Poétique de la mémoire et écriture du silence dans les romans de Kazuo Ishiguro

L’OCCIDENT DANS L’IMAGINAIRE DE LA “PERIPHERIE”

     Un tour d’horizon de la production romanesque d’Ishiguro révèle de prime abord un centre d’intérêt oscillant entre deux pôles : d’un côté, l’Asie des mythes et des religions traditionnelles, mais également du traffic intense de stupéfiants conjugué à la misère des populations, avec une soudaine irruption de valeurs totalement étrangères ; de l’autre, l’Europe des citoyens ordinaires en quête du mieux-être par le truchement de la création artistique, l’occident des bouleversements sociaux et politiques de l’entre-deux-guerres, bouleversements dont la conséquence principale est la quasi-suppression de valeurs morales et religieuses jusque-là honorées et même sacralisées. A Pale View of Hills s’ouvre sur la visite que Niki rend à sa mère Etsuko-san au mois d’avril dans une maison de campagne à quelques lieues de Londres, au moment où la bruine recouvre la vue (presque le titre du roman), et que le froid, le vent et la pluie confinent encore les êtres dans la chaleur des demeures familiales. A cause peut-être du caractère austère de son environnement physique et social, accentué par le sentiment de solitude qu’elle éprouve maintenant après la disparition de son mari anglais et de Keiko sa fille aînée, Etsuko entreprend un voyage mémoriel qui la mène vers les collines ensoleillées d’Inasa, là-bas au pays du Soleil Levant qu’elle a quitté il ya une vingtaine d’années. La narratrice entame alors le récit à la fois élégiaque et nostalgique de son amitié avec une rencontre presque fortuite, Sachiko-san, alors qu’elle-même, apparemment, savourait à Nagasaki une vie calme et tranquille avec son mari japonais du nom de Jiro-san. Le fait que cette tranche de vie lui revienne en mémoire à ce temps précis suggère ses états d’âme du moment, mais ce souvenir témoigne également de son sentiment de culpabilité à propos du suicide de Keiko ; “…to reassure me I was not responsible for Keiko’s death”1. Pourtant, pendant son séjour japonais, rien dans les propos d’Etsuko ni dans les gestes de son entourage n’annonce la rupture avec Jiro et son exil en Angleterre, quand on sait que pendant cette même période, elle était enceinte de son premier enfant qui n’est personne d’autre que la Keiko que des voisins ont retrouvée pendue à Manchester, loin des siens, une vingtaine d’années plus tard. La fuite d’Etsuko vers la Grande Bretagne est d’autant plus énigmatique que cette dernière a toujours donné l’air d’être heureuse et épanouie, entre un beau-père prévenant et un mari haut cadre, entre l’attachante Madame Fujiwara (l’une des meilleures amies de sa propre mère) et Sachiko l’aventurière. Seulement, des personnages ayant eu une longue expérience des relations humaines telle que la restauratrice, ne peuvent se tromper sur la réalité de la situation. “But I meant you looked a little – miserable”1 , dit-elle à Etsuko, bien que celle-ci soit plutôt encline à mettre sa mine déconfite sur le compte de la fatigue, avant de rejeter en bloc toutes les allégations de la vieille dame à propos de son éventuel malheur : “… I’ve never been happier. “2 Ainsi donc, la décision subite de la narratrice de quitter son foyer est rendue plus ironique encore, non seulement par son caractère inattendu, mais davantage par l’opacité des événements qui l’entourent. S’il est vrai que Sachiko s’est toujours montrée prête à vendre son âme pour réunir les conditions pouvant la permettre de sauter de sa géhenne psychologique et d’atterrir en Amérique (le lecteur ne saura jamais si elle est parvenue à s’extirper de ses difficultés financières et matérielles et à atteindre les côtes américaines avec sa fille Mariko), son amie Etsuko par contre, n’a jamais ouvertement exprimé un quelconque désir de quitter le Japon. Cependant, a posteriori, le lecteur se rend compte que la narratrice s’est jouée de sa crédulité ainsi que de celle de Mme Fujiwara, lorsqu’elle a tenté de dissimuler ses problèmes conjugaux sous le masque de la femme heureuse en ménage et uniquement soucieuse de l’avenir de l’enfant qu’elle porte. L’attitude d’Etsuko pose, en des termes on ne peut plus clairs, la question de la fiabilité du narrateur ou de la narratrice dans les romans d’Ishiguro, si l’on sait que Stevens, Ono et Ryder se livrent au même jeu de cache-cache avec le lecteur/narrataire. Cette technique d’écriture sera abordée dans la troisième partie de l’étude portant sur ce que nous avons appelé entraves narratives.

