Sens et contenu de la modernisation agricole des années 60

Sens et contenu de la modernisation agricole des années 60

La modernisation agricole des années 60 a consisté en une tentative de faire entrer la paysannerie française dans une économie industrielle, ce qui a supposé des transformations d’une envergure sans précédent, qui ont touché les systèmes techniques et les systèmes sociaux. Comme l’exprime alors le ministre de l’agriculture de l’époque, il s’agissait de transformer les paysans en une « nouvelle race d’agriculteurs » (Velasco Arranz, 2002), marquant ainsi la nature radicale des transformations à engager, au regard de ce qu’était la paysannerie française au sortir de la dernière guerre mondiale, c’est-à-dire un tissu de petites à très petites exploitations en polyculture-élevage, familiales et vivrières. Ces transformations qui ont visé à l’augmentation de la production agricole se sont appuyées d’une part, sur le développement des sciences agronomiques et sur l’élaboration de nouvelles compétences techniques et l’usage d’intrants agrochimiques, d’autre part sur l’organisation des procès de production au sein de l’exploitation et à travers des filières et des structures collectives, selon un modèle « industriel » de la division du travail. Afin de mieux appréhender la nature des changements et de mieux saisir la dynamique professionnelle à laquelle le métier d’agriculteur a été soumis, nous proposons dans ce qui suit d’analyser la période de modernisation agricole des années 60 selon deux plans. Le premier nous permet de poser les façons dont la modernisation agricole, en cherchant à définir la raison sociale de la profession agricole autour de la production à partir d’une certaine organisation « rationnelle » du travail en agriculture, a bousculé les manières de faire et de penser des agriculteurs de l’époque. Nous allons voir comment un certain arrangement a été nécessaire entre les visées « industrielles » de la modernisation et les valeurs « agrariennes » du monde agricole, pour élaborer un référentiel professionnel de l’agriculteur moderne. Le second plan de cette analyse s’appuie sur la nature et l’importance des savoirs et des compétences techniques et scientifiques qui ont accompagné ce changement. Dessinant ainsi à partir de savoirs légitimes, de compétences et de la raison sociale propres à la profession agricole, la nature du processus de professionnalisation initiée au cours de cette période, nous précisons les enjeux auxquels l’enseignement agricole public a eu à répondre.

La construction d’une « raison sociale » du métier d’agriculteur « moderne » 

Des objectifs de production du travail accompagnés par des politiques publiques 

La politique de modernisation de l’agriculture française des années 60 s’est intégrée dans les exigences de reprise et de développement économique de tous les secteurs d’activité d’après guerre. Construite autour de l’objectif d’indépendance alimentaire de la France, cette politique a cherché à améliorer la productivité des exploitations agricoles, et au-delà, à faire de l’agriculture un secteur d’activité économique dont les « performances » pouvaient être comparables à celles des autres secteurs de production industrielle. Faisant écho au Traité de Rome de mars 1957, où les premières orientations d’une politique agricole européenne sont posées, il s’est agi pour l’agriculture « [d’] accroître la productivité agricole, [de] garantir un niveau de vie équitable aux producteurs et [de] maintenir une sécurité alimentaire pour les consommateurs». C’est sous l’influence de René Dumond, agronome et conseiller du ministre de l’agriculture de l’époque, que s’est mis en place ce plan de modernisation agricole, alors financé par les crédits du plan Marshall (Brives H, 2006, 19).

L’élaboration d’une telle orientation de production pour l’agriculture tient aussi, nous dit Michel Boulet (2002), à la connivence entre les membres d’un « groupe agraire moderniste » composé d’une partie du monde agricole représentée par de jeunes agriculteurs membres des Jeunes Agriculteurs Catholiques (JAC), des représentants du monde de l’industrie et de la finance, qui ont permis les investissements indispensables à la modernisation des exploitations, et de quelques hommes politiques d’Etat convaincus des enjeux d’un développement de l’agriculture comme Edgard Pisani et Michel Debré.

Les visées industrielles de l’organisation du travail 

La réforme de 1960 s’est également appuyée sur une conception industrielle de l’efficacité du travail qui a transformé les systèmes sociaux. Jusqu’alors plus ou moins organisés en un tissu diffus, en « réseaux de dialogues techniques » par lesquels s’expérimentaient et s’ajustaient les manières de faire et de penser le travail, et par lesquels se structuraient l’entraide et le travail collectif, les exploitants agricoles ont été invités à se rattacher à des filières de production de plus grande échelle. Une telle organisation qui tient à une vision industrielle de la division du travail appuie son efficacité sur la segmentation des différentes activités de la production à la commercialisation des produits agricoles en passant par leur transformation. Ainsi, la mise en œuvre de la modernisation agricole s’est concrétisée par des organisations coopératives pour les agriculteurs, producteurs de matières premières agro-alimentaires, par le développement d’organismes et d’institutions techniques, économiques, de recherche, ou de formation, qui ont eu la charge d’accompagner et d’encadrer la mise en œuvre de cette modernisation. Enfin, cette modernisation s’est concrétisée par l’organisation d’un secteur industriel de l’agroalimentaire en charge de la transformation, de la commercialisation et de la diffusion des produits agricoles.

Une telle organisation a bousculé le métier d’agriculteur, ceux qui l’exerçaient ayant dû accepter de travailler désormais dans un ensemble plus large et sous une certaine dépendance à de nouveaux acteurs. C’est dans ce sens que Mendras (1984), représentant le courant fonctionnaliste de la sociologie rurale, interprète la réorganisation du travail en agriculture des années 60 comme une perte d’indépendance de l’agriculteur, désormais lié aux autres acteurs d’une société plus englobante, et à l’égard desquels il ne jouit que d’une autonomie relative (cité par Degrange B. 2002, 23). La modernisation agricole a également impacté sur l’organisation sociale à l’intérieur de l’exploitation. Pour Jollivet (1966), influencé par le mouvement marxiste, la rationalisation du travail au sein de l’exploitation tend à faire émerger de nouvelles catégories sociales, les salariés en cours de prolétarisation d’un côté, et les chefs d’exploitation de l’autre.

Finalement, les visées de l’amélioration de la production agricole, à partir d’une vision industrielle de la « modernité », ont contribué à établir un nouvel ordre social dans et hors l’exploitation agricole. En s’agrandissant et se spécialisant, l’exploitant agricole a dû réorganiser le travail entre lui-même, en tant que chef d’exploitation, et ses salariés, tout en intégrant des filières de production, où il lui a fallu trouver une place. C’est dans ce nouvel ordre social que « le paysan » a dû se «professionnaliser ».

Pour autant, si le mouvement de professionnalisation de l’agriculteur qui accompagne la modernisation agricole vise à la transformation de tout le secteur agricole, une partie seulement de ses membres, qui appartenaient au groupe agraire « moderniste », a pris part à ce travail. Bien que dans ce sens on puisse considérer que certaines références à une organisation « industrielle » et entrepreneuriale du travail se sont imposées de manière idéologique à l’ensemble de la communauté paysanne (Velasco-Arranz, 2002), le succès du nouveau référentiel « productiviste » de l’agriculteur et sa large diffusion au cours du 20ième siècle, tiennent surtout à ce que d’autres références, plus proches du terrain traditionnel de l’univers agricole, se sont combinées avec celles du référentiel des années 60. En effet, si «l’intensification c’est d’abord un mode de fonctionnement, une manière de produire et de consommer, un certain rapport au produit, à l’argent, au temps, à la société de consommation, l’intensification c’est aussi un système de valeurs et de représentations qui implique nécessairement une idée particulière de métier » (Lamarche H., 1996, 84). Or cette « idée particulière du métier » a tenu plus particulièrement grâce au travail des syndicats agricoles et des JAC, qui ont joué un rôle déterminant auprès de leurs pairs, pour atténuer les tensions et les controverses qu’une telle évolution du métier d’agriculteur suscitait.

Un référentiel de l’agriculteur moderne qui puise aussi dans des références agrariennes

Les références au modèle d’organisation industrielle de la modernisation agricole ne se sont pas imposées facilement. Elles ne sont parvenues à le faire avec ampleur, et en particulier auprès de petites et moyennes exploitations, qu’à la condition de se combiner avec d’autres références, propres à un univers agricole que rien ne prédisposait à un tel déplacement (Rémy J., 2008). En effet, les principales références du modèle productiviste, portées par les organisations professionnelles agricoles et ses techniciens, accompagnées par des politiques publiques nationales et européennes, et s’appuyant sur de nombreuses règles propres à une organisation en filières, s’opposaient à l’autonomie de l’agriculteur sur son exploitation. La diffusion des innovations paraissait d’autant plus difficile que les agriculteurs ne tiennent pas leurs manières de faire uniquement d’une rationalité d’ordre économique et technique. Ils puisent aussi dans leur façon d’agir, dans une histoire qui les ancre dans leurs exploitations, souvent sur plusieurs générations, à travers lesquelles se transmettent des savoir-faire. De plus l’exploitation agricole n’est pas seulement un outil de production, elle est aussi un patrimoine familial où la transmission intergénérationnelle constitue un noyau stable de l’identité agricole (Jacques-Jouvenot D., 1987). Support d’une mémoire collective qui renferme les connaissances d’un territoire familial et de travail, permettant à l’agriculteur de se repérer et d’y prendre part (Gillet, M. Guignon, S, Jacques-Jouvenot, D, 2002), les changements et les nouvelles organisations sociales, imposés par la modernisation, se confrontent à des traditions, à des histoires et aux parcours de générations d’agriculteurs, qui se sont succédés sur la même exploitation, parfois sur plusieurs centaines d’années (Grall J., Lebaude A., 2002). C’est une des raisons pour laquelle, selon Jacques Rémy (2008), le modèle des années 60 et son socle de pratiques ne sont parvenus à fédérer réellement qu’une partie d’agriculteurs. Mais c’est aussi pour cette raison que le référentiel du métier d’agriculteur de cette époque, a combiné d’autres inspirations et valeurs aux normes « industrielles » qui avaient à elles seules du mal à s’imposer à une population majoritairement composée de petites et moyennes exploitations.

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Table des matières

Remerciements
Table des matières
Introduction
Chapitre 1 La position de l’enseignement agricole public pour accompagner la modernisation agricole et la professionnalisation du métier d’agriculteur des années 60 à aujourd’hui
1. Sens et contenu de la modernisation agricole des années 60
2. Position de l’enseignement agricole public dans le mouvement de modernisation agricole
3. Mise à l’épreuve de la position institutionnelle de l’enseignement agricole public : dynamique professionnelle du métier d’agriculteur
Chapitre 2. Emergence d’une question de recherche et cadre théorique
1. L’identité professionnelle et dynamique professionnelle
2. De l’identité à la compétence
3. Problèmes posés à la formation : vers l’hypothèse de la médiation pédagogique
4. Les principes d’une « médiation pédagogique »
5. Cadre théorique de l’activité des enseignants-formateurs agricoles
6. Elaboration d’un modèle d’analyse sociologique, par le champ et l’action située, de l’action des enseignants-formateurs agricoles
7. Dispositif de recherche
8. Le cadre contraint et les limites de ce travail
Chapitre 3 La position de l’enseignement agricole public face aux évolutions du métier d’agriculteur
1. Un enseignement agricole public à la recherche de son « identité »
2. Le travail « institutionnel » de recomposition d’une représentation du métier d’agriculteur
3. Le travail de recomposition d’une posture pédagogique de l’institution
Chapitre 4. Le travail de recomposition d’une représentation du métier d’agriculteur par les enseignantsformateurs agricoles.
1. Un travail qui unanimement tend à exclure les visées « productiviste » du modèle agricole
2. Une représentation du métier d’agriculteur autour de trois styles professionnels au regard de celle de l’institution scolaire
3. Les termes du débat sur l’agriculture au sein de la communauté éducative
Chapitre 5 Position des enseignants-formateurs dans la conduite du changement
1. Trajectoires
2. Les idéaux-types
3. Diversité des positions des idéaux-types
Chapitre 6 Construction d’une représentation de l’espace de pratiques et de débats dans le champ de la formation agricole ; tensions autour d’une pratique de médiation pédagogique
1. 1. Construction et caractérisation de l’espace social de pratique et de débats
2. Et la médiation pédagogique : comment former « au » métier et former « le » métier
Chapitre 7 Pour appuyer l’émergence d’une médiation pédagogique
1. Ce qui empêche la mise en place d’une médiation pédagogique
2. Accompagner la construction sociale d’une médiation pédagogique
Conclusions
Bibliographie

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