Regard dramaturgique sur le théâtre de voix de Santiago Loza : une anti-esthetique

L’anti-esthétique comme méthodologie dramaturgique

Santiago Loza est un héritier de ce rapport intime à la désobéissance dans l’art en Argentine. C’est un artiste de la post-dictature qui a participé, comme nous l’avons évoqué en introduction, au cycle du «Théâtre pour l’identité» au début des années 2000.
Les pièces de Santiago Loza ont des liens plus ou moins fort avec les évènements historiques argentins et explorent toutes la part intime des récits comme un miroir du macrocosme. Santiago Loza a été formé par Mauricio Kartun qui a également formé de nombreux dramaturges de cette nouvelle mouvance des années 1990. Cependant Santiago Loza se détache de ces derniers ; il n’est ni comédien, ni metteur en scène, et se coupe de la figure du teatrista tout en renouant avec une certaine conception littéraire du texte théâtral. Dans son rapport singulier à l’acte d’écrire, Santiago Loza se situe dans cet état d’esprit disruptif que nous pouvons continuer de préciser en l’associant au concept d’Anti-esthétique de l’artiste-peintre argentin Luis Felipe Noé. L’esthétique, c’est une construction des conditions de la beauté qui est souvent utilisée pour décrire le travail d’un artiste. Dans sa thèse, Julia Lavatelli fait référence à une phrase de Jorge Luis Borges pour décrire la revendication de diversité des dramaturges argentins : « en général (les esthétiques), elles ne sont autre chose que des abstractions inutiles, elles varient pour chaque auteur et même pour chaque texte ». Vouloir définir l’esthétique d’un artiste apparaît alors comme une tentative non seulement aporétique mais également aveugle aux réalités de la création artistique. À l’instar de Jorge Luis Borges, Luis Felipe Noé combat le concept d’esthétique qu’il considère asphyxiant. Dans les années 1970, il écrit l’Antiestética , un essai où il déploie un nouveau vocabulaire afin de renouveler la perception du travail de l’artiste. L’anti-esthétique est un concept en mouvement qui se concentre sur le processus créatif et non sur l’œuvre d’art. Ainsi, Luis Felipe Noé oppose deux formes d’art : l’art comme recherche et l’art comme résultat.

Le texte comme partition : une réflexion sur le rythme

Le théâtre de voix

Dans notre voyage vers l’écriture de Santiago Loza, nous avons souligné qu’il se distingue en s’intéressant à l’aspect littéraire du texte théâtral sans pour autant lui retirer sa théâtralité. Cet aspect passe dans un premier temps par l’abondance de la parole qui forme un « théâtre de voix », selon l’expression utilisée par Andrés Gallina. Dans ce théâtre de voix, les personnages sont «tendres, solitaires, pleins de pudeur (et) parlent comme si c’était pour une unique fois ». Andrés Gallina semble employer de façon équivalente les deux termes de personnages et de voix. Cependant, les deux termes son-ils réellement équivalents ? Parler de théâtre de voix ne peut-il pas ouvrir un nouveau champ de réflexion dramaturgique sur le texte ? Dans son ouvrage Le théâtre des voix, Sandrine Le Pors développe l’idée d’un « théâtre dont la dramaturgie, par une mise en présence et en résonance des voix et des sons, véhicule des états au moyen d’une large palette rythmique et sonore ». En premier lieu, la voix est une chose physique qui provoque un effet sur la personne qui la reçoit et cette acception renvoie au parlé, par extension ici, au jeu de l’acteur. Cependant, la voix est également un concept qui permet de penser l’écriture.

La notion de partition

En tant que traductrice-dramaturge, pour devenir « l’arpenteur du texte » que nous nous sommes proposée d’être, face à ce théâtre de voix et à l’importance de la sonorité et du rythme, nous pouvons nous tourner vers le domaine musical comme outil d’analyse dramaturgique. L’organisation vocale multiple peut nous conduire à concevoir le texte comme une partition, une notion vaste souvent associée au monde du spectacle vivant et notamment étudiée par Julie Sermon. Au sens premier, une partition est l’action de «partager ce qui forme un tout ou un ensemble». La partition fait également référence à la composition musicale qui rassemble, sur différentes portées, l’enchaînement sonore et rythmique des voix et des instruments. Dans son travail de recherche, Julie Sermon centre la notion de partition principalement du point de vue de l’acteur ou du « performer » et non pas tant de celui du dramaturge. Lorsque les textes de théâtre sont envisagés comme des partitions, ils oscillent entre une définition très large – tout ce qui se veut partition le devient en tant que cela organise un rapport au temps – et une définition expérimentale du texte-image. Ce qui nous a le plus intéressée, c’est l’idée de partition considérée comme un geste du performatif du langage. En effet, parler de partition pour un texte serait une affirmation stratégique pour souligner l’importance de la musicalité et compter peut-être dans la force de la métaphore pour orienter l’horizon du lecteur. Nous pouvons faire l’hypothèse que si la partition peut être un outil d’analyse dramaturgique, c’est au sens où la force de la métaphore devient un point de repère afin de s’assurer que le regard sur le texte demeure dramaturgique et non littéraire.

La dynamique créatrice

Le prisme du sujet

Nous avons évoqué lors de notre analyse dramaturgique que le dépassement de la dualité fond-forme dans l’état d’esprit disruptif, par la re-conceptualisation de la notion de rythme, se lie à la nécessité de la dynamique créatrice. Cette notion de rythme peut désormais également nous éclairer sur le sujet de cet état d’esprit disruptif. En effet, en pensant le rythme comme organisateur de sens dans et par le discours, Henri Meschonnic le lie à la notion de sujet. Il envisage ainsi un rapport réciproque et dynamique entre rythme et sujet : « le sens est générateur de rythme autant que le rythme est générateur sens » avec la particularité que le sens du rythme est le sens du sujet. Dans son ouvrage La critique du rythme, il écrit : «si le sujet de l’écriture est sujet par l’écriture, c’est le rythme qui le produit, transforme le sujet, autant que le sujet émet un rythme» . Le sujet qui écrit se retrouve affecté et c’est pour cela qu’il devient visible. Si nous repensons à l’analyse dramaturgique de La mujer puerca et de El corazón del mundo, le rythme et le mouvement des voix y deviennent le lieu de passage du sujet qui écrit, c’est-à-dire Santiago Loza. Il s’agit d’un sujet en mouvement qui se construit au moment où il se montre et qui s’appréhende désormais dans l’écriture. Dans le texte, le sujet a une présence diffuse au sens où elle est difficilement saisissable. Une sorte de tension existe autour de cette présence révélée qui ne passe pas par le je autobiographique mais qui existe intimement. Et c’est à la rencontre de ce sujet que le traducteur-dramaturge se dirige.

La beauté du quotidien

Un des leitmotivs de l’écriture de Santiago Loza, qui se retrouve également dans son travail cinématographique, est l’intérêt porté à ce qui est de l’ordre du quotidien, ce qui se fait tous les jours, ce qui est banal. Dans un premier sens, est banal ce qui est commun, ordinaire, c’est-à-dire ce que nous partageons tous. Santiago Loza confie à Andrés Gallina : « mes œuvres travaillent sur l’affectif, l’émotionnel, les liens qui se perdent, la solitude, les amoureux, la mort. Ce ne sont pas des thèmes très originaux, ce sont les trois ou quatre thèmes qui nous concernent tous » . Il travaille, avec une certaine forme d’humilité, autour de quelques notions essentielles auxquelles l’on pourrait tout ramener. Cet intérêt pour le quotidien s’inscrit dans le changement du drame moderne depuis le début du XXème siècle qu’identifie Jean-Pierre Sarrazac à partir des dramaturgies de la subjectivité de Ibsen et Strindberg. La vie humaine est désormais évoquée « à travers une série d’associations subjectives et d’actions fragmentaires où l’onirisme prend une large part » et le quotidien devient le point de tension du drame.
Dans un deuxième sens, est banal ce que l’on a cessé de voir la plupart du temps. Or, Santiago Loza porte une attention particulière aux petites choses qui nous entourent et qui construisent ainsi autant la vie que la narration. D’après lui, « les détails sont apparemment triviaux mais ils parlent d’un tout » et lient de cette façon l’écriture au transcendantal . L’infiniment petit renvoie à l’infiniment grand et à ce que l’on ne peut pas totalement parvenir à nommer. Par la valorisation du quotidien, sa recherche artistique participe à la redéfinition de l’idéal de beauté dans l’art. La beauté n’est pas, selon Santiago Loza, définie en termes de contenu, comme un idéal correspondant à une idée d’harmonie et de perfection qui suscite du plaisir.

