Quels liens entre les émigrés et les familles restées au village ?

Les Baruya parmi les Anga, Papouasie Nouvelle-Guinée

Présentation des Anga

Par la langue, la culture matérielle et l’organisation sociale, les Baruya appartiennent à un ensemble de tribus dit anga , dont l’histoire et la géographie communes sont attestées génétiquement et culturellement (Bonnemère 1996 : 36-40). Il y a plusieurs milliers d’années, les Anga formaient un seul groupe ; des analyses menées sur les groupes sanguins et la structure génétique des Baruya montrent que les différences génétiques entre les groupes anga sont moindres que les différences existant entre les Anga et les tribus voisines (Godelier 1985 : 163), et certains noms de lignages se retrouvent au sein de tribus différentes, preuve d’une origine commune qui aurait été suivie d’une série de scissions et de dispersions ; on retrouve ainsi des Ndelie chez les Baruya et chez les Andje, mais c’est l’appartenance à la tribu qui déterminera leur allégeance pendant une guerre par exemple, ou pour toute forme de coopération – ils ne formeront donc pas un clan commun par-delà la tribu (Godelier 1998 : 49). Par ailleurs, il semble que les groupes anga se marient de préférence entre eux, produisant ou reproduisant ainsi un type physique assez homogène et perçu comme spécifique par les étrangers, Néo-Guinéens ou Européens.

Les premiers résultats des analyses biologiques révèlent une homogénéité génétique chez les Anga qui compte parmi les plus fortes jamais observées, et qui constituerait une preuve de l’ancienneté et de l’intensité de leur isolement. Ils indiquent également le caractère limité que prennent parfois les contacts entre les groupes anga eux-mêmes : ainsi, deux populations aujourd’hui séparées par cinq jours de marche, comme les Baruya et les Langimar, paraissent avoir cessé de s’intermarier il y a plus de mille ans (Bhatia, comm. pers.). (Bonnemère 1996 : 38).

Aujourd’hui totalisant plus de 100 000 individus (Bonnemère 2015), les Anga se répartissent en groupes distincts de tailles très variables , parlant douze langues apparentées (papoues, c’est-àdire non austronésiennes ), et les recherches menées par le Summer Institute of Linguistics (S.I.L.) ont mené aux travaux désormais classiques de J. et R. Lloyd, pour les Baruya (Lloyd, Healey 1970 ; R. Lloyd 1973, J. Lloyd 1992). Chaque ensemble linguistique est formé d’une à dix tribus, elles-mêmes divisées en clans (Bonnemère 1996 : 39), et parfois ensuite en lignages. Les douze groupes anga, autrefois péjorativement nommés par leurs voisins Kukakuka (Godelier 1982 : 20), sont dispersés dans trois provinces de Papouasie Nouvelle-Guinée : Eastern Highlands, Morobe et Gulf, et l’on considère que ces différentes tribus appartiennent à une même culture, partageant un ensemble de traits culturels les distinguant dans le paysage mélanésien. Notons cependant les nuances et réserves qu’il faut adopter pour approcher cette idée, que certains chercheurs questionnent (Lemonnier 1990), considérant que la culture matérielle est « un autre domaine largement commun à l’ensemble des groupes, au moins en apparence », son homogénéité n’étant « pas immédiatement démontrable » (Lemonnier 1981). Cela étant, malgré des différences culturelles et sociales, ces tribus reconnaissent partager une origine commune, qui se traduit par une combinaison de traits techniques unique dans l’horizon papou et qui distingue ainsi les tribus anga des autres groupes, jusque dans leurs vêtements et parures (Lemonnier 1997 ; Godelier 2004 : 47).

Des tribus à « Grands Hommes » 

Par une configuration de formes sociales et culturelles qui leur est propre, les Anga tranchent radicalement avec les tribus du reste des Highlands notamment (Lemonnier 1997), des Western Highlands en particulier : effectivement, les Anga ne pratiquent pas d’échanges cérémoniels à grande échelle, où la manipulation des richesses permet d’obtenir une assise politique. Les systèmes fonctionnant selon ce modèle sont dits à « Big men » (Sahlins 1963, voir A. Strathern 1971 pour un exemple désormais classique du genre), et l’apport de Godelier, je l’ai dit en introduction, consista précisément à montrer que les Baruya, et les tribus anga en général, ne correspondaient pas à ce modèle. Si chez les Big men, qui manipulent des richesses pour obtenir un statut social et politique,une hiérarchie découle logiquement de ces manipulations, en revanche l’univers social des Grands Hommes s’organise et se définit différemment : centrée autour de longues initiations masculines, la vie sociale accordait jusqu’à récemment une place de taille à la guerre , et ignorait les grands échanges cérémoniels qui sont nécessaires à l’apparition de hiérarchies sociales, d’où émergent les Big men, comme trônant (parfois momentanément) au sommet d’une pyramide au bas de laquelle se trouvent les « rubbish men », hommes de rien, n’ayant ni richesses ni « partisans » au sein de la population. Pour les sociétés à Grands Hommes justement, les hommes importants sont ceux qui, dans le cadre limité des activités dont ils ont la charge, font preuve de compétences particulières : guerre, chamanisme, initiations, chasse au casoar, horticulture ou fabrication du sel végétal, voilà les domaines où certains hommes manifestent des aptitudes ou savoirs particuliers, mis au jour ou pressentis souvent alors qu’ils ne sont que de jeunes initiés, à la maison des hommes . Rien de tout cela ne leur assure cependant de pouvoir permanent, ou même d’autorité dans une sphère qui ne serait pas la leur. Aucun d’entre eux ne s’est donc jamais élevé durablement au-dessus des autres. Ces tribus sont acéphales, c’est-à-dire sans chef, et les décisions pour la collectivité y sont prises en commun, la principale inégalité se trouvant entre les sexes, les hommes dominant les femmes. Toutes ces questions sont très importantes pour comprendre la vie sociale baruya, et feront l’objet de questionnements plus poussés au fil de ce travail.

Je l’ai dit, les Anga et leurs Grands Hommes mettaient – ou mettent encore pour certains – l’accent sur la guerre et les initiations masculines, grands moments qui mobilisent l’énergie et la pensée de toute la communauté. De fait, les Anga ont dans la littérature anthropologique une réputation de redoutables guerriers cannibales craints des tribus extérieures : les travaux de Blackwood (1978 : 117-122) ont indiqué la place de la guerre chez les Anga, tandis qu’Herdt (1981) et Godelier (1982) ont souligné l’importance et la personnalité du « grand guerrier ». D’ailleurs ces Kukukuku avaient la réputation d’être « the wildest of all the highlanders » (Ollier et al. 1971 : 33). Sinclair rapporte les récits de son premier contact avec les « Batia », connus pour leur technique de fabrication de sel, et des attaques subies par les Européens lors de leur progression à l’intérieur des terres dans la première moitié du vingtième siècle (Sinclair 1966).

Parenté 

Les tribus anga partagent donc des traits culturels massifs, mais au sein desquels la différence peut exister, notamment dans le domaine des initiations, des rapports entre les sexes, et de la parenté. Des points communs ressortent là aussi : ces sociétés sans chefferie possèdent des clans patrilinéaires, exogames ou non, divisés en lignages, exogames. L’appartenance lignagère est donc transmise de père en fils, et cette unité détermine aussi la propriété de la terre, sur laquelle je reviens aux pages 37 à 41 ; ces clans ont généralement comme figure apicale des ancêtres (hommes) mythiques ou réels, dont les noms sont parfois encore connus. Les Baruya se composent de 15 clans, divisés en lignages qui sont eux exogames selon la norme matrimoniale idéale. C’est le lignage qui est la subdivision qui fait sens au quotidien, et que tout individu me donnera spontanément pour me parler de son appartenance à un groupe au sein de la tribu ; la seule exception, remarquable, concerne les membres du clan des Baruya, qui ne précisaient que si on le leur demandait s’ils faisaient partie du lignage des Kwarrandariar, des Djowari ou des Wombuye. Parfois on subdivise encore ces lignages, en me parlant de la « ligne » de tel ou tel homme – généralement pour signifier sa famille (souvent quand l’homme est polygyne et que sa famille est par conséquent importante) – homme qui était soit une figure importante dans l’histoire proche des Baruya (par exemple Inamwe, grand chamane mort dans les années 1970, ou encore Gwataie, ami de Maurice Godelier tué dans les années 1980), remontant d’une à deux générations au-dessus de mon interlocuteur (adulte), soit un homme d’un certain âge toujours vivant. Par exemple, on pouvait me parler de la ligne de Gwadamaïwe, homme du lignage des Yuwarroumbakia, du clan des Bakia.

La taille des clans varie d’une cinquantaine d’individus à plusieurs centaines. Tous les villages de la vallée de Wonenara , où je vécus, sont détaillés dans les deux tableaux suivants ; le premier précise le nombre d’individus qui les forment respectivement aujourd’hui dans le village de Wuyabo , en haut de la vallée et où j’ai habité, et le deuxième tableau reprend les mêmes clans mais contient les effectifs relevés par Maurice Godelier en 1969, toujours pour Wuyabo seulement. L’ordre de leur classement est purement arbitraire, mais j’ai regroupé ensemble les lignages d’un même clan.

Subsistance et travail en coopération 

La résidence est donc majoritairement patrivirilocale et il est d’usage de transmettre la terre selon des liens agnatiques (Godelier 1982), point que je développe dans la sous-partie suivante. La question de l’agriculture est cruciale pour les Anga, qui sont des horticulteurs, c’est-à-dire des agriculteurs cultivant de petits champs (0,1 à 2,5 hectares), appelés « jardins », le plus souvent défrichés dans la forêt, et entourés de barrières pour éviter que les porcs ne viennent s’y nourrir et les détruire. Pour les Baruya, l’aliment de base est la patate douce, suivie par le taro. La tâche de défricher un terrain nouveau revient aux hommes, ainsi que celle de construire les barrières pour l’entourer ; aux femmes revient la collecte quotidienne, qui leur fait parfois passer plusieurs heures (souvent seules) dans les jardins, dès le matin tôt et parfois jusqu’au soir ; il est rare de les voir sans leur filet de portage, le bilum, où elles peuvent amasser une bonne vingtaine de kilos de récoltes, et qu’elles portent sur le front.

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Table des matières

INTRODUCTION
Retour sur archives et nouvelles perspectives
État de la question
Élaboration d’une problématique et annonce du plan
CHAPITRE 1. Présentation des Baruya, leur passé et leur présent
1.1 Les Baruya parmi les Anga, Papouasie Nouvelle-Guinée
1.1.1 Présentation des Anga
Carte 1. Les différents groupes anga
1.1.2 Des tribus à « Grands Hommes »
1.1.3 Parenté
Tableau 1. Habitants de Wuyabo par lignage, 2013
Tableau 2. Habitants de Wuyabo par lignage, 1969
1.1.4 Subsistance et travail en coopération
1.2 Histoire et géographie
1.2.1 L’histoire d’un peuplement
1.2.2 Situation géographique et climatique
Carte 2. Vallée de Wonenara
1.2.3 Tenure foncière
1.3 L’État et les Baruya
1.3.1 Divisions administratives
1.3.2 Les représentants du gouvernement
1.3.3 L’application de la loi : un décalage entre la ville et le village
CHAPITRE 2. À Wonenara
2.1 Le village et les villageois
2.1.1 Mon arrivée au village
2.1.2 Le village de Wuyabo
2.1.3 Résidence
2.2 Interlocuteurs et méthodologie
2.2.1 Les personnes interrogées
2.2.2 Discussions et entretiens
2.3 Les Églises
2.3.1 Leur arrivée dans la vallée, leur présence aujourd’hui
2.3.2 Quel impact sur la vie traditionnelle baruya ?
2.4 L’école
2.4.1 L’arrivée de l’école : une conquête problématique
2.4.2 L’école aujourd’hui à Wonenara
Tableau 3. École Élémentaire 1, effectifs 2013
Tableau 4. École Élémentaire 2, effectifs 2013
Tableau 5. École Primaire, effectifs 2013
2.5 Le café
CHAPITRE 3. La population dans et hors de la vallée
3.1. Une remarquable augmentation de la population
3.1.1 Augmentation de la population : tentatives d’explication
3.1.2 Augmentation de la population et nouvelles règles matrimoniales
3.1.3 Augmentation de la population, tenure foncière et subsistance aujourd’hui
3.2 Quelles migrations ?
3.2.1 Une émigration limitée par la situation géographique
3.2.2 Quels liens entre les émigrés et les familles restées au village ?
3.2.3 Des mariages à l’extérieur plus nombreux qu’autrefois
CONCLUSION

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