Regards d’intellectuels japonais sur l’accident de Fukushima

Regards d’intellectuels japonais sur l’accident de Fukushima

L’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi survenu le 11 mars 2011 a donné lieu au Japon à la production de rapports d’enquête et de travaux universitaires décrivant l’accident, ses conséquences sanitaires et socio-économiques sur la région et en cherchant les causes et fondements . Certains intellectuels japonais en sont arrivés à la conclusion que la cause fondamentale de l’accident était à trouver dans leur propre culture.

Il y a dès lors lieu de s’interroger sur quelle logique cette théorie d’un accident structurellement lié à la culture japonaise se fonde. Nous montrerons dans cette section en quoi cette question interroge les cadres de pensée existants et invite à une exploration plus profonde. En cohérence avec notre démarche scientifique (cf. chapitre 2), nous présentons les « faits surprenants », au sens peircien, qui nous interpellent et requièrent une explication théorique.

Nous étudierons d’abord en détails le cas emblématique d’une telle pensée avec Kurokawa Kiyoshi, président de la Commission d’enquête parlementaire (NAIIC) qui a conclu à un accident « Made in Japan », c’est-à-dire lié à une mentalité propre aux Japonais. Ceci constitue notre premier fait surprenant (1.1.1).

Ce sentiment d’un exceptionnalisme culturel n’est en rien nouveau au Japon et correspond au genre propre des « nippologies » (nihonjiron 日本人論) qui est caractérisé par une habitude d’attribuer la cause d’un évènement à la mentalité japonaise. Cette hypothèse nippologique n’élude cependant pas notre problématique de départ sur le fonctionnement d’un tel raisonnement. Ce sera là notre deuxième fait surprenant (1.1.2). A partir d’autres cas d’intellectuels japonais attribuant la cause de l’accident de Fukushima à un défaut structurel du Japon, nous verrons qu’une des caractéristiques communes à ces discours est le recours à une analogie avec la défaite de la Seconde Guerre mondiale sur lequel s’appuie toute causalité de type « Made in Japan ». Ce sera là notre troisième fait surprenant (1.1.3).

Fukushima, un désastre « Made in Japan » : un premier fait surprenant

Pour identifier les causes de l’accident de Fukushima, les Japonais ont mis en place des commissions d’enquêtes qui dès 2012 ont publié leurs rapports. Fin mars 2011, est ainsi créée une commission d’enquête indépendante émanant du think tank Rebuild Japan Initiative Foundation (nihon saiken inishiatibu 日本再建イニシアティブ). Cette commission est la première à publier son rapport dît de la « société civile » en février 2012 . La Compagnie d’électricité de Tôkyô (Tepco) mit également sur pied un Comité d’enquête présidé par Yamazaki Masao, qui a rendu son rapport final le 20 juin 2012. Ont suivi les rapports des deux principales commissions d’enquête, l’une émanant du gouvernement de Kan Naoto, l’autre de la Diète, le Parlement japonais.

La Commission du gouvernement ou « Comité d’enquête sur l’accident des centrales nucléaires de Fukushima » (Investigation Committee on the Accident at the Fukushima Nuclear Power Stations ou ICANPS ) a été institué par le gouvernement Kan en mai 2011 et présidée par le professeur Hatamura Yôtarô. Outre ce professeur émérite de l’université de Tôkyô, cette commission est composée de scientifiques et d’intellectuels de premier plan dans l’archipel à l’instar de Oike Kazuo, directeur de l’International Institute for Advanced Studies et ancien président de l’université de Kyôto, Takasu Yukio, professeur à l’université de Tôkyô, ou encore l’essayiste célèbre au Japon Yanagida Kunio, connu pour ses enquêtes sur des accidents d’avions.

La Commission du Parlement ou « Commission d’enquête indépendante du Parlement sur l’accident de Fukushima » (National Diet of Japan Fukushima Nuclear Accident Independent Investigation Commission ou NAIIC ) fut établie en décembre 2011. Cette commission disposa de plus de pouvoirs que l’ICANPS car elle put invoquer le « droit d’enquête administrative », un droit garanti par la Constitution (Juraku 2014).

Sa présidence fut confiée à Kurokawa Kiyoshi, scientifique de renom, professeur émérite de l’université de Tôkyô, président du Conseil scientifique jusqu’en 2006, et conseiller spécial auprès du Premier ministre. Il enseigne aujourd’hui les politiques publiques à l’Institut national d’études politiques (GRIPS). Sa commission était formée de scientifiques non moins compétents comme Ishibashi Katsuhiko, sismologue et professeur émérite à l’université de Kôbe, Sakiyama Hisako, ex-chercheur à l’Institut national des sciences radiologiques ou encore Nomura Shûya, juriste et professeur de droit à l’université Chûo. Ces deux commissions officielles, dont la concurrence a été réelle, ont rendu public leurs rapports durant le mois de juillet 2012 avec des conclusions attendues par l’ensemble de la classe politique nippone et de la communauté scientifique internationale (cf. Tableau 1.) En apparence, ayant affaire à des scientifiques reconnus dans l’Archipel, des conclusions liées à une détermination causale de type déductive étaient attendues. Ces enquêtes sur l’accident de Fukushima révélèrent d’ailleurs de fortes similitudes avec des rapports d’enquête précédents reconnus internationalement pour leur rigueur. Le rapport de la NAIIC est ainsi, comme le revendique avec fierté son président Kurokawa Kiyoshi, basé sur le modèle des rapports sur l’accident de Three Mile Island ou sur l’accident de Challenger (Kurokawa 2017). Chez certains universitaires que nous étudierons plus en aval, comme le sociologue des sciences Matsumoto Miwao, les références sont tout aussi scientifiques avec notamment les travaux de Charles Perrow, Diane Vaughn et Brian Wynne cités .

Pourtant sur le fond, et malgré le niveau académique des membres de ces commissions et des universitaires qui s’en rapprochent, les travaux des Japonais présentent des différences fondamentales avec ces rapports précédents, qui ont surpris les observateurs et attiré des critiques. Le cas de Kurokawa Kiyoshi fait figure de modèle de ce groupe de scientifiques dont les conclusions sur l’accident de Fukushima semblent échapper à toute rationalité déductive. Il conclut en effet le rapport de la commission NAIIC par l’idée que l’accident de Fukushima serait « Made in Japan », faisant de la mentalité japonaise la cause directe de l’accident de Fukushima (NAIIC 2012b). S’exerçant à une véritable introspection, Kurokawa dépeint le désastre comme un moment où le temps est suspendu et où il s’agit de s’interroger en profondeur sur le fonctionnement de la société.

Ce rapport de la NAIIC connaît un écho très important dans les médias étrangers et japonais en juillet 2012 et l’association qu’il établit entre une culture nationale et un accident a suscité une vive controverse à l’étranger et en partie au Japon. Plus précisément, le rapport NAIIC définit l’accident de Fukushima comme ayant été causé non pas par une catastrophe naturelle, mais par un « désastre anthropique » (man-made disaster ou jinsai 人災). Cette mention de « man-made disaster » n’est cependant pas propre au rapport NAIIC, le rapport de Tepco évoquant aussi un «human-generated disaster » et les autres visant des erreurs humaines et organisationnelles. Mais ce qui fait l’originalité du rapport de la NAIIC et a provoqué la surprise à l’étranger est la mention d’un désastre « Made in Japan » par Kurokawa Kiyoshi lui-même, qui décrit la culture et la manière de penser des Japonais comme étant la « cause fondamentale » de l’accident nucléaire. L’évocation de cette cause «culturelle » pour expliquer l’accident de Fukushima apparaît dans la préface d’une version anglaise du rapport, The Official Report of The Fukushima Nuclear Accident Independent Investigation Commission. Executive Summary (NAIIC 2012b) :

« For all the extensive detail it provides, what this report cannot fully convey – especially to a global audience – is the mindset that supported the negligence behind this disaster.

What must be admitted – very painfully – is that this was a disaster “Made in Japan.” Its fundamental causes are to be found in the ingrained conventions of Japanese culture: our reflexive obedience; our reluctance to question authority, our devotion to ‘sticking with the program’; our groupism; and our insularity. » (NAIIC 2012b) .

L’impasse de l’hypothèse nippologique : un deuxième fait surprenant

La préface de Kurokawa et le lien causal culture-accident qu’elle pose a surpris et a été généralement critiquée aussi bien à l’étranger qu’au Japon. La presse étrangère a par exemple souligné les limites et faiblesses de ce lien causal culture-accident, y voyant surtout un moyen de diluer la responsabilité de l’accident entre tous les Japonais (Shipley 2012; Curtis 2012).

« Made in Japan », une explication « auto-orientaliste »

Du côté des Japonais, la critique fut plus virulente. Pour le sociologue Juraku Kohta, cette expression de « Made in Japan » et les traits culturels associés sont caractéristiques d’un autoorientalisme (self-orientalism) propre aux Japonais (Juraku 2014). Il emprunte ce concept à l’historien des sciences Itô Kenji, qui lui-même fait référence explicitement aux travaux d’Edward Saïd sur l’orientalisme, afin de souligner la tendance des Japonais à invoquer une  unicité dans leur manière de penser pour mieux plaire aux étrangers (Itô 2017). Pour cela, mais aussi en raison de l’expression de man-made disaster, qui vise selon Juraku uniquement à fournir un coupable à la population japonaise au mépris d’une explication scientifique, il dénonce le caractère « obscurantiste » du rapport.

Dans un même ordre d’idée, l’artiste et professeur d’esthétique à l’université de Kyôto Yoshioka Hiroshi a critiqué l’expression de « Made in Japan » comme relevant d’une pensée « auto-colonialiste » (self-colonization mind) (Yoshioka 2013). Son hypothèse est que l’esprit des Japonais se serait séparé en deux depuis la restauration de Meiji en 1868, avec un esprit colonialiste qui mime la voix de l’Occident et un esprit colonisé japonais honteux. Ayant échappé à une colonisation directe de son territoire, les élites japonaises de l’ère Meiji n’en auraient pas moins instauré une colonisation par l’étranger dans l’esprit du peuple qui se poursuit aujourd’hui. Cela permet à Yoshioka d’affirmer que la politique de soft-power du «Cool Japan », vision positive de l’Archipel, et le « Made in Japan », vision négative, ne serait que les deux faces d’une même pensée auto-colonialiste qui ne peut se percevoir en tant que culture qu’à travers le regard des Autres, ces « personnes du dehors » (traduction littérale de gaijin 外人, étranger).

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : DU LIEN DE CAUSALITE
1.1 Regards d’intellectuels japonais sur l’accident de Fukushima
1.1.1 Fukushima, un désastre « Made in Japan » : un premier fait surprenant
1.1.2 L’impasse de l’hypothèse nippologique : un deuxième fait surprenant
1.1.3 Analogie avec la Seconde Guerre mondiale : un troisième fait surprenant
1.2 De la causalité, vue d’Occident
1.2.1 La scission sujet-objet
1.2.2 Rationalités et ontologies
1.2.3 Regard anthropologique sur le Japon
1.3 Repenser le lien : vers une ontologie japonaise
1.3.1 Une proposition : le paradigme relationaliste
1.3.2 L’importance du « milieu » dans la pensée japonaise
1.3.3 Une « sensation de similarité » : une hypothèse de travail
CHAPITRE 2 : ABORD SCIENTIFIQUE DU « MADE IN JAPAN »
2.1 Posture épistémologique : le pragmatisme
2.1.1 L’abduction, un raisonnement subconscient
2.1.2 Le pragmatisme peircien
2.1.3 Le raisonnement analogique chez Peirce
2.2 Du recueil de données au Japon
2.2.1 Cartographie du champ intellectuel « Made in Japan »
2.2.2 L’expérience de l’entretien : méthode et terrain
2.2.3 De la transcription aux données de l’étude
2.3 Méthode d’analyse des entretiens
2.3.1 Analyse thématique au sein de l’environnement Nvivo
2.3.2 Première approche : de la grounded theory au musement
2.3.3 Seconde approche : la structure argumentative
CHAPITRE 3 : ANATOMIE DES ANALOGIES DANS L’INTERPRETATION DE L’ACCIDENT DE FUKUSHIMA
3.1 – Quelles analogies pour quelles propriétés ?
3.1.1 La Seconde Guerre mondiale, un halo d’analogies
3.1.2 Des analogies de crise au-delà de la Seconde Guerre mondiale
3.1.3 Vers quelles propriétés structurelles tendent les analogies ?
3.2 – Identifier l’interprétant des analogies
3.2.1 L’ « Essence de l’échec » de la Seconde Guerre mondiale
3.2.2 Meiji, une « auto-colonisation de l’esprit » par l’Occident
3.2.3 L’être-en-regard : un interprète imaginaire des analogies
3.3 – La circulation du monde comme base esthétique aux analogies
3.3.1 L’expérience récurrente des désastres : inertie/mouvement
3.3.2 Prendre sa place dans le cercle : contre-holisme/holisme
3.3.3 Des cercles contre des lignes droites : l’holomouvement et son contraire
CHAPITRE 4 : LA LONGUE ERRANCE DE L’ABDUCTION
4.1 De l’abduction au Japon
4.1.1 Une attention priméale aux choses
4.1.2 L’abduction face au codex
4.1.3 Du codage et du contrôle comme deux variables de l’abduction
4.2 Vers un codex « Made in Japan »
4.2.1 De l’effet d’une croyance en l’abduction contemplative
4.2.2 Le codex, une mémoire collective
4.2.3 Quand l’analogie devient un pari perdu
4.3 Des limites d’une analyse sémiotique en terrain interculturel
4.3.1 Une mise en abyme sémiotique
4.3.2 De la difficulté d’observer des observateurs
4.3.3 Paradoxe et heuristique de la frontière-miroir
ÉPILOGUE : DE L’ANALOGIE EN TEMPS DE CRISE
CONCLUSION
ANNEXES

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