducation au « college for Negroes» (9). Son travail d’homme à tout faire pour M. Clay, propriétaire de pompes funèbres, et sa dévotion religieuse, trait caractéristique de la classe populaire noire américaine, le placent dans la catégorie des défavorisés. D’ailleurs, ses actes, parfois plus que ses paroles, en disent long sur sa personnalité. Un rien poltron, chaque fois qu’il y a danger, Jackson fait son signe de croix (7). Par deux fois il implore l’aide du Reverend Gaines qui ne peut que l’enjoindre à prier et à se repentir. Loin d’être un personnage atypique, il incarne le « tout un chacun » sans le sou de la communauté de Harlem. Aussi, la taxonomie du héro naturaliste qu’établit Richard Lehan corrobore ce portrait :
The naturalistic hero is usually inarticulate, devoid of deep subjectivity and moral reflection, subject to poverty and suffering, the product of his biological makeup and immediate environment, and the victim of an inevitable sequence of events usually triggered by mechanistic forms of chance. (« The European Background » 66)
Dès lors, le désir de Jackson d’accéder à la richesse et les actes pour y parvenir qui s’en suivent paraissent légitimes. Aussi et surtout lorsque la communauté toute entière semble peuplée de hors-la-loi et de « types misérables » : The bar was jammed with the lower Harlem type, pinched-face petty hustlers, sneak thieves, pickpockets, muggers, dope pushers, big rough workingmen in overalls and leather jackets. Everyone looked mean or dangerous.

Tropes spencériens

Parmi les discordes et les contentieux qui divisentla critique littéraire au sujet du naturalisme américain, une idée cependant semble rassembler. Alors que certains réfutent – ou tout du moins, amoindrissent – l’influence littéraire de l’œuvre d’Emile Zola sur le mouvement outre-Atlantique, la majorité des critiques du naturalisme s’accorde pour reconnaître l’importance de la toile de fond idéologique de l’époque pré-1900 (Chevrel 35). En 1860 est publiée aux Etats-Unis la première édition de L’Origine des espècesde Charles Darwin. Cette publication ouvre, à n’en plus douter, la voie à une nouvelle conception du monde où il n’est plus question de libre arbitre, mais de déterminisme. C’est ainsi que de nombreux intellectuels, dont Ernst Haeckle, se sont emparés des observations de Darwin sur les espèces et ont tenté de les appliquer, à tort ou à raison, à la nature humaine afin d’expliquer les comportements humains : The great struggle between the determinist and the indeterminist, between the opponent and the sustainer of the freedom of the will, has ended to-day, after more than thousand years, completely in favor of the determinist. The human will has no more freedom than that of the higher animals, from which it differs only in degree, notin kind… We now know that each act of the will is as fatally determined by the organization of the individual and as dependent on the momentary condition of his environment as every other psychic activity. (130-131) Ainsi, « la survie des plus aptes », principe avancé par Herbert Spencer dans Principes de biologie(1864), se fait l’écho du concept régisseur de la sélection naturelle que Darwin définit en ces termes : « variations, however slight and from whatever cause proceeding, if they be in any degree profitable to the individuals of a species » (88). Dans l’idée de Darwin, les espèces se livrent à une lutte pour l’existence, et reprend ainsi de façon explicite la doctrine malthusienne :
As more individuals are produced that can possibly survive, there must in every case be a struggle for existence, either one individual with one another of the same species, or with the individuals of distinct species, or with the physical conditions of life.
Mais alors que Darwin semble seulement évoquer la possibilité d’une continuité entre l’ordre animal et l’ordre humain (Degler 31), c’estHerbert Spencer, considéré par certains comme le fondateur de la sociologie et de ce que l’on a appelé plus tard le darwinisme social, qui termine l’analogie en stipulant qu’à son entrée dans la vie adulte, le jeune homme « entre dans la lutte pour l’existence » (1879, 353). Le sociologue anglais s’évertue ainsi à retrouver dans le fonctionnement des sociétés modernes des schémas observés dans le règne animal :
Les conditions de vie primitive, en entretenant la lutte contre la proie et les ennemis, animaux et hommes, en offrant tous les jours la satisfaction égoïste de la victoire sur d’autres êtres plus faibles, en procurant un plaisir quotidien dans des actes qui infligent de la douleur conservent un type de nature qui engendre le gouvernement coercitif dans la société et dans la famille. (404) De plus, tout en élaborant une théorie de l’évolution sociale, Spencer se penche sur les facteurs des phénomènes sociaux et sur la relation que la société entretient avec l’individu.
Il en conclut que : « L’influence de l’agrégat sur ses unités, tend sans cesse à façonner leurs manières d’agir, leurs sentiments et leurs idées conformément aux besoins sociaux » (1878,17). Aussi, comme l’énonce Lee Clark Mitchell dansson étude intitulée Determined Fictions , la découverte d’un nouveau comportement humain entraîne nécessairement une réévaluation des normes esthétiques littéraires ; l’élaboration des thèses de Darwin et de Spencer a ainsi constitué un créneau que les écrivains naturalistes ont inévitablement investi (ix). Ainsi, au tournant du XIX ème siècle, le naturalisme littéraire se fait non seulement le relai des idées prédominantes de l’époque, mais il tend également à imiter l’approche des hommes de science : il s’agit d’étudier l’homme comme on étudierait les espèces animales et végétales. En prenant en compteces différents rapprochements, il n’est pas surprenant que l’homme, soumis aux phénomènes sociaux, apparaisse dans la littérature naturaliste comme un animal répondant plus à ses instincts qu’aux verdicts de la raison. Dès lors et afin d’étayer la thèse déterministe, les images assimilant les personnages du roman à des animaux abondent dans le texte naturaliste. C’est ce que constate également Louis J. Budd : [Naturalists] surpassed the realists qualitatively in exploring humankind’s animal sides; their approach to psychology could let instinct overpower conscious will. Most distinctively, they pushed further toward determinism – economic or biological or cosmic – than American novelists had dared to go before.
Pareille observation, selon notre analyse, plaide en la faveur d’une figure rhétorique authentiquement caractéristique des œuvres de fiction naturaliste ; le roman est ainsi, comme nous le verrons, le lieu d’un véritable tropeque l’on retrouve chez de nombreux auteurs comme Theodore Dreiser et Frank Norris ou bien même chez Jack London et Upton Sinclair qui intitule le roman qui l’a fait connaître The Jungle. Cependant, si ce trope est le jeu de la littérature naturaliste, il est aussi remarquablement présent dans les textes de notre corpus, dénotant plus clairement laperméabilité de la fiction urbaine noire américaine aux motifs naturalistes. Ce second chapitre se propose donc de relever quelques-unes des instances de ce trope et de les commenter afin de poursuivre notre étude sur le personnage principal.
Dans le roman de Donald Goines, l’évolution de Whoreson peut être fractionnée en plusieurs périodes assez distinctes les unes des autres. Les chapitres 1 à 7 racontent l’enfance du personnage principal jusqu’à la mort de sa mère ; dans les chapitres 8 à 16, il s’agit de ses débuts et de son ascension en tant que maquereau respecté du quartier de Paradise Valley ; les chapitres 17 et 18 correspondent à l’arrestation et à l’incarcération de Whoreson pour proxénétisme ; enfin, les chapitres 19 à 27 se préoccupent du rétablissement de son autorité dans le quartier et de sa fuite vers New York pour « reconquérir le cœur » de Janet. Ainsi, même si le roman présente chronologiquement différents évènements apparemment sans lien les unsavec les autres, chacun d’entre eux illustre et exemplifie un peu plus clairement chaque fois la lutte et le combat de Whoreson pour son existence : son existence extra-diégétiqueen tant que personnage principal bien entendu, mais également son existence intra-diégétique en tant qu’homme.
A l’école, le narrateur alors enfant doit apprendre à se battre pour répondre aux attaques de ses camarades. Ainsi, il rapporte le jour où il envoie Head, un garçon d’un groupe adverse au sien, à l’hôpital après que ce dernier l’a injurié en ayant osé proférer à son encontre le terme de « white nigger » : « I hadlearned earlier in my childhood the art of street fighting. Violence was a way of life, and I was dedicated to being good in anything I participated in » (46). Plus frappantes encore sont les scènes de description du quartier :
Most of us kids loved the backyards and alleys thatwe played in with our slingshots made out of discarded tire tubes. […] Between the alley cats, dogs and us, we kept the alleys, yards, and rundown barns clean of rats during summer daylight hours. When night fell it was the other side of the coin. The rats came out in full force, and many children were bitten because they had slept out on the porch to beat the evening heat. (12-13)
Dans ce passage d’un réalisme confondant, ce qui n’est en apparence qu’un jeu devient une lutte sans merci pour la survie. Les enfants joignent leur force aux chats et aux chiens pour lutter contre les morsures des rats qui s’attaquent à eux alors sur les porches de leurs maisons. La juxtaposition successive de « cats », «dogs » et « us » permet aisément de confondre les enfants aux animaux, engagés dans un même combat. Plus tard dans le roman, et alors que Whoreson est en prison pour purger une peine de six ans d’emprisonnement, on retrouve des passages d’une facture quasi-similaire. Mais si l’on respecte l’ordre chronologique des évènements, avant de devoir purger sa peine, Whoreson doit d’abord s’établir en tant que proxénète. Ainsi, dans l’univers impitoyable du ghetto, le personnage principal essuie de nombreux échecs avant de pouvoir assurer son autorité et sa place parmi les autres maquereaux. Petit à petit, Whoreson apprend les règles de son « métier » : « A prostitute will run off from a manshe has been staying with for the past ten years without any warning. She will leave him any minute, hour, day or night, taking with her only the clothes on her back » (77). Dans un style documentaire (voire behavioriste) qui n’a rien à envier aux descriptions du naturaliste Jean-Jacques Audubon, le narrateur expose à son lecteur le fonctionnementd’un microcosme vivant en parallèle de la société dominante. Il est impossible pour le lecteur de ne pas discerner le parallèle constant qui fait du ghetto un écosystème régi par un réseau trophique. L’image apparaît donc claire et frappante : les prostitués de Hastings Street forment le premier maillon d’une chaîne. Le dialogue entre Whoreson et Tony, un autre proxénète, en témoigne : « I’ve hadthese two whores with me for the last two days looking for you. These are two of the bestwhores in my stable, Whoreson, and you can have either one of them you want » (200).
Elles sont suivies par les proxénètes, à leur tour suivis par les policiers et/ou la justice, derniers éléments de la chaîne : « In the ghetto any black man or woman driving a Cadillac is fair game for every policeman with a badge in his pocket » (226). Tel un animal en pleine nature, Whoreson fait face à la loi du plus fort et rencontre sur son chemin des prédateurs, tel New York qui le « dépossède » de ses deux prostituées (86). Mais le trope de l’homme-animal atteint son paroxysme dans Whoreson lors des années que passe le personnage principal en prison. C’est réellement entre ces pages et entre les barreaux de la prison que se lit la manifestation la plus évidentede la pensée spencerienne . Plongé dans l’univers carcéral, Whoreson doit une nouvelle foisprouver son autorité et sa supériorité.

Adams noirs et objet du désir

Alors que nous venons d’analyser les tropes spenceriens dans la fiction urbaine, nous gardons cependant en mémoire le principe cher aux naturalistes de « compétition » entre les espèces afin de diriger notre propos versune articulation moins « biologique » de ce qui est au cœur du roman. Nous nous intéressons donc à une approche plus « économique ». Indéniablement, les deux sont liés puisque les auteurs naturalistes canoniques n’ont cesse de démontrer – ou de mettre en récit – ce qu’entraîne le système capitaliste en place. A coups d’industrialisation, d’urbanisation, de profits et de rendements, il encourage une organisation sociétaleoù chaque individu est en compétition avec ceux qui l’entourent, et qui dans le même temps le transforme en un animal luttant constamment pour son existence. C’est ce que fait d’ailleurs Upton Sinclair, cité précédemment, dans ce que certains critiques appellent son « pamphlet socialiste ». Selon l’auteur, appuyant la thèse déterministe, il est moins question d’une « nature humaine » supposée universelle que d’une économie dictant à l’homme sa nature : The workers were dependent upon a job to exist from day to day, and so they bid against each other, and no man could get more than the lowest man would consent to work for. And thus the mass of the people were always in a life-and-death struggle with poverty. That was “competition,” so far as it concerned the wage-earner. (The Jungle 308)
A la fin du roman, Sinclair, loin de plonger son lecteur dans un sombre désespoir, évoque la promesse du socialisme et la nécessité pour les travailleurs de s’organiser dans une lutte contre la classe dominante capitaliste. Mais il ne faut pas oublier que le livre retrace avant tout l’échec et les désillusions de son personnage principal, Jurgis Rudkin, ayant quitté sa Lituanie natale dans l’espoir de réussir dans le Nouveau Monde. Ainsi, The Junglepose en arrière-plan la question de l’authenticité et de laréalité du « rêve américain ». Comme le fait remarquer Jon A. Yoder, ce qui semble n’être qu’un mythe dévore et consume ceux qui s’y laissent prendre.
Cette critique intervient naturellement après que Whoreson a pu admirer – donc désirer – la montre sertie de diamants portée par New York : « There was no comparison. To match my watch against his was as disastrous as pitting ababy kitten against a full-grown dog. His had two rolls of diamonds » (81). Après de nombreuses erreurs commises et un séjour en prison, Whoreson excelle dans son « art » et a réussi à tirer son épingle du jeu : « I had the world in my back pocket » (286). Il décide alors de quitter Détroit pour rejoindre la ville de New York et pour y reconstruire pour lui et pour Janet une vie plus saine, hors du vice. Cependant, dénoncé par une des ses anciennes prostituées, Whoreson est arrêté par la police et finit en prison ; tout comme White Folks.A l’image de leur gagne-pain respectif (l’un ment, l’autre maque), leur accession à la richesse est une imposture qui les rattrape – imposture, faut-il le rappeler, générée par le manque de libertés et la mise au ban des noirs américains. Ainsi, et pour conclure cette première partie sur l’étude du personnage principal, Slim comme Goines dénoncent non pas tant les pratiques dans lesquelles ont mouillé leur héros, mais la partialité du rêve américain et sa profonde injustice, à l’instar des écrivains naturalistes auxquels nous avons fait référence. Nous nous tournons donc maintenant vers une analyse du milieu urbain, qui, à bien des égards, peut être considéré comme le personnage fantomatique des œuvres de fiction urbaine, il constitue le décor à la narration en même qu’il façonne le personnage principal et ses habitants.

De la Bowery de Dreiser au Harlem de Himes 

Cartographie et domestication du ghetto Passing Fifty-ninth Street, he took the west side of Central Park, which he followed to Seventy-eighth Street. Then he remembered the neighbourhood and turned over to look at the mass of buildings erected. […] Coming back, he kept to the Park until 110th Street, and then turned into Seventh Avenue again, reaching the pretty river by one o’clock. (SC399) Réalisation et étude de cartes