L’ERRANCE COMME RITE D’INITIATION

       Si la longue errance de Keiko-San de A Pale View of Hills s’est brusquement terminée là-bas à Manchester au bout d’une corde accrochée dans une chambre que l’on devine obscure et en plein désordre, à l’image de son âme meurtrie, par contre celle de sa mère se poursuit jusqu’à la fin du récit et même au-delà, puisque Etsuko continue à formuler de nouveaux projets et à envisager de nouvelles perspectives d’avenir. Cependant, dans le même roman, toutes les turbulences liées au caractère imprévisible de l’itinéraire du personnage errant ainsi que les événements qui jalonnent son parcours se trouvent symbolisées par la vie trépidante de Mariko-San, la fille de Sachiko. Contrairement aux enfants de son âge, la gamine ne va pas à l’école à cause de la situation précaire qu’elles vivent, elle et sa maman. Depuis qu’elle a quitté la grande maison luxueuse de son oncle, Sachiko a élu domicile dans un cottage miteux et abandonné, séparé des maisons d’habitation par un terrain vague. Mais du fait qu’elle parcourt sans cesse la ville de Nagasaki, soit en compagnie de son ami Frank, soit seule à la recherche de sa pitance quotidienne, sa fille se retrouve le plus souvent à l’abandon, errant aux abords de la rivière en compagnie de ses chatons et d’autres animaux familiers : “The place is alive with stray cats“. Pourtant, la mère ne se fait apparemment aucun souci quant à la sécurité de Mariko, bien que des rumeurs d’enlèvements d’enfants continuent à circuler dans le quartier. L’errance de Mariko-san, au plan thématique surtout, peut se lire comme étant le motif par lequel se dévoilent au grand jour ses troubles psychologiques, surtout avec l’apparition de la femme-fantôme qui lui rend régulièrement visite mais toujours en l’absence de Sachiko et de toute autre personne ; cette situation contribue à creuser davantage le gouffre entre mère et fille, si l’on sait que pendant les longues heures d’absence de la jeune femme, sa fille développe des penchants autistes qui l’éloignent de plus en plus de la communauté humaine. Sa haine du compagnon de sa maman, “ Frank-San pisses like a pig. He’s a pig in a sewer“ , sa forte tendance à se replier sur elle-même et sa méfiance à l’égard d’Etsuko-San, constituent les signes annonciateurs d’une forte crise de la personnalité, crise ayant de fortes chances d’être aggravée par les rêves d’exil que Sachiko s’acharne à matérialiser, souvent au prix de l’épanouissement et de la quiétude de sa fille, mais aussi de sa propre dignité de femme. Par conséquent, si la quête d’un monde meilleur est associée dans A Pale View of Hills à l’idée d’évasion et d’expatriation de la part de l’héroine et de son amie d’une saison, les conséquences de leurs actes se ressentent davantage chez leur progéniture, du fait du jeune âge et de la vulnérabilité de Mariko et de Keiko-San.

HEGEMONISME, BELLICISME ET DESTINS INDIVIDUELS

      Le récit de A Pale View of Hills situe l’action romanesque bien après l’horrible désastre vécu par les populations de Nagasaki, et l’auteur veut éviter à tout prix d’en révéler les détails. Il s’agit là, dirions-nous, d’une technique de réticence propre à la culture japonaise en général et à l’écrivain anglo-nippon en particulier. Ainsi, le lecteur d’Ishiguro ne perçoit que des échos par bribes lâchées à tout hasard par des personnages ayant perdu non seulement des êtres très chers mais plus graves encore, dont les rêves et l’espoir qui constituaient toute leur raison de vivre ont volé en éclats. L’effet que recherche l’auteur se ressent néanmoins de manière très dramatique, c’est-à-dire plus profondément que dans les comptes rendus journalistiques, comme celui qu’en a fait par exemple Takashi Nagai. Dans Les cloches de Nagasaki par exemple, ce médecin japonais donne le témoignage suivant : « C’était un spectacle effroyable. Des enfants portaient sur leur dos leur père ou leur mère. En montant la colline, des mères serraient dans leurs bras, le cadavre de leur enfant » »1 A Pale View of Hills et An Artist of the Floating World, contrairement à When We Were Orphans, ne disent pas autant ou plutôt ne révèlent pas la catastrophe si crûment. Ishiguro, à travers sa fiction, se donne souvent d’autres voies et d’autres moyens par lesquels la réalité est acheminée, c’est-à-dire de manière plus subtile, plus insidieuse. La seule exception, dans ce sens, se trouve dans le témoignage que Christopher Banks fait des rudes combats entre l’armée chinoise et les troupes japonaises lors de sa visite à Shanghai. Ono, le protagoniste de An Artist, reçoit la visite de sa fille aînée Setsuko, accompagnée du fils de celle-ci, Ichiro, âgé de cinq ans environ. Les négociations en prévision du prochain mariage de la seconde fille du peintre, Noriko, viennent alors de commencer. Comme les premières fiançailles de la jeune fille avec Jiro Miyake etaient, quelques années auparavant, vraisemblablement compromises par le passé de son père à elle, les gens de sa génération étant maintenant considérés comme des criminels de guerre, il faut cette fois-ci prendre les devants pour que soient cachés à la famille Saito les troublants événements qui ont jalonné la vie d’artiste du vieux peintre. Setsuko suggère en substance à son père de rendre visite aux vielles connaissances susceptibles de fournir des renseignements pouvant entamer sa réputation et partant, celle de la famille Ono. Ce faisant, le narrateur raconte les circonstances dans lesquelles il avait fait connaissance avec Matsuda de la société Okada-Shingen, Docteur Saito, le père de son futur gendre et Seiji Moriyama son ancien maître, entre autres. Cette incursion dans le passé est menée parallèlement à un récit premier, autre caractéristique de la trame narrative d’Ishiguro. Une première histoire s’étendant donc sur deux années successives et divisées en quatre tranches d’un mois chacune. C’est dans ce récit au second degré que le peintre nous raconte justement les événements de ce passé peu reluisant parce que truffé d’erreurs, mais un passé qu’il n’essaie nullement de cacher ou d’oblitérer, comme le souhaitent du reste ses deux filles.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
™ PREMIERE PARTIE : L’ARRIERE-PLAN HISTORIQUE, SOCIOLOGIQUE ET POLITIQUE DES ROMANS D’ISHIGURO
™ CHAPITRE I : EXIL, NOMADISME ET ERRANCE : LES AVATARS D’UNE QUÊTE INDIVIDUELLE
A- L’Occident dans l’imaginaire de la « périphérie”
B- Errance comme rite d’initiation
C- Du rêve à la réalité : verticalité ou circularité des images
™ CHAPITRE II: A L’EPREUVE D’IDEOLOGIES DESTRUCTRICES
A- Hégémonisme, bellicisme et destins individuels
B- Ishiguro écrivain internationaliste : procès du nazisme, de l’antisémitisme et de l’impérialisme occidental
C- Du professionnalisme au cosmopolitisme
™ DEUXIEME PARTIE : MEMOIRE DU PASSE ET QUESTIONS IDENTITAIRES
™ CHAPITRE I : UN DEVOIR DE MEMOIRE : REECRIRE L’HISTOIRE DES SOCIETES HUMAINES
A- Iconographie de l’impérialisme nippon: « Le Monde Flottant » d’Ishiguro
B- L’historiographie universelle revisitée
C- Ensevelir le passé pour construire l’avenir
™ CHAPITRE II : DIALECTIQUE DU VOYAGE MEMORIEL ET DE L’IDENTITE
A. Le regard de l’autre ou du sujet à l’objet
B. Mémoire et modernité ou la quête d’une nouvelle identité
C. Le suicide : une forme d’identification à rebours
™ CHAPITRE III : MEMOIRE ET ENCHEVÊTREMENT DES RECITS
A. Prééminence de l’acte mémoriel
B. De la focalisation à la spécularité
C. Allusions et illusions narratives
™ TROISIEME PARTIE : LA PAROLE REMINISCENTE OU LA TECHNIQUE DES ENTRAVES NARRATIVES
™ CHAPITRE I : L’ESTHETIQUE DE L’AMNESIE NARRATIVE
A. Fonctions des amnésies « involontaires »
B. Amnésies « volontaires » et détours narratifs
™ CAHPITRE II : MENSONGE ROMANESQUE OU L’ART DE LA DISSIMULATION
A. Mensonges et transgression narrative
B. Symbolique textuelle et onirisme
C. Influences du Bushidô et des genres littéraires nippons
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *