QUEL IMPACT SUR LE DEVELOPPEMENT PSYCHOMOTEUR ?

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Qu’est ce qui peut mener une personne à la rue

Alexandre Constant (2015) dans le chapitre 18 « La précarité » du Manuel d’enseignement de psychomotricité, Tome 3, nous expose qu’à partir de ses observations, il a pu décrire deux types d’entrées dans la précarité. La première étant celle de la fuite et la seconde étant celle de l’effondrement. La personne se situe dans le processus de fuite lorsqu’elle cherche à s’échapper d’un environnement dangereux pour elle, il peut s’agir de fuir des violences conjugales ou familiales par exemple. Les violences étaient telles, qu’il fallait « partir ou mourir » (p.256) témoigne un patient à A. Constant. Le logement n’est plus garant de la sécurité, l’individu doit alors fuir à l’extérieur du logement pour la retrouver. Le processus d’effondrement est plus complexe. Il s’agit là d’un évènement de vie marquant comme « la perte d’un emploi, la fin d’une relation amoureuse ou l’annonce d’une maladie [qui] oblige le sujet à une réorganisation narcissique complexe » (p. 256). Cet évènement de vie apparaît comme « non symbolisable » (p.256) chez l’individu, du fait qu’il ne prend pas sens chez lui. Cet évènement, souvent traumatique, qui n’est pas intégrable par l’individu, induit des modifications toniques et émotionnelles. Et cela se répercute sur ses capacités d’intégration sensorielle et affective. Son étayage psychocorporel n’est pas efficient. Les enveloppes psychocorporelles se délitent, pouvant entraîner une perte d’élan vital et un désinvestissement progressif psychique et corporel.
Nous rencontrons Adama, un homme de 27 ans, arrivé au CHUS il y a 5 mois. Il nous raconte au cours d’une rencontre informelle, sous la verrière, son parcours de vie qui l’a mené jusqu’ici. Adama parle doucement mais avec un ton grave, il semble vouloir que nous, européennes, nous comprenions ce qu’il a vécu. Adama a grandi en Guinée jusqu’à ses 25 ans. Là-bas, il nous raconte son quotidien marqué par la grande pauvreté de sa famille. À 22 ans, Adama a été arrêté et emprisonné en raison de ses idées politiques, contraires au gouvernement actuel. Les conditions de vie en prison étaient insoutenables et lorsqu’il a été relâché, son seul moyen de survivre était de fuir. Il savait que les conditions migratoires étaient violentes et meurtrières, et qu’en Europe cela allait être difficile d’obtenir des papiers. Mais il était prêt à affronter ces énormes difficultés dans l’espoir d’une vie ailleurs.
Il nous raconte son parcours, ses milliers d’heures de marche, les journées de bateau pneumatique où il priait, la faim, la soif, le froid. Il nous explique qu’il est arrivé au CHUS grâce aux maraudes qui l’ont orienté vers le centre et qu’il est maintenant dans l’attente d’avoir ses papiers. À la fin de la discussion, Adama est replié sur lui-même, le dos courbé, comme pour se rapprocher au plus près de son centre. Son tonus postural, qu’il avait mobilisé pendant tout son récit, s’abaisse enfin, laissant penser à un effondrement tonique plutôt qu’à du repos.
Adama était en danger dans son lieu de vie. Il ne pouvait pas faire d’étude en raison de la situation économique de sa famille, il était connu du gouvernement pour ses opinions politiques divergentes. Adama n’avait, selon ses dires « pas d’avenir » dans son pays. Il fallait partir pour survivre quitte à y risquer sa vie. Aujourd’hui, Adama garde des séquelles physiques, toniques et sensorielles de son parcours. Je me suis questionnée sur l’impact que cela a pu avoir sur ses capacités d’intégration sensorielle et affective et sur l’impact que cela a eu sur l’intégrité de ses enveloppes psychocorporelles.

Problématique des enveloppes dans la précarité et de sa fonction contenante

D’après Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le mot enveloppe est le déverbal d’envelopper et désigne une « matière ou objet souple s’adaptant à la forme de l’objet. » (s. d.) Envelopper signifie entourer, couvrir quelque chose ou quelqu’un. L’enveloppe peut être définie comme ce qui entoure un espace, ce qui délimite un contenu, une limite entre un intérieur et un extérieur. Selon Houzel (2010), « [c]e qui est commun à toutes les types d’enveloppes est la notion d’une limite entre un dedans et un dehors, entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur d’un espace donné ». (p.9)
La notion d’enveloppe psychocorporelle s’appuie sur la notion d’enveloppe corporelle et la notion d’enveloppe psychique. Ces enveloppes s’élaborent tout au long du développement de la vie de l’enfant au fil des différentes expériences sensori-motrices, en lien avec le milieu humain. L’enveloppe corporelle désigne la peau, l’organe qui recouvre presque la totalité de notre organisme. Cette peau est constituée de trois couches : l’épiderme, le derme, et l’hypoderme. Ces trois couches ont différentes qualités comme l’imperméabilité, l’élasticité, la tonicité, l’isolation thermique… Selon Pireyre (2021), la peau possède de nombreusesfonctions comme celle de barrière mécanique protégeant des agressions extérieures, de limite du corps qui donne notre apparence, d’organe sensoriel sensible au toucher notamment, et de fonction métabolique. La peau a également une fonction d’échange physique. Grâce au contact peau à peau de l’autre, la chaleur et le niveau tonique se modulent. Cela va permettre aux individus de communiquer entre eux au travers du toucher, c’est ce que Wallon (1930) nomme le « dialogue tonique ». Cette notion d’échange grâce à la peau, enveloppe physique du corps va avoir également une fonction d’enveloppe psychique. La personne va ainsi pouvoir, au travers de cet échange me sentir soi, différencié de l’autre, pouvant interagir avec lui sans s’y confondre.
Si la peau est considérée comme une enveloppe physique, elle peut aussi avoir la valeur d’enveloppe psychique comme le théorise Anzieu (1995) dans ses travaux sur le Moi-Peau. Anzieu, définit le Moi-Peau comme étant « une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. » (p.61).
Selon lui, « toute activité psychique s’étaye sur une fonction biologique. Le Moi-Peau trouve son étayage sur les diverses fonctions de la peau. » (p.61) Le Moi-Peau fait le lien entre les expériences corporelles et la construction de l’appareil psychique, mêlant affects et sensorialité. Cette construction de l’enveloppe psychique ne peut se faire sans un environnement humain contenant. C’est ce que l’on appelle la fonction contenante. « La seule peau contenante et limitante ne suffit pas, la dimension relationnelle est indispensable. La fonction de contenir le bébé va donc lui permettre de lier la surface de contact – sa peau – à la sensation de sécurité et créera la base de la future fonction contenante intégrée à son moi. C’est la possibilité pour le bébé d’intérioriser le fait d’être tenu par sa mère dans un véritable échange de regards, de sons, d’odeurs… qui lui permettra un jour d’être autonome, indépendant, en sécurité. » (Decoopman, 2010, p.143).

Ne plus habiter son propre corps, un désinvestissement psychocorporel progressif

En habitant des lieux communs et partagés, certaines personnes peuvent éprouver une perte de repères spatiaux et corporels. La personne fréquemment soumise au stress et à des situations instables peut développer une hypervigilance et un manque de sommeil. L’incertitude causée par l’attente d’un avenir incertain et parfois confus induit un manque d’intérêt, une baisse de motivation aussi bien physique que psychique. Le corps n’est plus source de plaisir, et nous pouvons observer une diminution progressive de l’investissement corporel. L’esprit étant toujours en alerte, des tensions corporelles se créent et le manque de moyens, d’informations ne favorise pas l’accès au soin. Cela peut entraîner l’arrivée de maladies chroniques somatiques souvent mal ou non traitées. Le corps étant mis à rude épreuve, certains ne s’en préoccupent plus, comme si leur corps ne semblait plus leur appartenir. Dans leur article, Pitici, Mathieu et Charreton (2010) écrivent : « Le plus frappant est que ces sujets semblent se désintéresser de tous les dommages qui affectent leur corps, comme s’il ne leur appartenait plus (Emmanuelli, 2003) ou comme s’ils attendaient qu’il ne soit plus possible de faire autrement, que de se laisser prendre en charge, presque de force. Pour le sujet SDF ou gravement précaire, le corps semble ne plus être un lieu de plaisir, n’est plus érotique, mais devient un objet étranger, malmené par les toxiques, rongé par l’incurie, usé par les longues errances au cœur des villes. D’une certaine façon, le corps est exclu. » (p.241).
Ainsi, l’individu se met à distance de ses sensations, de ses ressentis et de ses besoins, c’est un mécanisme de défense pour pallier la défaillance de son environnement. Le sujet s’exclut lui-même de son propre corps, des relations, et de la société pour éviter de subir l’exclusion qui lui est imposée. C’est ce que Furtos (2008) définit par le terme « d’auto-exclusion ». Le recours à l’usage de produits et à la conduite addictive peut être une manière de combler ce vide sensoriel et relationnel. C’est aussi une manière pour le sujet de redevenir acteur de sa sensorialité, il ne la subit plus, mais il choisit de se l’administrer.
Cette mise à distance du corps entraîne immanquablement une diminution des expériences sensori-motrices et parfois une altération des capacités psychomotrices. La motricité globale et fine peut être impactée, des dysharmonies toniques peuvent se créer, et nous pouvons retrouver des difficultés d’organisation psychomotrice. C’est souvent accentué par l’arrêt d’une activité physique régulière.

Un bouleversement de la sensorialité

Comme le relève Constant (2015), la personne en situation de précarité se retrouve sans cesse exposée à une sensorialité qui lui est imposée. La personne se retrouve exposée au bruit incessant de la rue, du centre d’hébergement, et de son voisin de chambre. Pareillement, la personne est continûment exposée au regard de l’autre, elle ne possède pas de lieu privé où elle pourrait s’y extraire quelques instants afin de se retrouver seule dans son intimité.
Omar, est un homme qui vit au centre depuis maintenant 7 mois. Nous le rencontrons au début de l’année lorsque faisons le tour des chambres du centre afin de nous présenter à l’ensemble des résidents et de présenter la psychomotricité. Omar nous fait entrer dans sa chambre pour discuter. Il partage cet espace avec un homme qui réside dans le centre depuis quelques années. Afin de garder une certaine intimité, Omar nous montre qu’il a installé un paravent au centre de la pièce afin de marquer une séparation entre les espaces de chacun, mais aussi pour « ne pas me sentir observé ». Ce paravent, bien que de petite taille, vient marquer matériellement deux espaces distincts et permet de s’extraire du regard de l’autre.
Certains résidents ont également pu nous confier qu’ils préféraient rester dans leurs chambres plutôt que d’aller dans la verrière où ils risquaient de croiser du monde pour pouvoir profiter de leur espace seul lorsque leur colocataire partait travailler la journée par exemple. C’est un choix et une volonté de vouloir se cacher du regard de l’autre et des autres résidents.
Cette sensorialité imposée peut avoir un impact significatif sur la représentation de soi et sur ses propres limites corporelles qui peuvent être largement mises à mal.
Par ailleurs, chez un sujet, une recherche sensorielle importante peut être comprise comme une manière de se constituer une enveloppe sensorielle afin de pallier un défaut d’enveloppe psychocorporelle. L’exposition continue et importante à des stimuli sensoriels vient également renforcer le « sentiment de continuité d’existence », expression développée par Winnicott et que Pireyre (2021) définit comme la « sorte de sécurité intérieure qui nous dit qu’à la seconde suivante, nous serons toujours là et toujours le même . Je serais toujours là et je serais toujours le même ». (p.173) Cette exposition importante aux stimulations tactiles, auditives, visuelles, ou olfactives permet à la personne de sentir et ressentir son corps et ainsi de se sentir exister et présent psychocorporellement.
Nous pouvons également remarquer chez certaines personnes vivant ou ayant vécu à la rue une perte de sensibilité, comme une impression d’anesthésie face à la douleur.
« Dans les cas les plus graves, la désertification du sujet exilé au cœur de lui-même, coupé du sens de son passé, et sans avenir, s’accompagne souvent d’une chosification du corps. Celle-ci se manifeste par une indifférence à la douleur et par une tendance à ignorer (dans une sorte de raptus masochique) l’urgence de pathologies somatiques parfois gravissimes. […] Il faut insister sur le fait que de telles observations ont été réalisées sur des patients qui n’étaient ni psychotiques, ni confusionnels, ni schizophrènes catatoniques. » (Declerck, 2001, pp.306-308)
On observe une réelle hyposensibilité qui peut être due à la chronicité de la douleur à laquelle sont exposées les personnes en situation de précarité dû notamment à un manque d’accès au soin et donc à une habituation à la douleur qui peut entraîner un « retrait psychique de l’espace corporel » pour reprendre l’expression de Declerck (2001).
Dans cette citation, Declerck (2001) met en exergue un réel clivage entre les sensations et la perception de ces sensations. Face à cette douleur vive, insupportable, la personne se coupe de ses sensations pour survivre psychiquement, son corps devient objet, séparé de lui-même. C’est un mécanisme de défense que la personne met en place pour survivre.

La précarité et l’inconsistance de l’espace

La capacité de se constituer un espace personnel, et de l’investir est essentielle au bon développement bio-psycho-affectif de l’être humain. A l’entrée dans la précarité, la perte de l’espace personnel, que ce soit du logement ou de la voiture expose l’individu à l’insécurité et à la violence de la rue. C’est une véritable perforation de l’enveloppe psychocorporelle. L’espace privé se confond alors avec l’espace public, la personne étant sans cesse exposée au regard des autres. L’espace psychique de la personne ne peut plus s’appuyer sur son espace propre entraînant potentiellement un désinvestissement psychique. Il est alors nécessaire à la personne de matérialiser un espace ne serait-ce que par des cartons au sol afin de se délimiter un espace personnel différent de celui qui est public. Selon Alain Mercuel (2012), dans Souffrance psychique des sans-abri, la confection d’un abri et d’un espace personnel quel qu’il soit, est une symbolique privée qui sera investie psychiquement comme un prolongement de soi-même. C’est ce qui permet aux personnes un ancrage dans ce lieu. René Roussillon (2007) évoque le « besoin de sécurité » comme étant un besoin d’être « […] tenu, porté, mais aussi retenu et contenu dans des bras maternels » (p. 5) pour permettre l’émergence du sentiment identitaire. Plus tard les bras du parent seront remplacés par un lieu, un espace qui nous permet de nous sentir contenus et soutenus. Cet espace que nous nous approprions permet ce sentiment de sécurité et donc d’ancrage. Nous pouvons penser que dans la clinique de la précarité, ce sentiment de sécurité qui s’étaye sur l’espace n’est parfois plus éprouvé et implique des difficultés à investir de nouveaux lieux. Pascale Pichon dans son article Vivre sans domicile fixe : l’épreuve de l’habitat précaire (2002), nous dit que les interstices entre l’espace public et l’espace privé comme une cave, un renfoncement dans la rue, une voiture, un hall d’immeuble peuvent être définis comme étant des « cachettes ou des niches de survies » (p.14) ne permettant pas seulement de s’isoler du froid et des intempéries, mais aussi du regard de l’autre. La qualité recherchée de ce lieu n’est pas forcément celle du toit mais plutôt d’offrir un lieu intime, une frontière entre l’extérieur et l’intérieur, entre le soi et le non-soi.
A l’entrée au CHUS, la personne retrouve un espace personnel, bien qu’il soit parfois partagé avec une autre personne, c’est un espace qui lui appartient pour une durée illimitée. Cependant, nous avons souvent observé régulièrement au CHUS, une incapacité des personnes à investir l’espace de leur chambre. Cela peut être dû à une problématique d’attachement ou bien au fait que le CHUS ne remplit pas la fonction de « chez-soi ». Dans un premier temps, lorsque tout lien social a été rompu, certaines problématiques d’attachement peuvent apparaître, la personne subissant le rejet de la société, elle se rend actrice de sa propre disparition. Elle s’exclut des relations et des espaces. Certains résidents ont des chambres totalement dépourvues de décorations ou d’objets de souvenirs avec des habits à peine sortis de leur sac, des