Le rapport du traducteur à sa langue

Afin de comprendre le travail de Santiago Loza sur la langue, il convient peut-être d’expliciter le rapport que nous entretenons avec notre propre langue. Ainsi, nous pouvons entendre les paroles de Meschonnic qui dit que « Plus le traducteur s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus, paradoxalement, traduire peut continuer le texte » comme une invitation à réfléchir sur ce rapport singulier à la langue qui nous constitue en tant que sujet. C’est le moment de souligner que dans notre cas, le geste de traduire se nourrit du bilinguisme, de ces deux langues, l’espagnol et le français, apprises en même temps, en France, au sein d’une famille d’origine argentine. Le rapport que nous pouvons discerner entre ces langues n’est pas véritablement un rapport de traduction réciproque.
Il est plutôt construit sur la complémentarité des langues sur le plan affectif et en conséquence sur le plan lexical ; le vocabulaire de certains domaines est davantage présent dans une des langues selon qu’il correspond à du vécu en français ou en espagnol. Dans son mémoire sur le rôle des langues maternelle et étrangère sur la scène contemporaine, Marion Stenton souligne que la notion de langue maternelle perd son sens dans les cas de bilinguisme contrairement aux cas de monolinguisme : Nous entretenons un rapport ambivalent à notre langue maternelle : elle est à la fois celle de notre première réalité, de notre évidence et de notre certitude, mais elle est aussi celle qui nous enferme, qui restreint et retient – alors que la langue étrangère introduit le doute, la possibilité de nommer le monde autrement et ainsi la possibilité d’une autre existence du monde.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION 
I. REGARD DRAMATURGIQUE SUR LE THÉÂTRE DE VOIX DE SANTIAGO LOZA :
UNE ANTI-ESTHETIQUE
1. Esthétique théâtrale et désobéissance 
1.1. Un état d’esprit disruptif
1.2. L’anti-esthétique comme méthodologie dramaturgique
2. Le texte comme partition : une réflexion sur le rythme
2.1. Le théâtre de voix
2.2. La notion de partition
2.3. Le renouveau du rythme
3. Analyse dramaturgique des voix
3.1. La mujer puerca (2012)
3.2. El corazón del mundo (2014)
II. LA FABRIQUE D’UNE ÉCRITURE : LE DÉBUT D’UN ACTE ÉTHIQUE
1. La dynamique créatrice
1.1. Le prisme du sujet
1.2 La beauté du quotidien
1.3. La crise de la représentation réaliste : l’ascension du kitsch
2. Le processus de création : de la fabrique à l’éthique
2.1. Le social et la désobéissance
2.2. Le cadre de l’imprévisible
2.3. Le lien au sacré
3. Le rapport intime à l’écriture 
3.1. Un acte éthique
3.2. Le continuum sensible-technique
III. LA TRADUCTION COMME CONSTRUCTION D’UNE ÉTHIQUE DE LA DÉSOBÉISSANCE
1. Première approche de traduction (décembre 2019 – mars 2020) 
1.1. Que traduit-on ?
1.2. Le rapport du traducteur à sa langue
2. Une rencontre (juin – août 2020)
2.1. La rencontre de deux altérités
2.2. Interprétation et traduction
3. Le geste d’écrivain (décembre 2020 – mars 2021)
3.1. Le travail du traducteur sur la langue
3.2. L’énigme du texte
3.3. L’éthique de la désobéissance
CONCLUSION

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *