Quelques nouvelles nourritures pour une histoire de la négation 

POÉTIQUES DE L’IDENTITÉ

Le sujet concret, le soi, est toujours déjà pluriel. En effet, le soi se définit d’abord comme un rapport, une relation au temps, au monde et aux autres. Il ne se distingue pas de ses manières de voir, d’entrer en relation avec du non-soi. L’ altérité ne s’ ajoute pas au soi pour en prévenir le figement dans la mêmeté, elle est constitutive de son ipséité, d’où la tendance du sujet à s’approprier, appliquer ou actualiser les textes, à les surcoder en s’y identifiant ou en s’en distanciant. Or, la mêmeté est tout aussi constitutive du sujet: le soi est reconnaissable, ré identifiable.
S’ il en est ainsi, c’est parce que ses manières de voir sont informées par des communautés interprétatives, elles-mêmes mouvantes, historiques. Ce qui fait des individus des êtres possédant une subjectivité singulière, c’est moins un noyau indéfectible de personnalité, une nature, que ses appartenances, ses identifications.
Même à lui-même, reconnaissable, le soi ne rompt jamais radicalement avec ses catégories intériorisées ; il les modifie, se modifie. Toutefois, le sujet concret n’existe que situé, de sorte que s’ il projette bien ses catégories interprétatives sur le temps, le monde et les Autres, quelque chose de la situation dirige ses projections : la subjectivation implique une attention à ce qui résiste à l’application pure et simple des manières de voir.
Dans le cadre des écritures du soi, l’ écart découvert entre soi et le monde, le temps et l’ autre – ou la résistance de la situation aux catégories interprétatives intériorisées – déclenche une crise de l’ identité, ouvre l’ écart entre soi et soi. En ce sens, le sujet est aussi rapport à soi-même, à soi-même comme autre. L’écrivain du soi cherche dans les textes qu ‘ il lit des pistes de solutions pour répliquer à ce malentendu, pour dialoguer avec lui-même: il s’ approprie les textes, les applique et les actualise pour mieux comprendre sa propre situation. Dès lors, si chacun a, comme le veut Macé, « une question insubstituable à poser aux livres, qui n’est pas seulement la limite mais l’ opération même de sa lecture’ », l’ écriture procède également d’ une telle question. Pour l’ écrivain du soi, lire et écrire, ce sera alors entrer dans cette danse, cette double dialectique du collectif et de l’ individuel, et du sujet en situation.
Puisque le soi est essentiellement un rapport, la recherche d’ une réplique au malentendu identitaire implique une part de distanciation: l’enquête sur soi est aussi une enquête sur le monde, le temps et le Soi – celui des autres autant que le sien. La question de l’ écrivain est à la fois existentielle et épistémologique: puisqu’ il n’ existe qu ‘en rapport à du non-soi, mieux comprendre le non-soi (la guerre, par exemple), c’est encore une manière de se subjectiviser, de se comprendre soi-même. La lecture et l’ écriture possèdent une fonction épistémologique d’ acquisition de connaissance et d’ organisation des savoirs, fonction qui s ‘ intrique à la fonction existentielle – voir sa situation et se voir à travers les textes écrits ou lus – pour former le parcours complet de la compréhension de soi : se corn-prendre, prendre-avec, en rapport à quelque chose, s’ inter-préter. Laboratoire existentiel et épistémologique, l’ écriture du soi est également un laboratoire de l’oeuvre littéraire : la quête d’ une résolution de l’équivoque inclut une enquête esthétique ou, plus largement, une enquête sur le langage. Les interprétations de l’ écrivain peuvent en ce sens procéder d’ identifications et de distanciations existentielles et historiennes, mais aussi formalistes et linguistiques. Lisant, écrivant, l’ écrivain du soi produit et rencontre des formes, travaille des langages, réinvente son regard.
L’étude de la jonction entre les recherches esthétiques, épistémologiques et existentielles de la lecture et de l’ écriture du soi relève d’ une poétique de l ‘identité, l’étude de la fabrique formelle et langagière du soi. En effet, si l’identité est une réplique à une aporétique du soi, une manière de rendre signifiante la mêmeté et l’ altérité du sujet, une configuration, on doit pouvoir en déterminer la forme ou, plus exactement, les formes. L’ identité est plurielle, équivoque : « je suis des autres’ »,
écrivait d’ ailleurs Sartre. Dans le présent chapitre, on discutera les trois formes du soi imaginées par Ricoeur, Macé et Clément: les identités narrative, stylistique et énarrative.

L’identité narrative

Le soi est dans le temps à la fois identique à lui-même, reconnaissable, concordant, Moi, et changeant, discordant, Autre. D’après Ricoeur, l’ identité-ipse, le soi, est une réplique poétique à cette hétérogénéité de la mêmeté et de l’ altérité d’un sujet d’une part trans-temporel, se maintenant dans le temps, et d’autre part soumis au temps qui passe, se modifiant constamment. La mise en intrigue – la réplique narrative – articule la linéarité et la circularité du sujet, son devenir et ses retours du même, ses discordances et ses concordances, ses déplacements et ses répétitions: « l’arrangement configurant transforme la succession des événements en une totalité signifiante, corrélat de l’acte de “prendre-ensemble” ) ». Selon Ricoeur, le soi se subjectivise essentiellement en produisant sur lui-même un récit capable de prendreensemble la mêmeté et l’altérité, d’unifier l’ hétérogène. La lecture de récits devient ainsi un moyen pour le sujet d’« échapper au dilemme du Même et de l’ Autre, dans la mesure où son identité repose sur une structure temporelle conforme au modèle d’ identité dynamique issue de la composition poétique d’un texte narratië. » Lisant, le sujet fait l’expérience d’ un temps configuré, s’en approprie la signification en l’appliquant à lui-même – ou en l’ actualisant pour mieux comprendre sa situation.
Dans la mesure où le soi est, d’ une certaine manière, lui-même un récit, on peut effectivement supposer que le lecteur utilise des poétiques narratives rencontrées pour rendre sa propre vie plus lisible, pour lui donner un sens unifié et idéal. Lisant, il quasi-écrit sa vie, l’ interprète, et cette interprétation de soi impliquera par la suite des actes et des choix : les récits « enseignent à articuler narrativement rétrospection et prospection3 ». Ils révèlent ainsi le soi-même en tant qu ‘ il est traversé par une dialectique du passé et du futur, une dialectique totalisante, unifiante, qui « met en relation la sélection des événements racontés avec les anticipations relevant de ce que Sartre appelait le projet existentiel de chacun’ ». L’identité narrative n’est donc pas strictement rétrospective; le récit de soi est projectif; lisant son passé (le quasiécrivant), il pré-écrit son avenir (le quasi-lit) : « Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie2 ». En ce sens, l’identité est toujours un peu une fiction; c’est une quasi fiction.

L’identité stylistique

Selon Macé, la réplique poétique à l’ aporétique du Même et de l’ Autre n’est pas que narrative. S’ inscrivant dans le prolongement de la pensée ricoeurienne tout en s’en distanciant, l’ auteure explore une poétique de l’ identité moins liée à la structure de l’intrigue et à la catégorie de l’acte qu’à la structure plus courte, plus répétitive et plus rythmée de la phrase qu’elle associe au geste: « La connaissance de soi n’y est qu’un aspect d’un plus vaste “souci de soi” fait d’attitudes, de conduites et d’applications concrètes, qui déplace (comme Baudelaire) l’identité vers le geste, vers
une certaine manière de se tenir dans le monde1.» L’identité stylistique est une seconde forme de synthèse de l’ hétérogénéité du sujet: à travers ses différentes pratiques, les plans de vie auxquels Ricoeur oppose l’unité narrative2 , une autre sorte d’unité se dégage: « [les] rythmes et [les] formations figurales du moi3 », ses manières d’être, les images que le sujet trace de lui-même.

L’identité énarrative

Son identité, l’écrivain la construit à la croisée de la lecture et de l’ écriture.
C’est à tout le moins l’ hypothèse que permet d’ avancer Clément à l’aide de la notion d’identité énarrative. Le terme « énarration » désigne une poétique identitaire, une fabrique formelle du soi, à la frontière d’une poétique de l’énonciation et de la narration – et, suivant Macé, du style. Selon Clément, le choix d’ une poétique du commentaire témoigne de l’ identité énarrative d’un auteur, de choix préalables au commentaire qui en déterminent les modes d’ appropriation. Clément dénombre trois « critères’ », trois points de rencontre (et d’écart) entre le texte commenté et le texte
commentant : l’ identité, la discipline et le genre. Ces trois prismes de la relation énarrative sont intimement liés. Ils recoupent les trois fonctions de la lecture: la fonction existentielle (ou identitaire), la fonction épistémologique (ou disciplinaire) et la fonction esthétique ( ou générique).
Comme toute poétique identitaire, l’ identité énarrative réplique à une aporie: nl’ identité narrative réplique à l’ hétérogénéité d’ un sujet stable et instable dans le temps ; l’ identité stylistique à l’ hétérogénéité des manières d’être du sujet dans le monde. Clément, pour sa part, explique : « L’ identité n’est pas problématique seulement pour des raisons qui tiennent à la temporalité [ … ] mais aussi à la présence ou à la pensée de l’Autre (devant vous, auprès d’elle, avec lui, devant le miroir, comment suis-je le même I?) » Le soi est Même et Autre à lui-même face à autrui.
L’énarration suppose alors une unification partielle du soi et de l’ Autre: commenter l’Autre, c’ est indirectement se commenter, augmenter le commentaire sur autrui d’ un commentaire sur soi, prendre place à ses côtés. À l’inverse, le commentateur réécrit du même coup son propre récit et redéfinit son propre style. Les identités narrative et stylistique d’autrui sont des miroirs dans lesquels le soi est en mesure de mieux s’ apercevoir, mieux se défigurer et se refigurer. En ce sens, commenter – citer, noter, écrire la lecture -, c’est entrer en relation avec du non-soi en s’appropriant autant le texte de l’ Autre que son rapport à soi-même, l’altérité constitutive de l’ ipséité: « Ce qu’il y a – ce qu’ il peut y avoir – en moi d’autre, qui mieux que l’Autre peut le manifester ? »

 

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Table des matières

Remerciements
Tables des matières
Introduction: « À l’intérieur de moi et désossé »
Partie 1 : La lecture et l’écriture du soi
Introduction: Lecture, écriture, identité
Chapitre 1 : Écritures du soi et équivoques
1.1 L’équivoque épistolaire
1.2 L’équivoque diaristique
1.3 Écriture du Moi et écriture de l’Autre
Chapitre 2 : La lecture et le lecteur en situation
2.1 Communautés interprétatives
2.2 Appropriation, application
2.3 Actualisation
Chapitre 3 : Poétiques de l’identité
3.1 L’ identité narrative
3.2 L’ identité stylistique
3.3 L’identité énarrative
Conclusion: L’identité réflexive
Partie 2 : Jean-Paul Sartre et la drôle de guerre 
Introduction: Un compartiment coquet
Chapitre 1 : Situation o 
1.1 Le malentendu identitaire ou l’ illusion biographique
1.2 Une attente déshumanisante et l’échec du stoïcisme
1.3 L’orgueil métaphysique ou la difficile conversion à l’authenticité
Chapitre 2: S’écrire en guerre 
2.1 Positivisme et haine du Moi
2.2 Les Carnets, entre journal de tout et journal de rien
2.3 Les Lettres au Castor, entre convocation et révocation
Chapitre 3 : Lire en guerre 
3.1 Critique littéraire et poétique romanesque
3.2 Lecture scolaire, lecture populaire
3.3 Bibliothèque de guerre
Conclusion: Dégager son originalité
Partie 3 : Lire, s’écrire en situation: historicité
Introduction: Rythmicités
Chapitre 1 : Un temps suspendu
1.1 Un seul Socrate, ou deux ou trois peut-être
1.1.1 Écriture et mort
1.1.2 Âges de la vie, âges de la lecture
1.1.3 Un testament alsacien
1.2 Éléments pour une histoire de la négation
1.2.1 S’ abstenir, c’ est encore s’engager
1.2.2 Sartre, lecteur de Quarante-huit
1.3 La misère ne suffit pas
Chapitre 2 : Le monde réhumanisé
2.1 La guerre n’est pas le choléra
2.1.1 Jules Romains ou la totalité trahie par la phrase
2.1.2 Voir le monde à travers mon métier
2.2 L’écrivain-consommateur
2.2.1 Comparaison, exotisme, appropriation
2.2.2 Du goût au dégoût, une herméneutique du style
2.2.3 Quelques nouvelles nourritures pour une histoire de la négation
2.3 Donc les choses sont humaines, nous n’y pouvons rien
Conclusion: Vers une identité esthétique
Partie 4 : Lire, s’écrire en mutation: ipséité 
Introduction: Projet originel
Chapitre 1 : L’Un, le Double et le Tiers
1.1 Sartre, lecteur de Guillaume II
1.1.1 La fêlure secrète de la royauté
1.1.2 Jean-sans-terre
1.2 Le Tiers exclu
1.2.l Co lectures : la question juive
1.2.2 L’équivoque épistolaire ou la destruction du Tiers
1.3 Art, engagement, amour
Chapitre 2 : Présence, absence à soi 
2.1 La lettre et le néant
2.1.1 Le temps de l’absence
2.2 Réaliser l’ irréalisable
2.2.1 « La Permission »
2.3 Le Grand Absent.
Conclusion: Scène originelle 
Conclusion générale: « On avait dit qu’on parlerait de la lune » 
Annexe 1 : Bibliothèque de guerre
Bibliographie

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