étagères vides. Ils investissent le minimum d’espace possible afin de ne pas subir un arrachement lorsqu’il faudra partir. Dans un second temps, nous avons observé des difficultés à investir l’espace de la chambre et du centre car le CHUS ne remplit pas la fonction de « chez-soi » au sens où l’individu ne peut pas y vivre selon son propre entendement, y inviter des amis par exemple. C’est un lieu transitoire dont il devra partir dans les mois ou les années à venir. L’investissement affectif n’y est donc pas le même. Par ailleurs, dans le CHUS, des visites de chambre sont organisées toutes les deux semaines par les travailleurs sociaux afin de vérifier l’état de propreté de la chambre. Ces visites, bien que nécessaire afin d’assurer l’entretien du centre, peuvent être très infantilisantes à l’image du parent qui vérifie le rangement de la chambre de son enfant. Cela rappelle encore une fois à la personne que ce logement ne lui appartient pas et que ce n’est pas son « chez-soi ».
Samir est un résident que nous accompagnons, Laurine et moi-même, en séance chaque semaine. Il habite dans le centre depuis maintenant 3 ans et demi. Il nous rapporte un jour qu’il reste très peu dans sa chambre car il y a des punaises de lit. Cela dure maintenant depuis quelques semaines et malgré les nombreuses tentatives d’éradication, le problème n’est pas résolu. C’est l’un des problème de la vie en collectivité. Il s’endort très tard le soir dans la crainte de se faire piquer par les punaises. Cela en devient une obsession et c’est très anxiogène pour lui. Samir nous confie qu’il a hâte d’être propriétaire d’une maison pour ne plus jamais avoir de punaises de lit. Il ne se sent pas chez lui dans le CHUS car entre autres, il ne peut pas agir directement sur le problème. Samir fait face à l‘impossibilité d’agir et de changer son environnement, il doit s’en remettre aux prises de décisions du CHUS. Nous pouvons observer cela comme une perte d’agentivité, il n’est plus acteur de certains choix de son quotidien, il les subit en partie. Cela renforce l’incapacité de certains résidents à investir leur espace personnel et l’espace de leur chambre.
Dans les chambres doubles, les résidents partagent 15 m². Cet espace partagé ne permet pas d’avoir beaucoup d’espace personnel. L’autre est à portée de vue, à portée d’oreille et à portée d’odeur. La cohabitation peut parfois être difficile pour les résidents qui ne connaissent pas leur colocataire, d’autant plus qu’ils n’ont souvent pas la même culture ni les mêmes codes sociaux. Fischer (1991) développe la notion de « territoire vital ». C’est l’espace vital qui entoure l’individu et qui, s’il est intrusé, engendrera des réactions manifestes de sa part. Sa taille et sa fonction varient selon la culture et le fonctionnement psychique de la personne. Le sujet va adapter cette distance de manière à se protéger psychiquement et physiquement pour maintenir sa sécurité et son bien-être en fonction de ses perceptions et de sa construction psycho-socio-culturelle. Lorsque l’espace vital du sujet est réduit, comprimé par la présence de l’autre, des réactions d’agressivité ou de rejet se manifestent dans un objectif de préservation de soi.

Impact des différents confinements sur l’investissement des espaces du centre

Bien que nous ayons encore peu de recul sur la situation liée à la pandémie du Covid, les travailleurs sociaux du centre ont observé des modifications d’investissement des espaces du centre par les résidents, entre les périodes d’avant et d’après les confinements.
Durant le premier confinement de 8 semaines, les résidents du centre ont vécu seuls ou en binôme dans leur chambre. Pour la plupart d’entre eux, cet isolement a engendré de la peur et a accentué leur isolement social. L’autre peut être synonyme de contamination, de maladie et de souffrance, coupant ainsi tout lien humain. A la levée des confinements, de nombreux résidents n’ont pas repris d’activités sociales ou professionnelles. Cette sédentarité a entraîné un repli psychocorporel important, ainsi qu’un potentiel désinvestissement corporel, une perte progressive du lien social et une augmentation de l’anxiété.
D’un point de vue psychomoteur, nous pouvons présumer que l’isolement dans un très petit espace a pu engendrer un manque d’expérience sensori-motrice. Sachant que l’étayage du schéma corporel se base sur l’intégration des afférences sensorielles proprioceptives, vestibulaires et visuelles, je peux supposer une altération des capacités de représentation corporelle des résidents.

Aux prémices de la réflexion, prenons nos marques, allons-y à tâtons

A notre arrivée dans la structure de stage, nous avons pris le temps avec Laurine de prendre nos marques et de rencontrer les résidents. Durant trois journées d’observation, nous sommes allées nous présenter aux résidents, en particulier au moment des repas, au réfectoire. Au départ, le centre souhaitait que nous fassions tous les jeudis des accompagnements en individuel ou en groupe de psychomotricité, comme le faisaient les stagiaires précédentes. Nous avons pris l’initiative de créer un groupe d’initiation au yoga, les jeudis matin pour inviter les résidents à se recentrer sur leur corps, à renforcer la régulation tonique ainsi que le repérage sensoriel. Nous sommes allées rencontrer des résidents pour leur présenter le projet, nous avons communiqué par des affiches sur le panneau d’affichage. Mais le jour J, personne n’est venu. Les résidents n’étaient pas intéressés par ce groupe. Nous sommes allées trop vite, et nous n’avons été pas été à l’écoute de leurs besoins. Nous nous sommes alors arrêtées pour prendre le temps de réfléchir. Il fallait se réinventer, trouver de nouveaux outils de travail, puiser dans nos ressources et s’imaginer à nouveau. Les travailleurs sociaux nous ont donné le nom de quelques résidents qui seraient potentiellement intéressés pour faire un accompagnement en psychomotricité.
Nous avons donc pris le temps de rencontrer individuellement cinq résidents. Nous les avons écoutés et nous leur avons fait des propositions en leur expliquant ce que la psychomotricité pourrait leur apporter. Deux résidents ont souhaité commencer un accompagnement psychomoteur. En début de matinée, nous voyions donc Samir avec lequel nous faisions du yoga et de la relaxation, des médiations qu’il souhaitait faire. Nous avons convenu comme objectifs communs de renforcer ses capacités de conscience corporelle et de régulation tonique afin de renforcer la connaissance qu’il a de son corps et de lui transmettre des outils pour essayer de réduire son anxiété au quotidien. Cet accompagnement semble important pour lui, c’est un moment de recentrage sur son corps. Nous avons un deuxième accompagnement dans la matinée avec Michel. Avec lui, nous avons monté un atelier de théâtre, nous avons écrit ensemble une histoire, que nous avons mise en scène. Cette médiation permettait de travailler l’expressivité du corps, et les repères spatio-temporels. Le théâtre est aussi une manière de jouer hors de la réalité et de s’échapper dans un imaginaire. Cela nous paraissait pertinent pour Michel car c’est un homme très ancré dans la réalité et dans son quotidien, ce qui le fait parfois souffrir. La pièce de théâtre que nous avons co-écrite a permis à Michel de parler de son passé. Il pouvait ainsi, nous parler de lui et de ses souvenirs au travers de cette médiation, ce qui n’est pas un exercice facile. Michel est très pudique sur ses émotions, ce qui le met parfois en grande difficulté pour s’exprimer. Pour finaliser ce projet, nous avons imprimé le texte et nous avons fait un atelier de collage pour l’illustrer. Ces deux rendez-vous ponctuaient nos matinées de stage. Les après-midis, nous travaillions sur l’élaboration de notre projet de prévention psychomotrice.

