Tu fais quoi dans la vie ? Une analyse du vécu des bénéficiaires de l’assuranceinvalidité en Suisse

« Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue. »

Erving Goffman 1975 : 161 .

Au sein de nos sociétés, les normes servent de principe pour évaluer la conformité d’une personne envers la société (Becker 1985). « On peut admettre que l’une des conditions nécessaires de la vie sociale est le partage par tous les intéressés d’un ensemble unique d’attentes normatives, de normes, maintenues et soutenues en partie parce qu’elles sont incorporées. » (Goffman 1975 : 150) Ces normes soutiennent les valeurs centrales de la société déterminant la hiérarchie des tâches sociales (Honneth 2000). À la suite d’une transition vers un système néolibéral et dans un contexte d’insécurité financière propre à la globalisation croissante, la valeur « travail » basée, notamment, sur la norme d’« employabilité » (Heim 2013) et l’idée de productivité a pris de l’essor. Ainsi, la valeur d’un individu au sein des sociétés modernes se trouve définie principalement par sa capacité d’autoréalisation individuelle, principalement au travers de l’emploi (Honneth 2000). Dès lors, cette transformation des valeurs liée à l’emploi a influencé les systèmes sociaux nationaux, en conduisant par exemple certains pays, dont la Suisse, à vouloir diminuer l’implication économique de leur Étatprovidence (Heim 2013). De plus, les crises économiques des années nonante ont amené les recettes fiscales de l’État à diminuer suite à l’augmentation du chômage. Ainsi, dans ce contexte difficile, les dépenses sociales se sont intensifiées et les caisses publiques ne se remplissaient plus comme durant les périodes de forte croissance.

À la suite de ce déficit grandissant des assurances sociales, dont celui de l’assurance-invalidité (AI), et à l’augmentation de la valorisation du travail productif, une pression grandissante s’est dirigée envers les bénéficiaires d’assurances sociales afin qu’ils se responsabilisent et se réinsèrent sur le marché du travail (Heim 2013). Ainsi, les bénéficiaires AI, tout comme les autres bénéficiaires d’assurances sociales, ont subi une exigence croissante les poussant à se réinsérer dans le milieu professionnel. Selon Goffman (1975 : 152), la déviation et la conformité sont définies par des normes d’identité agissant au sein de la société. Par conséquent, lorsqu’un individu n’intègre par les normes de sa culture, il risque de subir un déficit de reconnaissance l’amenant à une disqualification sociale. Ainsi, les normes d’employabilité et d’autoréalisation influencent l’appréhension des personnes sans emploi, qui sont définies comme hors-normes et subissent une pression pour se « normaliser » en obtenant un emploi. Depuis ce constat, je me suis demandé de quelle manière les bénéficiaires AI vivent-ils leur situation de rentiers en Suisse ?

Lors de ma revue de littérature sur cette thématique, j’ai constaté que plusieurs études avaient été menées en Suisse dans le cadre du Programme national de recherche (PNR45). Lancées par la Confédération de 2001 à 2005, elles avaient pour but d’intensifier la recherche dans des domaines peu étudiés jusqu’alors, comme l’assurance-invalidité (AI). En effet, selon Gärtner et Flückiger (2006 : 60) la Suisse manque de données concernant les discriminations, les stratégies de maîtrise ou les biographies des bénéficiaires de l’AI. Le but de ces études, majoritairement quantitatives, était d’élaborer les bases nécessaires à l’adoption de mesures de politique sociale (Fond national suisse, FNS). Les résultats ont fourni des informations importantes concernant les bénéficiaires de l’AI. Notamment sur les phénomènes de stigmatisation et de discrimination vécus par des personnes souffrant d’un handicap physique visible (Klingemann & Rehberg 2004) ou encore sur la situation existentielle des personnes souffrant d’un handicap en Suisse (Gredig & Zwicky 2004). Par ailleurs, des recherches quantitatives sur la formation des personnes handicapées (Hollenweger 2004), sur le travail en atelier protégé (Greiwe & Schwarb 2004) et sur les conséquences des délais de procédure au sein de l’AI (Guggisberg, Moser & Spycher 2004) ont également été menées. En outre, concernant la réinsertion professionnelle, deux études ont été conduites : la première de Bachmann, Müller et Balthasar (2004) sur les processus d’obtention d’une rente et sur la manière dont la réinsertion professionnelle est favorisée et la seconde de Rüst et Debrunner (2004) concernant le « supported employment », c’est-à-dire un encadrement du travail afin de favoriser une intégration rapide des personnes handicapées sur le marché de l’emploi.

Plus récemment, une étude a également été menée par l’Office fédéral de la statistique (OFS) concernant l’égalité des personnes handicapées. Cette recherche inédite en Suisse s’est intéressée à la participation professionnelle de cette population (OFS 2012 : 1). En outre, la 6ème et, jusqu’à présent, dernière révision de l’AI est entrée en vigueur la même année. Elle a été mise en place, entre autres, pour répondre aux résultats du programme de recherche PNR45. Un de ses buts principaux est de favoriser la réinsertion professionnelle aux moyens de nouvelles mesures. À la suite de mon analyse des recherches existantes sur la thématique AI, j’ai pris conscience que certaines données manquaient toujours au sein de ce domaine. Particulièrement, au niveau du rapport des rentiers AI envers leur statut ; de l’appréhension et des différentes expériences vécues de leur situation ; et de leur appréhension de la réinsertion sur le marché du travail. Ou encore, sur la réception par les rentiers AI des discriminations et des croyances stéréotypées à leur égard ; sur leur perception des autres bénéficiaires AI. Afin de répondre à ces questions restées en suspens à la suite du programme national de recherche terminé en 2005, j’ai décidé de mener une enquête qualitative par entretiens auprès d’un échantillon de rentiers AI, ayant un handicap visible ou non. Comme la majorité des questions reposent sur les représentations de la population concernée, une méthode qualitative me semblait être la plus adaptée.

En vue d’analyser et présenter les axes principaux de ma recherche, j’ai utilisé les approches de Paugam (1991) et de Link et Phelan (2001). Comme je vais le développer par la suite, le cadre conceptuel de Paugam est pertinent pour appréhender mes données, car ma thématique de recherche se rapproche de la sienne. En effet, son étude réalisée en France, s’intéresse à la population touchant une aide sociale. Cependant, chez Paugam, l’échantillon sélectionné concerne tout types de demandeurs, ainsi les personnes interrogées sont des personnes handicapées et/ou vivant dans la précarité. Le système social en Suisse est passablement différent de celui de la France. En Suisse, l’AI est un organisme bien distinct de celui du service social. En effet, l’assurance-invalidité est une assurance sociale, par conséquent elle est sans doute perçue davantage comme un droit que le service social. Cette différence contextuelle, justifie, selon moi, la séparation de ces deux populations au sein de ma recherche. En outre, d’après les informations dont je dispose, aucune recherche n’a été effectuée avec l’approche de Paugam sur la situation spécifique des personnes handicapées.

Évolution de l’État social en Suisse

Au sein de ce chapitre, je vais présenter les évolutions principales du système social en Suisse. Dans son ouvrage The three worlds of welfare capitalism, Esping Andersen (1990), définit trois types de système de protection sociale : le régime libéral propre aux pays anglo-saxons, le régime conservateur-corporatiste présent dans les pays d’Europe continentale et le régime social-démocrate pratiqué au sein des pays scandinaves. Selon Armingeon (2001), le modèle suisse ne peut être représenté par un seul de ces trois systèmes, car il se situe entre le modèle continental conservateur et le modèle libéral. En effet, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le système social suisse pouvait être considéré comme libéral, notamment avec des prises en charge sociales dépendant d’assurances privées (Armingeon 2001 ; Cattacin 2006). Par la suite, ce système a été complété par une approche plus démocratique, par exemple avec la mise en place d’une assurance fédérale pour tous les citoyens au travers du premier pilier de l’assurance-vieillesse et survivants (AVS) en 1948 (Armingeon & Beyeler 2004 : 139). Cependant, c’est la seule assurance introduite à cette période et la décennie suivante l’Etat social ne continua pas à se développer (Cattacin 2006 : 54). Quant à la création du deuxième pilier de cette assurance en 1985, il se situe dans un système plus conservateur et couvre uniquement les personnes ayant un emploi, ainsi les cotisations et la rente finale dépendent du montant du revenu. Et finalement, le troisième pilier est libéral, car il se fait de manière volontaire auprès d’une assurance privée (Armingeon & Beyeler 2004 : 139). En ce qui concerne l’assurance-maladie, elle a longtemps suivi un modèle libéral, jusqu’en 1996 on s’y assurait de manière individuelle et volontaire. Actuellement, elle est devenue obligatoire, mais elle reste plutôt libérale, car elle reste gérée par des entreprises du secteur privé. Quant à l’assurancechômage, elle est requise depuis 1984 et le montant des contributions est calculé suivant le salaire (Armingeon & Beyeler 2004 : 139). Ainsi, à l’inverse de l’Europe occidentale, c’est durant les années quatre-vingt que le système social s’est beaucoup développé en Suisse (Cattacin 2006 : 49).

En outre, la démocratie directe, le fédéralisme, le corporatisme et le manque de coalition des partis politiques et de la société en faveur de l’État social influencent fortement le système social suisse. Les votations populaires propres à la démocratie directe, ont un impact considérable sur toute forme de réforme, de surcroît lorsqu’elle entraîne une augmentation des contributions et des impôts. Par ailleurs, le développement du fédéralisme en Suisse a permis beaucoup d’autonomie aux cantons et aux communes qui gèrent de manière autonome certaines assurances sociales. Ce principe de subsidiarité permet aux cantons une gouvernance indépendante, notamment dans certains domaines de la politique sociale (Cattacin 2006 : 50). Ce fonctionnement freine la mise en place d’un système égalitaire qui serait possible notamment au travers d’une redistribution nationale des contributions fiscales (Gärtner & Flückiger 2006). De plus, la subsidiarité favorise une répartition croissante des tâches envers la société civile au détriment de l’Etat, l’initiative privée est alors préférée (Cattacin 2006 : 50). Et, comme cela a été le cas pour l’assistance aux personnes handicapées, quand un problème apparaît c’est en premier lieu la société civile qui le prend en charge et si aucune solution n’est trouvée, une intervention étatique est requise. Ce fonctionnement amène une cohabitation entre les institutions étatiques et privées (Cattacin 2006 : 50). En outre, la politique fédérale de l’après-guerre a été fortement influencée par les partis bourgeois représentant principalement l’économie, cela explique le peu de développement du champ social étatique durant cette période et le retard pris en comparaison avec le reste de l’Europe (Cattacin 2006 : 53-54) .

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Table des matières

1. Introduction
2. Évolution de l’État social en Suisse
3. Naissance et évolution de l’assurance-invalidité
3.1 Émergence du problème public
3.2 Développement de l’assurance-invalidité
4. Problématique et question de départ
5. État de la recherche
5.1 Normalité et stigmate
5.2 Handicap et société
5.3 Recours à l’assistance sociale
6. Cadre théorique
6.1 Approches sélectionnées
6.2 Concepts et notions
6.3 Ancrage théorique
7. Questions et hypothèses de recherche
8. Méthodologie
8.1 Position épistémologique
8.2 Terrain de recherche
8.3 Échantillonnage et accès au terrain
8.4 Récolte des données
8.5 Analyse des données
8.6 Devenir bénéficiaire AI, quelles conséquences ?
9. Résultats de la recherche
9.1 La carrière morale des bénéficiaires AI
9.1.1 L’assistance différée
9.1.2 L’assistance installée
9.1.3 L’assistance revendiquée
9.2 Les quatre composants de la stigmatisation
9.2.1 Identifier et étiqueter les différences
9.2.2 Création de stéréotypes
9.2.3 Séparer le « eux » du « moi »
9.2.4 Perte de statut et discrimination
10. Conclusion
11. Bibliographie
12. Annexe

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