Propédeutique d’une science de la mémoire

Un peu d’Histoire

Pour autant que l’on puisse en juger, cette question a toujours intéressé l’humanité et ses penseurs. Les philosophes se sont d’ailleurs emparés du concept bien avant que la discipline cognitive, ou même neuroscientifique, n’existe. L’un des premiers travaux traitant de la mémoire que l’on soit capable de recenser fut écrit par Aristote (Aristote, 1847). Dans son Traité de la Mémoire et de la Réminiscence le philosophe distingue déjà la mémoire d’une part ainsi que les sensations  et la science (dans le sens de connaissance  ) d’autre part. Selon lui, la mémoire “ne concerne que le passé” (Ch.1, §2). Élaborant une théorie de la réminiscence, l’auteur, comme ses successeurs  , fait certes plusieurs erreurs mais initie d’une certaine manière l’étude du souvenir.

Par la suite, au cours de l’Histoire, la mémoire a plus généralement été considérée comme une entité unitaire (Bergson, 2018), et une conception “associationniste” domina largement jusqu’à très récemment (Bergson, 2018 ; Schacter & Tulving, 1994). Notons malgré tout quelques parutions clairsemées opérant des dichotomies simples entre par exemple mémoire et connaissance à la manière d’Aristote, ou encore mémoire consciente et inconsciente chez des auteurs comme Leibniz ou Herbart (Schacter & Tulving, 1994). Plus rares, mais surtout plus récentes (Eichenbaum & Cohen, 2001 ; Schacter & Tulving, 1994), les conceptions supposant des systèmes multiples ont attendu plusieurs siècles avant d’émerger réellement. Après la Grèce antique, cette idée ne semble que peu évoquée jusqu’au philosophe français Marie François Pierre Gontier de Biran, plus communément appelé Maine de Biran. Dès début 1800, ce dernier distinguait ainsi trois entités distinctes   Parmi elles, deux types de mémoire seraient essentiellement inconscientes, soit les mémoires Mécanique et Sensitive. Le troisième type serait cette fois la mémoire exclusivement consciente. Il qualifie cette dernière de Représentative (Biran, 1802). Pour commencer, la mémoire mécanique, inconsciente donc, se rapportait aux comportements moteurs et verbaux habituels. La mémoire sensitive, fréquemment inconsciente également, concernait quant à elle les affects et émotions. Enfin, la mémoire dite représentative intégrait le souvenir d’idées ou d’événements. Cette distinction se fondait non seulement sur la base des contenus, mais permettait également à l’auteur d’envisager des écarts de performances entre chaque entité postulée.

Un peu plus tard émergea ce que plusieurs auteurs qualifièrent comme étant l’âge d’or de l’étude de la mémoire (Eichenbaum, 2002). Pour commencer, Théodule Ribot publiera en 1881 son célèbre ouvrage intitulé Les Maladies de la Mémoire. Reprenant l’idée de Maine de Biran, Ribot (1906) distingua plusieurs sortes de mémoires, dont celles verbale, visuelle ou encore auditive. Lui emboîtant pratiquement le pas, Henri Bergson (1896), dans son essai Matière et Mémoire, distingua cette fois les Souvenirs des Habitudes  . Ce faisant, ces auteurs vinrent à l’appui de plusieurs de leurs contemporains (e.g. William Carpenter en 1874 ou encore Ewald Hering en 1870) – dont le plus célèbre fut William James (1890).

Par la suite, les travaux d’Hermann Ebbinghaus (1913) et d’autres traitèrent de la mémoire avec des méthodologies plus ou moins rigoureuses. Ce dernier inspira notamment le courant behavioriste (cf. Willard Small, Edward Thorndike ou encore John Watson), lequel avait opté pour une vision associationniste (Eichenbaum, 2002 ; Eichenbaum & Cohen, 2001). De par son orientation même, le béhaviorisme imposa une sorte de parenthèse dans les spéculations sur la nature du souvenir. Il faudra attendre l’essor de la Psychologie Cognitive dans les années 1950 avant de voir émerger les premières modélisations du fonctionnement de la mémoire (Dickerson & Eichenbaum, 2010 ; Squire & Kandel, 1999). Une vague naquît ainsi progressivement, voyant paraître de plus en plus de théories étayées du fonctionnement de l’acte de remémoration. Pratiquement dans la tradition passée, la quasi-totalité de ces conceptions proposèrent des approches dichotomiques, lesquelles trouvent encore souvent un écho dans notre vision actuelle qui est largement héritée de cette époque. On peut notamment citer l’opposition entre mémoires autobiographique et pratique d’Ernest Schachtel (1947), “savoir que” versus “savoir comment” de Gilbert Ryle (1949), ou encore mémoires avec versus sans enregistrement de Jérôme Bruner (1969). Parmi les différentes conceptions que l’on retrouve à cette époque, l’une en particulier peut attirer notre attention, ayant une forte résonance avec nos modèles actuels qu’elle a directement inspirés. À la fin des années 1950, Robert Reiff et Martin Scheerer (1959) élaborèrent ainsi un modèle de la mémoire dans lequel on retrouve les Remembrances d’un côté – soit la récupération consciente d’événements personnels et rattachés à un contexte spécifique –, et la Memoria de l’autre – soit les savoirs généraux, habitudes et compétences acquises de par la répétition. C’est notamment cette dernière dichotomie qui servira de base à la séparation encore faite aujourd’hui entre mémoires Épisodique et Sémantique (Tulving, 1972), complétée avec les sous systèmes à Court Terme déjà inscrits dans la dynamique envisagée par Richard Atkinson et Richard Shiffrin (1968).

Cependant, plutôt que l’émergence progressive de ces différents construits théoriques, c’est une observation clinique qui fît basculer les choses et propulsa la thématique sur le devant de la scène. En effet, c’est, d’une certaine manière, la présentation princeps du patient H.M. par William Beecher Scoville et Brenda Milner (1957) qui relança l’intérêt pour ce champ d’étude. En 1953, Henry Gustav Molaison – que l’on connaîtra d’abord sous le pseudonyme de H.M. –, vingt-sept ans, ouvrier sur une ligne d’assemblage et titulaire d’un diplôme de lycée, rencontra le Dr. William Scoville à Hartford, dans le Connecticut. H.M. souffrait de crises d’épilepsie répétées depuis ses dix ans. Mineures au début, ces dernières devinrent majeures à partir de sa seizième année, sans aura particulière, ni aucun signe d’alerte permettant de les prévenir. Tout ce que l’on sait des antécédents du patient consiste en une chute à vélo à ses sept ans , laquelle l’aurait laissé inconscient quelques cinq minutes, sans séquelle apparente. Ses crises étant pharmaco-résistantes, Scoville proposa à son patient une procédure encore expérimentale, jusqu’alors uniquement testée chez des patients psychotiques (Squire, 2009). Le premier septembre 1953, une résection de la région temporale médiane bilatérale fut pratiquée en vue de faire cesser les crises qui constituaient une menace pour son intégrité physique. L’opération fut un succès modéré. En effet, les crises continuèrent, bien que tout à fait moindres par rapport à ce qui était observé en pré-opératoire. Mais surtout, des déficits cognitifs ne tardèrent pas à apparaître. Reconnaissant de possibles difficultés qui avaient été présentées par Wilder Penfield dans un congrès de l’American Neurological Association début 1955 (Penfield & Milner, 1958), Scoville contacta son collègue, et c’est ainsi que Brenda Milner  rejoignit Hartford. Un examen mnésique, effectué en Avril 1955, révéla l’ampleur des conséquences de l’opération. Le patient se souvenait à peine de l’opération, donnait une date située deux ans dans le passé, se pensait toujours âgé de vingt-sept ans, et surtout semblait n’avoir rien enregistré des événements survenus à la suite de son intervention, ce en l’absence de toute autre atteinte cognitive (Milner, Corkin, & Teuber, 1968 ; Scoville & Milner, 1957). Il s’avéra ainsi que le patient H.M. ne fut plus jamais en capacité d’acquérir le moindre souvenir de quelque événement se produisant à la suite de cette intervention de 1953.

L’étude de cas eut immédiatement un immense retentissement. Le patient H.M. est encore aujourd’hui l’un des cas les plus connus des neurosciences. L’article princeps de William Scoville et Brenda Milner fut cité plus de 2500 fois (Squire, 2009) et le patient fut évalué par une centaine de chercheurs différents (Corkin, 2002). Encore aujourd’hui des articles paraissent pour l’évoquer et ses deux initiales sont imprimées dans chaque ouvrage traitant de près ou de loin de la thématique de la mémoire. À sa mort, le 2 décembre 2008, des suites d’une insuffisance respiratoire, des examens post-mortem furent réalisés, dont notamment une autopsie et des imageries cérébrales détaillées. Ces dernières révélèrent ainsi avec précision les régions qui avaient été retirées chirurgicalement, lesquelles impliquaient donc le lobe temporal médian, et notamment l’hippocampe (Annese et al., 2014). Avant H.M., dans la lignée des propositions de Karl Lashley (Bruce, 2001 ; Clark, 2017 ; Josselyn, Köhler, & Frankland, 2017 ; Nadel & Maurer, 2018), la vision prédominante supposait que la mémoire ne pouvait être localisée dans le cerveau, puisque nécessairement répartie dans l’ensemble du cortex. Plus important encore, selon Lashley, cette dernière était même partie intégrante d’autres fonctions, telles que le système perceptif par exemple (Squire, 2009). Le cas H.M. permit de démontrer non seulement le caractère dissocié de la mémoire qui pouvait ainsi être pensée comme une fonction indépendante , mais également de mettre en évidence l’importance du rôle du lobe temporal médian dans l’intégration de nouveaux souvenirs (Eichenbaum, 2002 ; Eichenbaum & Cohen, 2001 ; Schacter & Tulving, 1994 ; Squire, 2009).