Au-delà des représentations dégradées, voire chaotiques, de la ville, du ghetto et de l’environnement que nous venons de considérer, il se dégage dans le roman américain de l’urbain ce que Blanche Gelfant appelle une « topographie » de la ville, l’une des trois façons (avec l’impression esthétique et l’atmosphère) d’instaurer le décor urbain (1970, 15). Cette topographie ou cartographie de la ville s’établit au fur et à mesure de l’intrigue dans l’évocation de noms de rues, de bâtiments, de lieux, de sections, de ponts, d’éléments géographiques tous réels dans la contemporanéité de l’écrivain. Ceci se révèle être si fréquent qu’à la fin du roman, le lecteur pourrait aisément, s’il le jugeait utile, retracer les déplacements et les visites des personnages, situerleurs lieux d’habitation, repérer les lieux de l’action sur un plan de la ville . Dans Ragede Chester Himes, où l’action se concentreautour de la 125 ème rue, cette pratique relève parfois de l’obsession à l’image de cet extrait : Seventh Avenue and 125 th Street is the center of Harlem, the crossroads of Black America. On one corner was the largest hotel. Diagonally across from it was a big credit jewelry store with its windows filled with diamonds and watches selling for so much down and so much weekly. Next door was a book store with a big red-andyellow sign reading: Books of 6,000,000 Colored People. On the corner was a mission church. (Rage28)
Lors des virées en voiture, des courses poursuites, et des errances de Jackson, Himes quadrille Harlem de long en large : « Near the intersection of Seventh Avenue they turned into the Palm Café » (60). Ce procédé, celui de nommer les rues, se retrouve distinctivement dans Whoresonet TB , mais aussi dans SCde Theodore Dreiser et endosse selon notre analyse plusieurs fonctions. Comme nousl’avons mentionné au début de cette seconde partie, il permet de signaler que le cadre de l’action n’est pas une ville imaginée et imaginaire. De par l’aspect « objectif » des cartes qu’ils fournissent, les auteurs peuvent mieux prétendre au réalisme de l’histoire qu’ils racontent. Ceux-ci jouent donc avec l’idée sous-jacente laissant entendre au lecteur que, si la rue et le cadre sont ancrés dans le réel, alors l’histoire l’est aussi. Dans un désir d’authentifier l’énoncé, les auteurs injectent ce que Colette Becker appelle les « petits faits vrais» (141). Mais cette élaboration de « cartes » est aussi un moyen pour les auteurs de montrer qu’ils maîtrisent leur sujet et qu’ils entretiennent une forme de familiarité avec le milieu qu’ils dépeignent. Si les écrivains naturalistes tels que Theodore Dreiser, Frank Norris ou Stephen Crane se servaient de leurs articles journalistiques issus d’une documentation « sur le terrain » pour nourrir leurs fictions (Giles 2), les auteurs de fiction urbaine, quant à eux, puisent dans leur expérience personnelle, leur enfance et souvent leur vie quotidienne.

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Table des matières
PARTIE 1 : LE MALFRAT MALGRE LUI : ETUDE SUR LE PERSONNAGE PRINCIPAL 
CHAPITRE 1 – ANATOMIE ET IDENTITE DU CRIMINEL
CHAPITRE 2 – TROPES SPENCERIENS
CHAPITRE 3 – ADAMS NOIRS ET OBJET DU DESIR 
PARTIE 2 : JEUX D’ACTEUR ET DE DECOR, LA VILLE ET L’ENVIRONNEMENT
REPRESENTES 
CHAPITRE 4 – UNE ESTHETIQUE DE LA DEGRADATION: FACETTES DU MICROCOSME URBAIN 
Fenêtres sur le roman
La météorologie naturaliste
L’urbanisation reflétée, la ville énumérée
CHAPITRE 5 – DE LA BOWERY DE DREISER AU HARLEM DE HIMES: CARTOGRAPHIE ET DOMESTICATION DU GHETTO 
Réalisation et étude de cartes
Un territoire à domestiquer
Franchir la « color line »
CHAPITRE 6 – LA FOULE ET LA COMMUNAUTE DANS RAGE DE CHESTER HIMES ET DANS MAGGIE DE STEPHEN CRANE
De l’usage naturaliste du vernaculaire et du langage
« Fuck black brotherhood » : La communauté mise à mal
Le spectacle du sang
PARTIE 3 : L’AUTEUR DE FICTION URBAINE ET SON « DOCUMENTAIRE »
CHAPITRE 7 – REPRISE ET TRANSFORMATIONS DU CANON: L’ECRITURE NATURALISTE ALTEREE
Le « je » d’Iceberg Slim et de Donald Goines
Humour, sexe et violence : L’influence du « pulp »
CHAPITRE 8 – DE FRANK NORRIS A DONALD GOINES,LA FONCTION DE L’AUTEUR ET SES
RESPONSABILITES 
La relation auteur/monde
La réalité dans le miroir : le récit comme commenta ire sociohistorique
L’inconscient politique

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