Que peut-on entendre par sacré ?

On dit souvent que la pratique de la chirurgie ferait courir au chirurgien le risque de se prendre pour Dieu, ce à quoi l’on répond en plaisantant, que Dieu, lui, ne se prend pas pour un chirurgien ! C’est la réponse à la boutade qui circule au bloc : « Quelle est la différence entre Dieu et un chirurgien ? », boutade qui est moins superficielle qu’il n’y paraît. Car dire que Dieu ne « se prend pas », c’est déjà le considérer comme transcendance absolue – il n’a pas à « se prendre », puisqu’il est Dieu – et signifier qu’il n’est pas chirurgien – il ne le peut pas puisqu’il ne saurait y avoir d’objet à son action : il est l’action – c’est en réalité insister sur deux aspects fondamentaux de la chirurgie. D’abord celui du rôle que le chirurgien pourrait chercher à se donner – le rôle de Dieu – mais sans jamais pouvoir y parvenir. Ensuite celui de l’intrication que la chirurgie semble avoir avec le sacré.

Lorsque Jean-Paul Sartre consacre quelques pages au rôle que prend un garçon de café pour être garçon de café, il montre que, quoiqu’il puisse faire, le garçon de café ne peut être qu’un homme libre qui se prend pour un garçon de café – sans vraiment croire qu’il puisse jamais l’être.

« Considérons ce garçon de café […]. Toute sa conduite nous semble un jeu. […] ; il joue, il s’amuse, mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café […]. Le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser […]. (Il) ne peut que jouer à l’être […]. (Il) ne peut l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en (se) visant comme garçon de café imaginaire… » .

Le chirurgien de même, son statut et son acte le pousseraient-ils à se prendre pour Dieu, il ne pourrait l’être qu’en représentation, en se visant comme Dieu, que de manière imaginaire et sur le mode neutralisé. Comme s’il y avait une impossibilité «ontologique » pour un chirurgien à se prendre pour Dieu, d’autant qu’il ne pourrait au mieux n’en être qu’à l’image. Cette illusion de toute-puissance divine ne lui cacheraitelle pas la spécificité de son action qu’il pourrait alors banaliser ?

D’autant que le deuxième aspect qui apparaît lorsqu’on questionne sur la chirurgie – et il est nécessairement lié au premier – semble bien être celui de son intrication avec le sacré. Dans chacun des aspects de cette activité nous allons patiemment en rechercher des traces. Or le sacré, et donc ses traces, peut correspondre à des choses si différentes qu’il conviendra au préalable d’essayer d’en comprendre clairement la notion. D’autant que si l’on reproche au chirurgien de se prendre pour Dieu – c’est-à-dire de se prétendre d’une puissance hors de toute limite – n’est-ce pas relier le sacré à la divinité ?

Pour tâcher de répondre le plus clairement possible à ces questions, nous avons divisé notre étude en trois parties : une approche phénoménologique de l’acte chirurgical, puis une réflexion sur le corps et enfin la mise en évidence de la dimension sacrée de la chirurgie. La première partie vise à décrire la manière dont se dévoile concrètement un acte chirurgical : une « opération » qui est inter-vention. Il ne servirait en effet à rien de spéculer sur la chirurgie sans chercher à éclairer ce qui se passe lorsqu’un chirurgien intervient sur un autre homme. Ce pourrait être comme une petite « phénoménologie de l’acte chirurgical ». La phénoménologie a introduit en philosophie le principe de la réduction. Ce qui consiste en quelque sorte à laisser venir à notre conscience ce qui apparaît de l’objet que l’on observe, en se dégageant de tout préjugé, de toute idée préconçue, de toute représentation a priori. Et si nous y parvenions, peut-être pourrionsnous alors découvrir les traces de sacré dont nous avons l’intuition qu’elles se trouvent nécessairement dans l’acte chirurgical.

Que peut-on entendre par sacré ? 

Le mot sacré provient du latin sacer (lui-même du radical sak) qui traduit une notion de séparation entre deux domaines : ce qui est sacré c’est ce qui est séparé et supérieur car en général « consacré », comme rendu « inviolable ». C’est ce qui est transcendant et indisponible. C’est-à-dire qu’en même temps qu’il est sacré, l’objet sacré pose un interdit. Or poser un interdit c’est, comme nous le dit Eric Fiat , poser la tentation de le transgresser. Le sacré porte donc en lui les germes de sa profanation. C’est encore dire que tout ce qui est sacré est en danger puisque le sacré, seul, peut être profané. S’il y avait donc du sacré en chirurgie, où se cacherait-il et en quoi consisterait sa profanation ?

Le sacré se nicherait-il dans le chirurgien lui-même ? Dans toutes les religions ce sont en général les « prêtres » – sacerdos – qui, s’ils ne sont pas toujours aussi purs que ce qu’il faudrait, peuvent manipuler des choses sacrées, et sont donc respectés. Le latin a d’ailleurs donné sanctus (saint, ou « sain ») qui qualifie certains hommes considérés à part des autres qui, du fait de leur pureté, sont aptes au service du dieu. D’autant qu’en grec, saint se dit hagios et signifie encore que l’homme prend de la distance et s’oriente vers « autre chose que lui-même » . Serait-ce qu’il y aurait un lien évident entre le sacré et le divin ?

Les choses interdites sont sacrées parce qu’elles sont consacrées à la divinité et d’autre part, en effet, seuls les prêtres ont le droit de transgresser l’interdit de les manipuler. Si l’on peut faire ici une première analogie, intuitive, entre le prêtre et le chirurgien, encore faudrait-il la fonder. Quel serait l’objet de cet interdit ? Et en quoi le droit de manipuler un interdit lierait-il le chirurgien à la divinité, au point qu’il pourrait se prendre pour elle ?

Serait-ce le corps de son opéré qui serait sacré pour le chirurgien ? Dans toutes les sociétés le corps humain en effet a été très longtemps réputé inviolable – interdit –, et seuls quelques-uns parmi les hommes avaient le droit de transgresser cet interdit, dont le chirurgien qui peut y inter-venir, c’est-à-dire l’ouvrir. Il nous faudra donc approfondir cette notion du corps de l’homme et chercher à savoir comment il peut recéler un caractère sacré. Mais notons au passage qu’un prêtre n’est jamais qu’un intermédiaire entre les hommes et la divinité, jamais la divinité elle-même. Le chirurgien, grisé par son statut et le pouvoir qu’il lui confère d’ouvrir le corps d’autrui, ne serait-il pas tenté, s’il s’avérait qu’il y avait là un environnement sacré, plutôt que d’en être un simple officiant, de chercher à se prendre pour Dieu lui-même ?

Quant au lien qui pourrait exister entre le chirurgien-prêtre et la divinité, il y a ici deux approches différentes : soit le sacré, nécessairement religieux, est la manifestation d’une transcendance ; soit sa présence, non contestable, n’est qu’une construction humaine sans rapport avec une quelconque divinité.

Sacré divin ou sacré prosaïque ? 

A première vue le sacré, par sa transcendance, évoque a priori le religieux et la divinité. « Par le sacré l’homme surmonte sa solitude et son errance au sein de l’univers » nous dit André Dumas . C’est ce que Lacan avait appelé « une raison dans le  réel » : l’homme naît inachevé ; il se caractérise donc par un manque de nature, ce qui l’obligerait à créer, grâce au discours, des êtres surnaturels, pour survivre . Comme si la prise de conscience par l’homme de sa condition fragile et mortelle lui rendait nécessaire de la dépasser. Le sacré serait alors vécu comme une communication avec la divinité. Il est « la forme fondamentale de la religion, comme la transcendance est celle de la philosophie », rajoute Jean-François Mattéi . Le chirurgien dans ce contexte, s’il refusait toute sacralité au corps de son opéré et au geste d’y intervenir, risquerait de perdre tout repère et, n’ayant plus aucun « point d’appui », pourrait agir en dehors de tout sens. Cette conception du sacré et de ses rapports avec le religieux, se rapproche de celle d’élan vital développée par Henri Bergson, lorsqu’il soutient que l’intelligence humaine aboutit à une sorte de « néantisation » dont les animaux, seulement régis par l’instinct et inconscients de leur mortalité, seraient préservés. « La raison humiliée contemple le spectacle des manifestations étranges et paradoxales de l’élan vital dans le terrain de l’histoire religieuse de l’humanité ». La religion – le phénomène religieux – serait une « réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence et l’inévitabilité de la mort » . Il y aurait alors une certaine religiosité dans la chirurgie, liée au fait qu’elle semble toucher à ce qu’il y a de plus profond chez l’homme : son corps lorsque il est visé par la maladie ou le traumatisme.

Mais pour autant ces explications rationalistes – encore que Bergson, comme Mattéi dépassent la seule et simple rationalité, comprise comme « cartésienne » – ne semblent laisser aucune place au « ganz andere » de Rudolf Otto , c’est-à-dire à ce qui se manifeste sans que l’on puisse trouver d’explications. Peut-être faudrait-il alors envisager, à propos du sacré, ce que Mircea Eliade appelle « hiérophanie » ?

« L’homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différent du profane » . 

Or quand nous partons à la recherche des traces de sacré, et dans l’acte d’intervenir, et dans le corps-être sur lequel le chirurgien intervient, ne retrouverons-nous pas cette manifestation du « tout autre » sur laquelle il nous faudra insister ? L’opération chirurgicale, dans ce qu’elle véhicule et dans ce qu’elle autorise, n’est-elle pas un acte « tout autre » que le démontage d’un carburateur et le corps humain de la personne opérée n’apparaît-il pas « tout autre » que le moteur de la voiture ? Mais alors comment cela se fait-il ? Quel est ce « tout autre » et est-il nécessairement lié à la divinité ? Est-ce dans le fond ce corps qu’il va ouvrir, qui rapproche à ce point notre chirurgien d’un Dieu qu’il pourrait chercher à être ? C’est encore demander s’il n’y a du sacré qu’à propos du divin. Non, nous dit Régis Debray qui sépare fermement le sacré du divin – « comme si chaque époque ne faisait pas du sacré avec du prosaïque » – et qui considère que le sacré correspond à « ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège » . N’y a-t-il pas en chirurgie en effet, comme une interdiction du sacrilège – on ne doit pas faire n’importe quoi sur un corps humain – en même temps qu’une légitimation du sacrifice – il faut y intervenir, sans certitude absolue de bienfaisance (et parfois même – comme lors des prélèvements pour greffes – pour le bien d’un autre) ?

Il semble pourtant bien difficile de vider le sacré de toute dimension religieuse, comme si l’on ne pouvait que le décréter. Ne serait-il pas arbitraire, en effet, de poser, pour un chirurgien, que le corps de son opéré comme l’acte de « l’opérer » seraient sacrés, sans aucune référence à quelque valeur extérieure à l’homme, sans aucune transcendance ? Comment alors résister à la contestation de cette prétendue sacralité et ne pas décréter de la même manière qu’il ne saurait y avoir un quelconque interdit à propos de chirurgie ? La question, comme la réponse qu’on pourrait en donner, ne sont pas simples. Mais tout au long de notre recherche, force nous a été de constater que la chirurgie – comme action sur le corps d’une personne humaine, dont l’aboutissement semble être l’acte d’y intervenir – est imprégnée de religiosité et qu’il semblerait bien étrange pour ne pas dire absurde de séparer cette dimension religieuse de tout caractère sacré. Jean-Pierre Dupuy va d’ailleurs plus loin, qui pense que science de l’homme et science du religieux ne font qu’un et que « pour savoir qui est l’homme, il faut impérativement comprendre pourquoi – si c’est le cas – il a inventé Dieu » . Car soit Dieu existe, il est transcendance et extériorité absolue, et la légitimité du sacré ne se pose plus : l’homme, comme son corps avec lequel il ne fait qu’un, étant créature de Dieu, il est derechef sacré. Soit Dieu n’est qu’invention, une « auto-extériorisation » à la manière de Feuerbach, mais alors comment et pourquoi les hommes auraient-ils besoin de cette auto-extériorité, de cette puissance extérieure à eux mais dont ils seraient les inventeurs ? Dans le fond cela revient pour nous à questionner sur la justification de la sacralité prétendue du corps humain. Soit il l’est, et faudrait-il alors la rendre pertinente, que Dieu existe ou non ; soit il ne l’est pas et « tout est permis ». Dans L’essence du christianisme, Feuerbach cherche à comprendre par quel processus l’homme poserait hors de lui un être transcendant, Dieu, dans lequel il aliènerait nombre de ses propres qualités. Mais que Dieu existe ou non, ce processus consiste en « religion » qui, de fait, loin d’être réduite à une croyance désuète, est au contraire intrinsèque à l’homme : « La religion repose sur la différence essentielle de l’homme et de l’animal ». Penser un Dieu extérieur à l’homme, ce serait alors comme une extériorisation du Soi dans un transcendant, tout en refusant d’admettre la part divine – au sens purement religieux et non théologique – de l’homme.

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Table des matières

INTRODUCTION
Que peut-on entendre par sacré ?
Sacré divin ou sacré prosaïque ?
Le sacré n’est pas univoque
Première Partie PETITE APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE DE L’ACTE CHIRURGICAL
I – Le chirurgien en tant que médecin
Les premières traces
Mythes et herméneutique du réel
L’herméneutique du réel
Les mythes
Le développement de la rationalité philosophique
Empirisme et dogmatisme
La médecine romaine est grecque
Abandon du mythe, persistance du sacré ?
Chirurgie rituelle, chirurgie thérapeutique : des liens persistants ?
L’expérimentation en chirurgie
Médecine doctorale, chirurgie « pratique » ?
Barbiers, maître-chirurgiens et médecins : un long conflit riche de
significations
Médecine clinicienne et chirurgie sanglante : le rapport au sang
La question de l’anatomie
Le chirurgien comme un médecin particulier
En tant qu’il est médecin
Prendre en charge une personne
–une personne – l’action face à cette personne
Le choix d’intervenir ou non : ne pas faire c’est déjà faire
Le chirurgien est un homme « ordinaire »
Le mode opératoire du chirurgien est particulier
L’immédiateté de son action
Prothèse orthopédique ou implant ?
Les mains du chirurgien
De la main à l’outil et de l’outil à l’instrument
II – La chirurgie face à la dialectique de la santé et de la maladie
La chirurgie face à la maladie ou au traumatisme
La chirurgie est une action
La question du bien à faire ?
La maladie problématique
Souffrance ou douleur ?
La fonction ou la vie ?
Au-delà de la fonction
La santé n’existerait-elle pas ?
Quid de la chirurgie ?
La question de la chirurgie préventive
A propos d’une prostate
Quand les jambes ne sont plus droites
III – Le patient face à la technique du chirurgien
Le patient comme celui qui attend et se confie
La question de la confiance
De la confiance à l’impatience
“L’opérateur” ou le chirurgien en tant que technicien
La technique chirurgicale comme procédure générale
La prégnance de l’environnement technique en chirurgie
La spécialisation comme conséquence de la technique
Chirurgien du malade, chirurgie de sa pathologie ?
Deuxième Partie PENSER LE CORPS DE LA CHIRURGIE
I – Empreintes religieuses, interdits et difficultés à propos du corps
Empreintes religieuses : corps hébraïque, corps chrétien
Apport hébraïque
Apport chrétien
La rationalité philosophique
Interdits de l’ouverture du corps
L’ouverture du cadavre longtemps prohibée
L’ouverture toujours ritualisée
Difficultés de la représentation du corps
Difficultés de considérer la vie dans le corps
Le fonctionnement de la machine corporelle ramené à son anatomie
Le corps expérimenté
Obsolescence du corps ?
II – Corps philosophique et corps chirurgical
La question du dualisme
Le corps platonicien “tombeau de l’âme”
Le corps “moderne” comme une abstraction
Le paradoxe d’un corps-machine inerte
La mathématisation du corps
Les deux substances
La modélisation du corps
Le problème insoluble de l’union âme/corps
Aristote revient, le corps reprend vie
Le corps de la phénoménologie
De Descartes à Kant
Le phénomène patient-opéré comme un “donné”
Subjectivité transcendantale du chirurgien
Le patient-opéré n’est pas un simple phénomène
Quelles approches du corps chirurgical ?
Le corps anatomique comme apparence pure
Le schéma corporel
La question de la chair
La chair comme manifestation de la spatialité du corps
Le corps comme visée de la chirurgie
Le corps dans la temporalité de l’être
Le corps entre être et avoir
III – L’objectivation du corps
Qu’est qu’objectiver ?
L’objectivation est une abstraction
Est-il possible d’objectiver un patient ?
Par quel moyen peut-on y parvenir?
« Fausse méprise au bloc opératoire »
Le récit
Du comique au tragique
L’objectivation est nécessaire durant l’acte chirurgical
L’objectivation permet une action éthique
L’objectivation ne doit être qu’un moment de l’action chirurgicale
La question de la décision
Troisième Partie LA DIMENSION SACREE DE LA CHIRURGIE
I – Comment expliquer le sacré ?
Le sacré comme conséquence du fait social ?
L’approche philosophique permet de poser les bonnes questions
L’anthropologie philosophique de René Girard éclaire-t-elle le sacré ?
II – Les traces du sacré en chirurgie
La dimension violente de l’acte chirurgical
La chirurgie est agressive par nature
Mais c’est surtout une transgression
L’interdit du sang
Il faut se tenir éloigné du sang
Le contact du sang est réservé aux incultes
L’espace et le temps sacrés en chirurgie
Le lieu de l’acte chirurgical est le bloc
Le temps de l’acte chirurgical n’est pas un temps commun
La symbolique et le rituel
Impureté et hygiène
Le sacré et les organes
La symbolique autour du sang
Symbolique des mots, symbolique des gestes
CONCLUSION

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