Outre ces deux idées, un autre résultat issu de l’étude de ce patient s’avéra d’une importance majeure dans notre façon de comprendre la mémoire. En effet, assez rapidement, des études recourant à des paradigmes expérimentaux toujours plus innovants permirent de mettre en évidence que H.M. était toujours capable d’acquérir de nouvelles compétences. Plus précisément, l’exposition répétée à une tâche motrice inédite (i.e. le suivi en miroir du tracé d’une étoile) induisait une amélioration de ses performances d’un essai à l’autre, sans pour autant que ce dernier soit en capacité de se souvenir consciemment d’avoir déjà réalisé la tâche (Corkin, 2002 ; Milner et al., 1968 ; Squire & Wixted, 2011). En somme, en l’absence de toute conscience du fait, il y avait bien une forme d’apprentissage. C’est ainsi que le cas H.M. amena un troisième point important à ce champ de recherche, à savoir une confirmation de l’idée de systèmes multiples de mémoire (Corkin, 2002 ; Squire, 2009 ; Squire & Wixted, 2011) .

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Table des matières

1 Introduction
2 Propédeutique d’une science de la mémoire
2.1 Un peu d’Histoire
2.2 Mémoire ou Mémoires ?
2.2.1 Mémoire Déclarative et Non-Déclarative
2.2.2 Amnésie Rétrograde, Antérograde, et la Loi de Ribot
2.2.3 Mémoire à Court Terme versus Mémoire à Long Terme
2.2.3.1 Mémoires à Court Terme et de Travail
2.2.3.2 Mémoires à Long Terme
2.3 Neuroanatomie chronologique du souvenir déclaratif
2.4 Modélisations Mnésiques
2.4.1 Les Conceptions Comportementales : Kaléïdoscope Mnésique
2.4.2 Exemple de Vision Holistique
2.5 Trous noirs et Distorsions du Temps
2.5.1 Sur les rives du Léthé
2.5.2 Post hoc ergo ante hoc
2.6 Les maladies de la mémoire
3 La Maladie d’Alzheimer
3.1 Historique
3.2 Stade Clinique de la Maladie
3.2.1 Forme Typique, Présentation Amnésique
3.2.1.1 Atteinte de la Mémoire Épisodique
3.2.1.2 Atteintes Cognitives Non-Mnésiques
3.3 Aspects Biologiques
3.3.1 Amyloïdose
3.3.2 Tauopathie
3.3.3 Neurodégénérescence
3.3.4 Neurotransmission
3.3.5 La MA : une double Protéinopathie
3.3.6 L’Hypothèse de la Cascade Amyloïde
3.3.7 Critiques et Remises en Cause de la Cascade Amyloïde
3.3.8 Facteurs de Risques/Protections
3.3.8.1 Les Facteurs de Risques Génétiques
3.3.8.2 Facteurs de Risques Cardiovasculaires
3.3.8.3 La Réserve Cognitive
3.3.8.4 Influence du Mode de Vie
3.4 Prise en Charge de la Maladie
3.4.1 Prise en Charge Non-Pharmacologique
3.4.1.1 La Stimulation Cognitive
3.4.1.2 La Réhabilitation Cognitive
3.4.1.3 L’Entrainement Cognitif
3.4.1.4 Les Méthodes Alternatives
3.4.1.5 Conclusion
3.4.2 Prise en Charge Pharmacologique
3.4.2.1 Traitements Focalisés sur l’Acétylcholine
3.4.2.2 Traitements Focalisés sur le Glutamate
3.4.2.3 Traitements de la Neuroinflammation
3.4.2.4 Traitements Focalisés sur l’Aβ
3.4.2.5 Traitements Focalisés sur Tau
3.4.3 Une Prise en Charge Combinée
3.4.4 Pourquoi les médicaments échouent-ils ?
4 Vers un diagnostic plus précoce
4.1 Les changements biologiques précoces
4.2 Les changements cognitifs précoces
4.2.1 Le Stade Prodromal
4.2.2 Le Stade Préclinique
4.3 Accords et Dissensions
5 Objectifs
6 Conclusion

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