Rabelais dans l’univers de la pensée littéraire universelle

Rabelais dans l’univers de la pensée littéraire universelle

   Sur le peu d’informations que nous avons et sur lesquelles renseigne la biographie de Maistre François (médecin, juriste, moine et romancier) d’où l’étiquette de sentinelle de la culture selon les mots de Sartre, nous n’avons guère vu mentionné « poète » ou « dramaturge » à son égard. Toutefois, notons que cela ne veut pas dire qu’il ignore ces genres que sont la poésie et le théâtre. Certes, nombreux sont les genres littéraires que l’on repérer à travers ses différents romans mais, nous avons jugé nécessaire de nous cantonner aux genres dits majeurs à savoir la poésie, le roman, le théâtre etc.). Une kyrielle de critiques a été faite lors de la parution des premiers œuvres de Maistre François en 1532 et 1534. Caractérisées par une certaine bouffonnerie, un excès et une exagération démesurés, le Pantagruel et le Gargantua étaient des livres rangés à la marge grâce à la bouffonnerie qui les domine et qui les dévalorise selon certains critiques. Il est clair que beaucoup de bêtises seraient dites si des critiques n’avaient pas existé et que peut être personne n’aurait défloré le mystère rabelaisien sans les travaux d’Abel Lefranc, de Barthes ou de Bakhtine qui ont tous contribué à la restauration de ce grand maitre longtemps mis en bas de l’échelle littéraire. Si nous définissons le roman comme une œuvre d’imagination en prose assez longue avec un cadre spatio-temporel dans lequel se meuvent des personnages, où l’auteur nous fait part de leur histoire, la poésie comme un art du langage qui se caractérise par la mise en jeux des ressources de la langue(syntaxiques, sémantiques, morphologiques) afin d’avoir un plaisir sensible et intellectuel et le théâtre comme étant une représentation ou une imitation de la société, nous pouvons dire que Rabelais est à la fois romancier, poète et dramaturge. L’œuvre de Rabelais présente l’ensemble les outils de base, les éléments fondamentaux à savoir le cadre spatio-temporel et les personnages sur lesquels se construit le roman. Même s’il arrive parfois à l’auteur de ne plus faire du roman l’écriture d’une aventure mais plutôt l’aventure d’une écriture, retenons toutefois que cela n’impute guère au genre sa crédibilité. Au contraire ça fait du roman et de la littérature de façon générale une pratique indépassable dans le temps et dans l’espace et du romancier un avatar littéraire grâce aux multiples possibilités esthétiques qui se réalisent dans sa production. Dans ce sens, Henri Coulet dira qu’une grande fournit des thèmes, des situations, des caractères, une technique aux romanciers à la suite, pendant et après plusieurs générations. C’est dire que l’œuvre de Rabelais n’a pas manqué et ne manquera pas d’attirer la curiosité littéraire de sa postérité. S’agissant de la poésie rabelaisienne même s’il n’est pas considéré comme poète, son œuvre présente un certain nombre d’éléments poétiques. Ceci étant dû à la nature du roman qui est le genre le plus libre. Ainsi, Milan Kundera, faisant cette remarque concernant la nature du roman dira que La poésie comme la philosophie ne sont pas en mesure d’intégrer le roman, le roman est capable d’intégrer la poésie et la philosophie sans perdre pour autant rien de son identité caractérisée précisément (il suffit de se souvenir de Rabelais ou de Cervantes) par la tendance à embrasser d’autres genres, à aborder les savoirs philosophiques et scientifiques. Dans l’œuvre de Rabelais, prose et poésie se mêlent dans une stratégie du mixte. Le chapitre II du Gargantua est construit sous une forme poétique solide, concise et précise. Il est composé de quatorze huitains décasyllabiques avec des rimes de type ababbcbc. L’écriture parfait de ce chapitre en strophe de huit vers (huitain) croisés, dont la mesure des vers est le décasyllabe avec l’alternance des rimes masculines et féminines, des rimes pauvres, suffisantes et riches ou millénaires laisse voir que Rabelais est sans doute un talentueux poète. Prenons un huitain tiré du chapitre II en guise d’illustration :
Ils parlèrent du trou de Saint patrice,
De Gibraltar et de mille autres trous,
Pourrai-t-on les réduire à des cicatrices,
Pour qu’ainsi ils n’eussent plus la toux,
Vu qu’il semblait inconvenant à tous,
De les voir ainsi à tout vent bailler ?
Si par hasard on les fermait d’un coup,
Comme otages on pourrait les donner. Ce chapitre renvoie aussi à l’épitaphe composé par Gargantua, père de Pantagruel à la naissance de ce dernier et correspondant ainsi avec la mort de Badebec, femme de Gargantua. Dans l’épitaphe, il est dit :
Tandis qu’elle accouchait, elle mourut,
La noble BABEDEC, aux traits charmants,
Car elle avait un visage joufflu,
Un corps éthique et un ventre imposant.
Priez Dieu afin que dans sa bonté,
Il pardonne si elle l’offensa.
Ci-gît son corps; sa vie fit sans péché,
Elle mourut quand elle trépassa.
Comme le chapitre II de Gargantua précité, l’épitaphe est un huitain décasyllabique en rimes croisées (ababcdcd). La présence dans les prologues des noms d’Homère et d’Ovide qui sont tous deux des poètes de l’Antiquité montre aussi le privilège qu’on les a accordé. Voilà pourquoi Abel Lefranc, selon Diéguez Manuel dit : […] De plus en plus, Rabelais nous apparait comme un merveilleux poète, non pas seulement par l’invention, mais encore par le rythme. L’énumération des pratiques poétiques dans l’œuvre de Rabelais peut être poursuivi comme au chapitre cinquante-huit de Gargantua qui clôt le livre et qui est écrit en décasyllabes avec des rimes plates à l’exception des deux premiers et des dix derniers vers. Il en est de même au chapitre XVII du Tiers Livre où était mentionnée la prédication rimée de la Sibylle de Panzoust sur le sort du mariage de Panurge.
T’écossera
De renom.
Grosse ser
De toi ?non !
Te sucera
Le bon bout
T’écorchera,
Cette strophe est un huitain hétérométrique en rimes croisées où altèrent tétrasyllabes et trisyllabes. À l’instant, il apparait clair et net que Rabelais est un magicien du verbe, un magicien de la parole, une virtuose de la langue, un saltimbanque jongleur se livrant à des acrobaties verbales, c’est-à-dire un véritable poète. N’est-elle pas cette raison qui a poussé à Naudé de comparer Maistre François à Giovanni Pico della Mirandola ? De surcroît, l’œuvre de Maistre Alcofribas Nasier présente un certain nombre de faits qui sont propres aussi à l’esthétique théâtrale. Ainsi, lIe dialogue, élément central de la pièce de théâtre, est la toile de fond des œuvres rabelaisiennes surtout à partir du Tiers livre. Encadré par l’éloge des dettes (chapitre I-V) et celui du Pantagruelon (XLIX-LII), la question du mariage de Panurge qui occupe l’essentiel de l’œuvre est basée sur le dialogue entre Panurge et les consultés qui ne parviennent pas à donner des réponses satisfaisantes. Il en de même pour le chapitre V de Gargantua intitulé les propos des bien-ivres même si on note l’absence des didascalies. Dans une pièce de théâtre écrite sous une forme classique comme le suggère Aristote, patron de la critique littéraire, en l’occurrence celle du théâtre, préconise dans sa Poétique l’idée selon laquelle la prise de parole des différents protagonistes doit être référenciée en indiquant à chaque fois le nom de celui qui prend la parole. Chez Rabelais, il y a un dialogue mais ce dialogue est construit contre le dialogue platonicien ou aristotélicien d’où l’on peut parler d’anti dialogue.

L’écriture française : une traversée des frontières

   L’étude de l’écriture française comme étant une traversée des frontières que nous comptons faire à travers les œuvres de Rabelais nous pousse à revenir sur la notion d’espace littéraire que nous devons à Maurice Blanchot. Qu’en est-il donc? Quel est l’intérêt de la délimitation d’un espace littéraire? La littérature d’un pays peut-elle se limiter à elle-même? Comment l’écriture d’un pays traverse-t-elle les frontières? Voilà les questions autour des quelles s’articulera notre argumentation pour ce point. Partant de l’idée selon laquelle la littérature d’un pays particulier ne peut pas seulement se limiter historiquement et esthétiquement à celui-ci car l’écrivain est un homme de son époque, il est impensable et aveugle de vouloir cantonner la littérature dans une espèce d’isolement et d’enfermement. C’est dire que l’espace littéraire que Maurice Blanchot définit selon Xavier comme représentant à la fois le splendide isolement de la littérature et une disponibilité totale à l’incessante rumeur du monde 31 est un espace mouvant. Cela n’est dû qu’au fait que l’écrivain, quel que soit son ethnie ainsi que son appartenance géographique, ne peut pas ne pas sortir de son enclavement et aller à la rencontre de ses pairs par le biais de l’écriture, faute de quoi il se verra dépasser. De la même manière que l’aspiration au dépassement de soi est le désir de tout un chacun, en l’occurrence de tout homme de lettre afin d’appartenir à la constellation des grands auteurs et de s’inscrire de l’ordre de l’universel, le texte littéraire, par le support de l’écriture et à travers la plume d’un fabricateur, est bourré de pensées, de thématiques et d’esthétiques appartenant à divers horizons, ce qui le fait immerger dans une littérature d’ordre universel. Notons une fois de plus que la délimitation de l’espace littéraire, même si elle permet d’identifier la littérature ainsi que l’écriture propre à un pays, cela ne signifie guère qu’elle exclut la relation entre écrits de divers horizons qui sont tous dans un rapport intertextuel. Ce qui veut dire les espaces littéraires, grâce à l’écriture, s’imbriquent, s’enchevêtrent sans jamais s’exclurent. Si nous faisons une petite digression en essayant de comparer la relation des écrits aux relations humaines, nous nous rendons compte que, de la même manière que l’homme a besoin d’autrui pour s’accomplir, le texte et l’écriture eux aussi ne sont rien sans les autres. C’est cette relation à la fois verticale et horizontale entre hommes, textes et écritures que l’auteur de La Poétique de Dostoïevski appelle le mouvement de la vie ou de la conscience. Ainsi, il dira : Dans la vie, nous faisons cela à chaque fois : nous nous apprécions nous même du point de vue des autres, nous essayons de comprendre les moments transgrédients à notre conscience même et d’en tenir compte à travers l’autre(…) en un mot : constamment et intensément, nous surveillons et nous saisissons les reflets de notre vie dans le plan de conscience des autres hommes. Les reflets de notre vie qui s’opèrent dans le plan de conscience des autres, les mêmes reflets s’opèrent aussi à travers l’écriture dans d’autres consciences. Il découle de ces propos que l’écriture de Maistre François va sans doute à la jonction non pas cette fois ci des textes du même espace géographique mais de différents horizons de par son esthétique et sa thématique. Un bref parcours de la littérature africaine et de la littérature arabe fait à travers quelques œuvres d’Amadou Kourouma et les Mille et Une Nuit qui sont d’auteur anonyme, parfois attribuées à Sahrazâd et traduits par Antoine Galland (premier traducteur) entre 1704 et 1717 nous permettra de nous justifier. Dans la production rabelaisienne et à partir du Tiers Livre où s’est opéré un changement radical, le pouvoir de la parole occupe une place de choix. Panurge, grâce à la parole, rend invalide toutes les réponses qu’il reçoit et ébranle la conscience des consultés, ces soi-disant détenteurs de savoir. Ce thème (le pouvoir de la parole) qui permet d’assurer la continuité de l’œuvre rabelaisienne est la toile de fond, le monument ou plutôt la poutre maitresse de la fabrication du texte des Mille et Une Nuit. Rappelons brièvement le récit et la structure en emboitement de l’œuvre comme c’est le cas chez Rabelais. L’œuvre commence par l’histoire de deux frères Sahzamân et Sahriyâr également trompé par leur femme ; la décision de Sahriyâr d’exécuter désormais chaque femme avec qui il aura passé la nuit détermine l’entré en lice de Sahrazâd qui, pour épargner ses compagnons, entend se proposer au sultan. L’histoire de Sahrazâd est coupée dès le début par le conte didactique que lui fait son père pour l’en dissuader, l’âne, le bœuf et le laboureur coupé lui aussi par le récit des ennemis que le laboureur a avec sa femme. Sahrazâd qui n’obéit pas à son père, raconte au sultan sa première histoire : le marchand et le génie, interrompu au lever du jour, puis reprise la nuit suivante et interrompu à nouveau par le récit que l’un des personnages du premier récit fait à l’autre pour l’éclairer l’histoire du premier vieillard et de la biche. Voici ce qu’est la technique de Sahrâzad qui finit par faire retirer au sultan son épée de Damoclès au point qu’il abandonne son noir dessein. Rien qu’à partir de cet exemple, l’on peut affirmer le pouvoir de la parole qui, grâce à elle, Panurge se libère des commentaires, et, chez Rabelais, cela lui permet de continuer sa prouction littéraire. Comme Panurge, Sahrazâd, grace au pouvoir de la parole, sauve la gent féminine et devient l’une des premières femmes émancipées ou même la première. Ajoutons que l’infinité est la caractéristique principale du Tiers Livre et des Mille et Une Nuits. L’écriture de langue française, dans son versant africain avec le cas de Kourouma, affiche une fidélité non voilée au pouvoir de la parole. Dans la plupart de ses romans comme Les soleils des indépendances, Allah n’est pas obligé ou En attendant le vote des bêtes sauvages, Ahmadou Kourouma se substitue à un conteur afin de transmettre les valeurs culturelles de l’Afrique. Et, pour souligner le poids de la parole dans les sociétés africaines traditionnelles, Jacques Chevrier dira qu’en Afrique, la parole demeure […] un support culturel prioritaire et majoritaire par excellence dans la mesure où elle en exprime le patrimoine traditionnel et où elle tisse entre les générations passées et présentes ce lien de continuité sans lequel il n’existe ni histoire ni civilisation. Étant donné que la littérature et à travers l’écriture parle d’elle et parle du monde, force est de reconnaitre que les textes de Rabelais n’ont pas manqué de nous faire part des réalités sociales de la France au XVIème siècle. Au début de la Renaissance, l’euphorie était grandiose et le rêve superbe car l’homme était au centre de l’univers et était à la mesure de toute chose. Cette grande montagne d’espoir chamboulée par les guerres de religions finit par accoucher d’une petite souris malade de désespoir puisque tout le rêve humaniste s’est soldé en échec. Ce qui se traduit par ce changement de personnages de géant aux personnages à taille humaine chez Rabelais. Cette peinture de la désillusion sociale et chère à Rabelais, occupe une place majeure dans Les soleils des indépendances de Kourouma. Dans cette œuvre, l’auteur, en voulant signifier la béatitude des indépendances qui n’a duré que le temps d’une rose, laissant la place à une déception amère, retrace les comportements des dirigeants africains qui ont remplacé les colons et qui n’ont fait que dilapider les maigres ressources dont ils ont héritées. Ce roman est plus que révélateur des mentalités africaines qui ont pour nom népotisme et despotisme. Penchons-nous un peu sur la nature de l’écriture pour les trois espaces (français, arabe et africain). On se rendra compte que le traitement de l’écriture est presque le même grâce au coup fatale qu’elle a reçue. Chez Rabelais, l’écriture romanesque devient une pratique inassignable dans le temps et dans l’espace mais également, la langue qui est le support de toute écriture est torturée. Cette torture de la langue chez la sentinelle de la culture se manifeste par une juxtaposition incessante de verbes et parfois de substantifs : vautrait, barbouillait, bayait, aimait, pissait, chiait, reniflait, pataugeait, buvait, se frottait, aiguisait etc. 34. Tout de même, dans les Mille et Une Nuit et chez Kourouma, l’un revêt aussi l’universalisme de l’écriture et l’autre, une torture de la langue sans commune mesure, ce qui lui a valu des critiques acerbes venant de tous horizons. À propos de sa langue Huannou dit: La langue de Kourouma, écrivain ivoirien dans son beau roman, Les soleils des indépendances, a surpris et choqué plus d’un lecteur à cause de ses innovations formelles. Pas seulement les spécialistes de la langue française, mais tous ceux qui tiennent au respect des règles élémentaires du bon usage, tout ceux qui ont le culte du bon français.

De la circularité du récit à la reproduction des scènes

   La pratique du récit circulaire fut le fort des nouveaux romanciers comme chez Claude Simon, Michel Butor, Marcel Proust ou encore Alain Robbe Grillet. Chez ces derniers, ce fait (récit circulaire) s’opérait à travers une œuvre, c’est-à-dire une partie de l’œuvre déjà énoncée est reprise à la fin de l’œuvre. Dans La Jalousie par exemple, Alain Robbe Grillet use de cette technique du récit circulaire pour bâtir son roman. Ces quelques exemples tirés de son ouvrage viennent signifiés cela : Maintenant, l’ombre du pilier(…) divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse. À la fin de La Jalousie, un retour en arrière du récit portant encore sur la description du même lieu se laisse voir à travers ce passage : Maintenant, l’ombre du pilier se projette sur les dalles, en travers de cette partie centrale de la terrasse. Cette technique nouvelle des nouveaux romanciers requiert de la part du lecteur un retour en arrière, un flashback ou encore une lecture analeptique afin de mieux saisir l’œuvre. Cependant, même si le récit circulaire a connu ses lettres de noblesse au XXème et sous la plume des nouveaux romanciers, sa genèse ou son origine se situe dans un temps lointain, celui du XVIème et est aussi repérable dans quelques œuvres de Rabelais en l’occurrence le Pantagruel, le Gargantua et le Tiers Livre. Dès lors, l’étude de ce point se fera sous deux angles. Il s’agira de mener une étude sur les similitudes scéniques mais aussi la ressemblance des personnages à travers différentes œuvres comme à travers une même œuvre où les scènes semblent se reproduire. Les romans rabelaisiens semblent se reprendre l’un comme l’autre. La subdivision du Pantagruel et du Gargantua en est une parfaite illustration. Si le Pantagruel se structure comme suit : enfance, éducation et prouesse guerrière, nous constatons que le Gargantua n’est qu’une copie de cette œuvre qui l’a précédée, d’où les moult similitudes. Dans Pantagruel par exemple, la scène de guerre entre les Dipsodes et les Amaurotes (chapitre 23) fait écho à celle développée dans Gargantua entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de Gargantua qui sont les bergers qui demandaient poliment aux fouaciers de leur en donner de leurargent, au cours du marché. Il en est de même au chapitre XVIII de Pantagruel. Pantagruel, fils de Gargantua est allé à Paris pour poursuivre ses études. Une lettre permettant de transcender les espaces est envoyée à ce dernier mais également il est question dans cette lettre de se former dans le but de devenir un abime de science et d’avoir une parfaite maîtrise de l’artillerie afin de pouvoir secourir ses semblables en cas de danger. Gargantua invite aussi son fils à être serviable et de retourner vers lui dès que sera acquis tout le savoir humain. Cette scène de la lettre semble se reprendre dans le Gargantua. Au chapitre XXV de cette œuvre, une lettre écrite par Grand-Gousier trouve Gargantua qui est toujours à Paris pour continuer ses études comme Pantagruel. La lettre venant de son père qui le convie à un retour immédiat afin de pouvoir sauver l’honneur puisque Picrochole a dévasté les terres de son père, GrangGousier. La morale des deux lettres est presque la même si bien qu’il y ait quelques dissemblances. Concernant toujours le récit circulaire qui engendre une reproduction des scènes, les exemples sont une multitude dans le Tiers Livre. Ainsi, l’ensemble des chapitres qui traitent de la question du mariage de Panurge semblent et se ressemblent. Cela est dû en fait à la seule question mais aussi à la démarche systématique du personnage de Panurge qui brandit une question et rend invalide l’interprétation à l’issue de chaque consulté. Panurge dit qu’il ne veut pas se marier sans le conseil de Pantagruel qui ne cesse de changer de discours à chaque fois que Panurge donne sa réplique. Voici quelques-unes des réponses de Pantagruel et qui semblent se reproduire dans d’autres chapitres du roman :
-Je suis de votre avis sur ce choix, répondit Pantagruel, et vous le conseille. (…)
-Ne vous-mariez donc point, répondit Pantagruel. (…)
-Mariez-vous donc, au nom de Dieu ! répondit Pantagruel. (…).
-Ne vous mariez donc point, répondit Pantagruel, car la sentence de Sénèque est valable sans aucune exception : ce qu’à autrui tu auras fait, sois certain qu’autrui te le fera.
Ces hésitations de Pantagruel sur la question du mariage de son acolyte sont identiques à celles du poète nommé Raminagrobis chez qui Panurge prend conseil. En disposant d’encre et du papier, voici ce qu’il a écrit :
Prenez-la, ne la prenez pas
Si vous la prenez, c’est bien fait;
Si ne la prenez effectivement,
Vous aurez agi régulièrement.
Galopez, mais allez au pas,
Reculez, entrez y de fait.
Prenez-le, ne…
Jeunez, prenez double repas,
Défaites ce qui était refait,
Refaites ce qui était défait,
Souhaitez-lui vie et trépas,
Prenez-la, ne…
L’interférence notée dans l’œuvre ne se limite pas tout simplement aux scènes mais elle va jusqu’aux personnages de Panurge et de Pantagruel dont l’un est une doublure de l’autre. Cette interférence scénique a interpellé des spécialistes et lecteurs de Rabelais à l’instar de Gérard Defaux qui en a fait une étude remarquable dans Rhétorique humaniste. Le jugement de Pantagruel sur une controverse d’une obscurité et d’une difficulté prodigieuses (Pantagruel, chapitre X) qui opposaient les seigneurs Baisecul et Humevesne et dont la sentence donnée au chapitre XIII permet de trancher le différend est pareil à celui de Panurge qui supplée le géant Pantagruel cette fois-ci en vainquant le clerc qui voulait arguer contre son maître (Pantagruel, chapitre XVIII). Ces victoires obtenues respectivement sur les seigneurs Baisecul et Humevesne et sur l’anglais Thaumaste attirent l’admiration sur les deux acolytes. En plus, Pantagruel est amoureux d’une dame à Paris et reçoit une lettre contenant un anneau d’or (chapitre XXIV), Panurge lui est aussi amoureux d’une grande dame de Paris et lui fait une déclaration d’amour : Madame, il serait fort utile pour toute la république, agréable pour vous, honnête pour votre lignée et nécessaire pour moi, que vous soyez couverte de ma race; croyez-le car l’expérience vous le démontrera. S’agissant toujours de l’interférence des personnages qui occasionne une reproduction des scènes, ajoutons que Panurge doit se mesurer à une armée de 150000 putains et, Pantagruel quant à lui doit faire face à 300 géants tous armés de pierres de taille excepté leur chef qui s’appelle Loup Garou, 163000 fantassins armés de peau de lutins et 11400 hommes d’armes. Nous constatons sans doute un récit qui a une forme circulaire avec une interférence notoire des personnages surtout dans le Tiers Livre puisque du chapitre VI au chapitre LII, une seule question permet d’assurer la continuité de l’œuvre. Cette incessante reprise du récit qui est occasionné par la question du mariage en tant que prétexte d’écriture chez l’auteur fonctionne comme double: elle favorise une reproduction scénique de l’ouvrage mais également s’apparente l’œuvre au mythe de Sisyphe. Ce type d’écriture qui caractérise l’œuvre de Rabelais semble-t-il, nous interpelle à s’interroger sur ce que doit être l’écriture mais ce qu’est un écrivain.

Rabelais et ses prédécesseurs

   L’étude de la manifestation de l’intertextualité chez Rabelais qui s’analysera via le rapport entre Maistre Alcofribas et ses prédécesseurs se fera sans doute sous forme de comparaison. Ce qui revient à dire que nous allons nous lancer dans une étude comparative afin de pouvoir faire ressortir un certain nombre de procédés analogues et présents à la fois chez Rabelais et chez ses devanciers. Sachant toutefois que La littérature comparée est l’art méthodique, par la recherche des liens d’analogie, de parenté, et d’influence, de rapprocher la littérature d’autres domaines de l’expression ou de la connaissance, ou bien les faits et les textes entre eux, distants ou non dans l’espace pourvu qu’ils appartiennent à plusieurs langues ou plusieurs cultures, fissent-elles partie d’une même tradition, afin de mieux les décrire, les comprendre et les gouter, seule la recherche des liens d’analogie, de parenté et d’influence nous intéressera car les notions de parenté et d’influence font partie intégrante des multiples pratiques intertextuelles. Nous savons que du point de vue artistique, l’Antiquité et surtout la terre de Virgile depuis la chute de Constantinople ont été sans doute la source d’inspiration des humanistes. Voilà pourquoi Du Bellay, reprenant presque littéralement les préceptes de l’écrivain italien Quintilien, vante les mérites de l’imitation et dans sa conclusion, il s’écrit : Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et des serves dépouilles d’elle, ornez vos autels et temples…Pillez- moi sans conscience (scrupule) les sacrés trésors de ce temple delphique. Du coup, Maitre François, contemporain de cet apôtre du groupe de Ronsard qui constituent à leur tour les membres honoraires de la Pléiade, n’a pas manqué de répondre à cette interpellation Du Bella sienne, d’où son commerce avec les anciens sans lequel il serait pauvre. D’ailleurs les façons de penser, les goûts, les tendances de l’époque du philosophe athénien et du Moyen-Age n’ont pas disparu en un jour: à lire Rabelais lui-même, on le constate aisément. C’est alors que Rabelais s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs à l’instart d’Eschyle qui a écrit Les Choéphores, Sophocle qui donne une Electe puis Euripide lui aussi qui donne une autre en prêtant tous à la légende la couleur et la signification de leur choix. Le premier roman de Rabelais publié en 1532 avait jusque dans son format et sa typographie, l’allure archaïque et populaire d’une parodie de roman de chevalerie, par exemple La veine des grandes et inestimables chroniques du Grant et énorme géant Gargantua qui, en deux mois, les imprimeurs en ont vendu plus qu’on achètera de Bibles en neuf ans. Ainsi, Rabelais utilise ce cadre commode pour entasser à plaisir de joyeux narrés et de truculentes silhouettes regroupées en une cohorte de joyeux compagnons. Il semblerait important de souligner aussi que la tradition littéraire médiévale n’ignorait le petit démon malin Pantagruel, génie des affres de la soif et auquel Maistre François fait référence dans le chapitre II du Pantagruel intitulé De la nativité du très redouté Pantagruel dont, Pour comprendre tout à fait la cause et la raison de son nom de baptême, vous noterez que cette année-là, la sécheresse fut grande en Afrique qu’il se passa trente-six mois, trois semaines, quatre jours, treize heures et un peu plus, sans pluie, sous une chaleur si ardente que toute la terre en était aride. En Italie aussi, nombreux étaient les récits ou épopées bouffonnes parmi lesquelles nous avons Les Macaronés de Falengo, Le Morgante Maggiore de Pulci, Le Fracasse de Merlin Coccaie mais également les romans d’Ogier le Danois et son fils Meuvrin, des Quatres fils Aymon et de leur neveu Maugis, de Mésuline et de son fils Geoffroy à la grand dent, de Robert le diable et de son fils Richard sans peur qui offraient déjà le type littéraire de la serviabilité associée à d’énormes possibilités et à d’épouvantables appétits. C’est dire que la littérature médiévale est traversée de long en large par l’excès et la démesure. Ne peut-on pas dire que c’est à cette démesure et aux excès d’appétits que Rabelais fait référence dans ses œuvres notamment le Pantagruel et le Gargantua où les géants sont au-devant de la scène. La démesure dans l’œuvre est justifiée par ces appétits de Pantagruel qui, à chacun de ses repas buvait le lait de quatre cents vaches […], se nourrit fort bien, et mit son berceau en plus de cinq cent mille morceaux d’un seul coup de poing . À partir du Tiers Livre où la production littéraire rabelaisienne a changé de manière considérable, Panurge déploie une rhétorique inégalable au sujet de son mariage. À l’image des sophistes comme Protagoras, Hippias et Gorgias, professeurs itinérants de cité en cité pour échanger contre de l’argent, la rhétorique, l’art du discours, celui de convaincre sans avoir raison, Panurge, d’une personne à un autre, d’espace en espace pose la question de son mariage comme prétexte tout en n’ayant pas comme intention l’accès à la vérité mais le simple frottement avec d’autres esprits. Cette rhétorique cicéronienne peut être aussi lue à travers la lettre de Gargantua à Pantagruel (Pantagruel, chapitre VIII) et le discours d’Urich Gallet envoyé auprès de Picrochole dans le but de trouver un point d’entente avec ce belligérant (Gargantua, chapitre XXX). Nous constatons donc que les anciens mais surtout les auteurs du Moyen Âge constituent le baromètre littéraire de Maistre François qui n’a fait qu’emprunter la moule légué par ses prédécesseurs. Cependant, même si son commerce avec ces vendeurs d’illusions, ces maîtres d’apparence et les auteurs de la littérature médiévale n’est pas négligeable, il n’a pas hésité de tourner le dos en parodiant par la suite la typologie romanesque ainsi que la philosophie des épopées puisque dans ces dernières, les héros étaient des vassaux. Son imitation était faite sous la forme la plus raisonnable, ce Faguet Emile appelle innutrition. Certes, chez Rabelais, les thèmes médiévaux (guerre de conquête, démesure, religion) n’ont pas changé mais le gigantal n’est plus la plaque tournante ou le mobile fondamental de l’œuvre. Dans la chronique gargantuine et pantagruéline, le héros n’est plus un vassal mais un suzerain, un citoyen raffiné qui répond aux exigences et à la philosophie humaniste. Ainsi, Grandgousier, dans la guerre de conquête déraisonnée et entreprise par Picrochole, envoie une lettre à Pantagruel et justifie les motifs du rappel à ce dernier. Voici les propos de Grandgousier : Mon intention n’est pas de provoquer mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni de conquérir mais de garder mes loyaux sujets et mes terres héréditaires sur lesquelles sans cause ni raison, Picrochole qui poursuit chaque jour son entreprise démente et ses excès sont intolérables pour des personnes éprises de liberté.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIER CHAPITRE : CONTEXTUALISATION DU SUJET ET PERSPECTIVES MÉTHODOLOGIQUES
1-Rabelais dans l’univers de la pensée littéraire universelle
2-Rabelais précurseur de la postmodernité
3-L’écriture française : une traversée des frontières
DEUXIÈME CHAPITRE : AUTOTEXTUALITÉ ET INTRATEXTUALITÉ
1-De l’écrivain personnage au personnage de l’écrivain
2- De la circularité du récit à la reproduction des scènes
3-Réflexion sur ce qu’est l’écrivain et l’écriture
TROISIÈME CHAPITRE : MANIFESTATION DE L’INTERTEXTUALITÉ CHEZ RABELAIS
1-Rabelais et ses prédécesseurs
2-Le rapport entre Rabelais et ses contemporains
3-Rabelais et la postérité
QUATRIÈME PARTIEINTERTEXTUALITÉ : ENJEUX ET PORTÉE LITTÉRAIRE
1-L ‘intertextualité comme mémoire culturelle
2- L’intertextualité comme outil d’écriture et d’analyse textuelle
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

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