Un projet de prévention psychomotrice

Au début de stage, nous avons eu plusieurs prises de conscience, nous nous sommes remises en question, tant dans notre pratique que dans notre légitimité auprès des résidents. Ces prises de conscience nous ont permis d’avancer dans l’élaboration de notre réflexion et d’approfondir notre raisonnement dans la construction de notre projet de stage expérimental.
Nous avons ainsi réalisé que le CHUS est une structure sociale non médicalisée, ce qui implique qu’il n’y ait pas la présence d’un médecin. Or, selon le Décret de compétences de psychomotricité (article L4332-1 du Code de la Santé Publique), nous ne pouvons proposer des actes thérapeutiques que sur prescription médicale. Cela nous a longuement questionnées quant à la faisabilité d’accompagner en individuel des résidents. Nous avons donc choisi de nous tourner vers un projet de prévention psychomotrice. En effet, la prescription du médecin est un contrat entre le patient et le thérapeute qui suppose que les deux personnes s’engagent à s’investir dans cette prise en charge, et à honorer les rendez-vous. Le fait de ne pas avoir cette prescription relevait entre le résident et nous, d’un accord mutuel basé sur la confiance mais qui n’était pas encadré. Aussi, en cas de débordement émotionnel ou corporel en séance, nous ne pouvions pas faire appel à une tierce personne du milieu médical pour réinstaurer un cadre. Bien que les professionnels socio-éducatifs pouvaient nous aider, ce n’est pas leur rôle d’assurer une fonction de cadre dans nos prises en charge. Le travail en équipe et les échanges avec des collègues soignants m’a manqué dans nos prises en charge pour accompagner au mieux les résidents.
J’ai ressenti une certaine frustration quant au fait que la structure ne soit pas médicalisée. En effet, en ayant connaissance des différentes problématiques auxquelles sont confrontés les résidents en situation de précarité, je me suis questionnée sur l’importance de la présence des soins dans la structure. Celle-ci pourrait permettre une aide à la stabilisation et ainsi un meilleur accompagnement dans les démarches professionnelles et administratives. De nombreuses problématiques que nous avons observées relevaient du domaine médico-social et il aurait été pertinent d’effectuer des projets d’accompagnement thérapeutique en équipe pluridisciplinaire. Selon Larousse (s. d.), le terme « prévention » a quatre significations. Nous retiendrons la quatrième, celle qui se rapporte au mieux à mon projet de stage expérimental : « Ensemble de moyens médicaux et médico-sociaux mis en œuvre pour empêcher l’apparition, l’aggravation ou l’extension des maladies, ou leurs conséquences à long terme. » (Larousse en ligne, s. d.)
Il y a trois principaux types de prévention selon la Haute Autorité de Santé (2006) :
– La prévention primaire qui permet d’agir en amont de la maladie.
– La prévention secondaire qui permet d’agir à un stade précoce de l’évolution de la maladie.
– La prévention tertiaire qui permet d’agir sur les complications et risques de récidives de la maladie.
En psychomotricité, le champ de la prévention s’est largement développé auprès des enfants en bas âges, en crèche ou à l’école primaire. La prévention consiste à veiller au bon développement psychomoteur des enfants, observant entre autres la motricité globale et fine, les habilités sociales, la sensorialité, la graphomotricité et à « […] éviter l’aggravation du trouble et l’apparition des comorbidités psychoaffectives » (Valentin-Lefranc, Pavot- Lemoine, 2015, p.101).
Cependant, le bon développement psychomoteur ne s’arrête pas à 18 ans. Nous continuons de grandir, d’évoluer et nous nous remanions dans notre construction psychocorporelle au fil des différents âges et évènements de la vie. L’entrée dans la précarité et le vécu quotidien des personnes en situation de précarité, impacte significativement leur organisation psychocorporelle, comme nous avons pu le voir en partie II. Le manque d’expériences psychomotrices peut induire une déstructuration de l’organisation psychocorporelle du sujet. Dans la clinique de la précarité et notamment au CHUS, la prévention a toute sa place, notamment pour prévenir ou retarder l’apparition de troubles psychomoteurs, mais également pour sensibiliser les professionnels du centre à la psychomotricité et aux troubles psychomoteurs.
Notre projet de réaménagement et de réinvestissement de l’espace permet de prévenir le risque de désinvestissement corporel et de délitement des enveloppes psychocorporelles en créant un espace contenant.

En tant que stagiaire psychomotricienne

S’intégrer en tant que stagiaire paramédicale dans une structure sociale n’a pas été facile. Cela nous a d’ailleurs largement questionnées au début de notre stage, sur notre légitimité à accompagner les résidents qui le souhaitaient. Quand nous rencontrions les résidents, nous n’avions pas de prescription, ni de dossier médical pour nous orienter sur la nature de notre accompagnement. Sans médecin, il nous était impossible de proposer des actes thérapeutiques. Le projet de prévention psychomotrice a été selon nous, le projet de stage le plus adapté à la structure du CHUS et aux résidents. Nous avons réussi à nous ancrer dans cette structure avec l’aide de l’équipe socio-éducative, et de son implication auprès de nous.

