Produire du savoir sur la production des savoirs

Produire du savoir sur la production des savoirs

Bien que différentes, les deux perspectives disciplinaires discutées ci-après – sociologie et histoire des sciences d’un côté et économie de la connaissance de l’autre – ont constitué des sources intellectuelles importantes lors de la construction des politiques nationales et européenne. En effet, tant les travaux d’économistes que ceux de sociologues des sciences ont notamment été repris par des fonctionnaires de la Commission européenne pour élaborer un discours politico-scientifique sur la nécessité d’instituer un espace européen de la recherche (Bruno, 2008a). De même, ces discours ont été relayés par d’autres organisations (OCDE, Banque Mondiale, UNESCO) pour promouvoir une nouvelle vision de la science et une reconfiguration des universités (Milot, 2003 ; De Montlibert, 2006).

Représentation légitime des savoirs comme enjeu de luttes scientifiques

Au milieu des années 1990, la parution d’un ouvrage de sociologues anglo-saxons, M. Gibbons, C. Limoges, S. Schwartzman, H. Nowotny, M. Trow et P. Scott (1994) a provoqué une vive controverse au sein de la communauté des sciences studies (cf. Pestre, 1997 ; Weingart, 1997 ; Godin, 1998 ; Godin, Gingras, 2000 ; Etzkowitz, Leydesdorff, 2000 ; Rip, 2000 ; Shinn, 2002 ; Shinn, Ragouet 2005). Il est vrai que le titre de l’étude de M. Gibbons et de ses collègues – New Production of Knowledge (NPK) – pouvait prêter le flan à la critique ou, en tous les cas, au débat public en raison de sa connotation « révolutionnaire », une transformation « paradigmatique » de la science, au sens de l’historien des sciences Thomas Kuhn (1962). Ainsi, selon ces auteurs, les sciences contemporaines seraient passées d’un ancien mode de production scientifique (« mode 1 ») à un nouveau mode (« mode 2 »). Le premier de ces modes constituerait une science du passé, produite au sein des universités par les scientifiques, alors que le second mode renverrait à une nouvelle manière de produire la science, plus en phase avec l’émergence d’une « économie de la connaissance » d’un côté, et une production plus citoyenne et « socialement robuste », de l’autre.  Les débats autour de la réception de ce texte portent, notamment, sur la manière d’écrire une histoire des sciences, considérée par les détracteurs du livre New production of knowledge (NPK) comme trop finaliste et linéaire . Or, lorsque l’on s’intéresse aux rapports entre science et politique, l’élément le plus significatif de cette controverse vient de la dimension normative et prescriptive de cet ouvrage (Rip, 2000). Car c’est bien le jugement de valeur sous-jacent à la distinction faite entre « Mode 1 » et « Mode 2 » qui est le plus reproché aux auteurs de NPK: le second étant préféré et valorisé aux dépens du premier. Dès lors, on comprend mieux la véhémence de « représentants » des universités à l’égard de l’ouvrage NPK, puisque, d’une certaine manière, Gibbons et ses collègues considèrent ces derniers comme des scientifiques « dépassés » et moins légitimes à produire de la connaissance. Par le biais d’une dispute scholastique sur des enjeux de connaissance (reconstitution historique du développement des sciences et description de son organisation actuelle), la critique des sociologues à l’égard de l’ouvrage de Gibbons s’explique ainsi non seulement par des désaccords sur des enjeux théoriques et méthodologiques, mais également par les orientations normatives et prescriptives qui y sont développées, remettant en question la légitimité de certains universitaires au sein du champ scientifique à dire le vrai, à produire un savoir légitime.

D’une certaine manière, l’ouvrage NPK fait écho à des travaux menés sur les controverses scientifiques et l’implication de représentants de la société civile au sein de celles-ci, dans la mesure où l’une des thèses du « mode 2 » souligne l’importance de prendre en considération les groupes d’intérêts notamment dans la définition des thèmes de recherche . Ces études ont analysé la manière dont les membres de la société civile sont pris en compte, que ce soit des associations de malades ou de protection de la nature, dans la production des savoirs, notamment dans le domaine biomédical (Barbot, 2002 ; Dodier, 2007) ; il s’agit en particulier des études sur les controverses scientifiques et sociotechniques (Callon, Lascoumes, Barthes, 2001) qui privilégient, d’un point de vue méthodologique, une prise en compte symétrique des acteurs et des intérêts en jeu (scientifiques/profanes). Une telle approche questionne et remet en question, d’une certaine manière, le monopole de l’expertise scientifique dans la production des savoirs et favorise, selon certains auteurs, une connaissance socialement plus robuste (Nowotny et al., 2001) ou plus participative (Rubião, 2008).

New production of knowledge a aussi connu une réception qui va au delà des cercles des représentants des sciences studies. Les thèses développées par Gibbons et ses collègues ont ainsi été reprises par les autorités politiques. Comme le soulignent Shinn et Ragouet (2005: 137), « les analyses proposées par les auteurs de la NPK sont intéressantes dans la mesure où elles sont prémonitoires des changements qui affectent, parfois profondément, l’orientation de la politique de la recherche contemporaine et de l’enseignement supérieur ». Les travaux de Branciard et Verdier (2003) confirment cette intuition. Leur étude sur la transformation du référentiel d’action publique dans le domaine des politiques de recherche en France montre comment l’ouvrage de Gibbons et de ses collègues a constitué une source d’inspiration et de légitimité des réformes instituées à la fin des années 1990 en France.