Des capacités d’adaptation requises

Nous avons dû nous adapter à la temporalité bien singulière du centre. Sur l’un de nos premiers jours de stage, nous avons accompagné l’animateur socioculturel sur une activité de ciné-débat autour de la thématique de la danse et du « parkour » (sport acrobatique urbain), le corps mis à rude épreuve dans la recherche de l’esthétique et de l’extrême. La plupart des résidents sont arrivés en retard et certains ne sont même jamais venus alors qu’ils s’y étaient engagés. C’est une temporalité qui donne la sensation d’être dans l’attente perpétuelle, une attente qui ne se finit jamais. Face à cela, nous n’avons pas perdu notre dynamisme et notre détermination.
Au début de l’année, nous avions fixé l’heure du rendez-vous avec Samir à 9h30. Voyant que tous les jeudis, Samir arrivait avec trente minutes de retard nous avons décalé le rendez-vous à 10h, pour que l’horaire s’accorde mieux avec son emploi du temps. Mais cela n’a rien changé, Samir arrivait avec trente minutes parfois 1 heure de retard. Nous allions frapper à la porte de sa chambre à l’heure pile, nous le réveillions pour lui rappeler l’heure du rendez-vous, et il venait en séance trente minutes plus tard. Parfois, malgré notre réveil, Samir ne venait pas, alors que nous l’attendions. Nous avons pris le temps d’en parler avec lui, afin de comprendre s’il voulait poursuivre l’accompagnement. Il nous a redit que cet accompagnement autour du yoga et de la relaxation était sa « bulle d’air » de la semaine et que cela lui manquait lorsqu’il ne venait pas à la séance.

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Table des matières

1. LE CENTRE D’HEBERGEMENT D’URGENCE ET DE STABILISATION
1.1. AUX ORIGINES, LA CREATION DU CENTRE D’HEBERGEMENT D’URGENCE ET DE STABILISATION
1.2. LE PUBLIC ACCUEILLI
1.3. LIEU DE VIE, UN ESPACE EN MOUVEMENT
1.4. LE CENTRE ET SES DIFFERENTS ESPACES
1.4.1. Les étages
1.4.2. Les chambres
1.4.3. Le TRANSFO
1.4.4. La verrière
2. LES NAUFRAGÉS ET LA CLINIQUE DE LA PRÉCARITÉ
2.1. QU’EST-CE QUE L’ON APPELLE LA PRECARITE ?
2.2. QU’EST CE QUI PEUT MENER UNE PERSONNE A LA RUE
2.3. PROBLEMATIQUE DES ENVELOPPES DANS LA PRECARITE ET DE SA FONCTION CONTENANTE
2.4. QUEL IMPACT SUR LE DEVELOPPEMENT PSYCHOMOTEUR ?
2.4.1. Ne plus habiter son propre corps, un désinvestissement psychocorporel progressif
2.4.2. Un bouleversement de la sensorialité
2.5. LA PRECARITE ET L’INCONSISTANCE DE L’ESPACE
2.6. IMPACT DES DIFFERENTS CONFINEMENTS SUR L’INVESTISSEMENT DES ESPACES DU CENTRE
3. UN PROJET D’AMÉNAGEMENT ET DE RÉINVESTISSEMENT DE L’ESPACE
3.1. ÉLABORATION D’UN PROJET
3.1.1. Aux prémices de la réflexion, prenons nos marques, allons-y à tâtons
3.1.2. Un projet de prévention psychomotrice
3.1.3. En tant que stagiaire psychomotricienne
3.1.4. Les débuts du projet
3.1.5. Des notions théoriques pour nous éclairer
3.2. LES MOYENS MIS EN OEUVRE
3.2.1. Ateliers jeux de sociétés et de socio-esthétiques
3.2.2. La parole aux résidents
3.3. AMENAGEMENT DE L’ESPACE, LES ALCOVES
3.3.1. Les besoins et contraintes de l’espace de la verrière
3.3.2. Les objectifs du réaménagement
3.3.3. Les alcôves, des espaces contenant soutien de l’enveloppe psychocorporelle
3.3.4. Proposition d’un plan de la verrière aménagée
3.4. LES LIMITES DU PROJET ET LES PERSPECTIVES POUR UN FUTUR POSTE DE PSYCHOMOTRICIEN
3.4.1. Un équilibre fragile à maintenir
3.4.2. Dans la continuité de ce projet, vers un futur poste de psychomotricien ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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