Cette controverse sociologique sur la « science telle qu’elle se fait » illustre comment « une science de la science », pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu (2001), peut légitimer une politique des sciences. Cette entrée en matière autour de la réception de l’ouvrage de Gibbons et de ses collègues esquisse la problématique que nous allons développer tout au long de cette introduction et qui porte sur la fabrique des politiques scientifiques et leur instrumentation. Les travaux de sociologie des sciences peuvent devenir, comme nous l’avons vu, source de légitimité dans la fabrique des politiques scientifiques. Un autre type de savoir, que nous allons maintenant aborder, a également eu une influence sur la manière dont les politiques de recherche et d’enseignement supérieur en Europe ont été façonnées lors de ces vingt dernières années.

La science au prisme des modèles de l’innovation économique

Dans les années 1950, la science constitue un objet légitime des Science policy studies dans la mesure où la recherche est considérée à cette époque comme un facteur déterminant dans le développement de l’innovation technologique et économique. C’est à cette période que le « science-push-linear-model » de l’innovation, promu notamment par Vannevar Bush , était à son apogée (Martin, 2008; Godin, 2006). Cette précision montre que l’objet des Science policy studies ne se réduit pas à la seule recherche publique, mais intègre tous les facteurs participants au développement économique et à l’innovation . Raison pour laquelle, cette discipline a été rapidement labellisée Science Policy and Innovation Studies (Martin, 2008). Ainsi, ni la recherche publique, ni l’autorité publique et son administration ne sont aux centres de ces études. Comme le soulignent Morlachi et Martin (2009), ce domaine de recherche s’intéresse en premier lieu aux entreprises et à l’industrie, abordant les gouvernements et les décideurs politico-administratifs comme régulateur ou facilitateur des rapports entre entreprises et autres organisations publiques ou privées. Ce domaine de recherche a donc une visée performative: « a central goal […] is to serve the ends of society, helping to construct more effective policies for science, technology and innovation, which in turn will yield greater benefits for society » (Morlachi, Martin, 2009: 572).

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
1. Produire du savoir sur la production des savoirs
1.1 Représentation légitime des savoirs comme enjeu de luttes scientifiques
1.2. La science au prisme des modèles de l’innovation économique
2. La fabrique des politiques scientifiques
2.1. Néolibéralisme comme nouveau référentiel de l’action publique
2.2. Réformes dans les secteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur
2.3. Politique de recherche, catégories identitaires et nouvelle gestion publique
3. Démarches de recherche et types d’analyse
3.1. Instrumentation de l’action publique : une perspective socio‐historique
3.2. Catégorisations et pratiques de recherche : une perspective ethnographique
Bibliographie
CHAPITRE 1: TRANSFORMATIONS DES POLITIQUES DE RECHERCHE EN EUROPE: LES CAS DE LA SUISSE, DE L’ALLEMAGNE ET DE LA FRANCE
1. Introduction
2. Convergence, divergence
3. Comparaison internationale
3.1. Suisse
3.2. Allemagne
3.3. France
4. Comparaison des trois systèmes nationaux
4.1. Agences de moyens
4.2. Instruments de financement
4.3. Organisation de la recherche
5. Conclusion
Bibliographie
CHAPITRE 2: TECHNIQUES DE POUVOIR ET DISPOSITIFS DE SAVOIR: LES CONTRATS DE PRESTATIONS DANS LE DOMAINE DE LA RECHERCHE
1. Introduction
2. Réformes de l’Etat et instrumentation de l’action publique
2.1. La contractualisation au sein de l’administration fédérale
2.2. La contractualisation dans le domaine de la recherche
3. Négociation des premiers contrats entre l’administration fédérale et des institutions scientifiques
4. Les contrats de prestations: instrument normalisé mais pluriel
4.1. Institutionnalisation des contrats de prestations
4.2. Une contractualisation plurielle
5. Le contrat de prestations : nouveau mode de gouvernementalité
5.1. Identifier et catégoriser les activités des institutions scientifiques
5.2. Contrôler et évaluer
5.3. Procédure technique, enjeux de pouvoir et dispositif de savoir
6. Conclusion
Bibliographie
CHAPITRE 3: CONSTRUCTION DE LA LEGITIMITE DES AGENCES DE MOYENS: LE CAS DU FONDS NATIONAL SUISSE DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE (1940‐2000)
1. Introduction
1. 1. Les agences de moyens comme autorité scientifique
1.2. La construction de la légitimité des agences de moyens
2. Le Fonds national suisse de la recherche scientifique
2.1. La création d’une agence de moyens en faveur de la recherche fondamentale
2.2. La création du Fonds national: un projet national et politique
3. Les programmes nationaux de recherche
3.1. La mise en place d’une instrument en faveur de la recherche orientée
3.2. Les programmes nationaux de recherche: gain de légitimité et perte d’autonomie
4. Les pôles de recherche nationaux
4.1. La création d’un instrument en faveur de la recherche « stratégique »
4.2. Les pôles de recherche nationaux: un repositionnement du Fonds national
5. Conclusion
Bibliographie
CHAPITRE 4: LOGIQUES ENTREPRENEURIALES DANS LE DOMAINE DE LA RECHERCHE: LE CAS DES « POLES DE RECHERCHE NATIONAUX »
1. Introduction
2. Les agences de moyens : entre science et politique
3. L’évaluation du Fonds national: l’évaluateur évalué
4. Les pôles de recherche nationaux : un modèle entrepreneurial de la recherche?
4.1. Les justifications du programme « Pôles de recherche nationaux »
4.2. Les spécificités du modèle « Pôles de recherche nationaux »
5. Conclusion
CONCLUSION
Sources
Bibliographie

Lire le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *