Phénomènes transitionnels, espace intermédiaire entre réalité interne/externe

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Appareillages

On associe souvent les termes de sourd et muet comme si ces pathologies étaient indissociables. Or un sourd peut ne pas être muet et inversement. « Pour quiconque ignorant le domaine de la surdité, un enfant sourd est un enfant du silence ».12 J’ai moi-même été surprise, lors de mon premier stage en surdité infantile, par le volume sonore considérable que peut produire une cour de récréation d’enfants sourds, alors que je m’attendais à une ambiance au contraire plutôt calme. Les appareillages auditifs permettent, à l’aide d’un accompagnement, d’acquérir un langage oraliste, gestuel ou les deux selon le mode préférentiel de communication de l’enfant. Aram porte actuellement une prothèse auditive à son oreille droite et un implant cochléaire à son oreille gauche. Je préciserai par la suite ce qu’est une prothèse auditive et un implant cochléaire, quels peuvent être leurs apports et leur complémentarité.
 La prothèse auditive :
Selon P. VEIT et G. BIZAGUET, pionniers en matière d’appareillage précoce, une prothèse auditive est « un ensemble électronique, électroacoustique et mécanique miniaturisé qui capte, adapte et amplifie les signaux acoustiques »13. Elles apportent donc une amplification acoustique en modifiant le signal sonore pour en extraire l’information utile. Ainsi, les nouvelles technologies de plus en plus performantes, tentent de s’adapter au mieux aux capacités d’audition résiduelles14. M.-H. HERZOG ajoute qu’ « il n’est jamais trop tôt pour appareiller un enfant sourd »15. Elle explique que le cerveau de l’enfant se développe à une vitesse vertigineuse pendant les deux premières années de sa vie et qu’il est donc fondamental qu’il puisse profiter des afférences sensorielles les plus complètes afin qu’il puisse avoir conscience du monde qui l’entoure dans sa totalité.
 L’implant cochléaire :
Il est indiqué pour les personnes atteintes de déficience auditive profonde ou sévère dont l’apport de la prothèse auditive n’est pas suffisant afin de rétablir une parole de bonne qualité.
L’implant cochléaire est un « appareil récent qui est posé par opération chirurgicale ».16 Une partie externe reçoit le signal acoustique par le microphone, le processeur vocal et une antenne aimantée. Il l’amplifie, et le processeur vocal transforme les informations sonores en informations électriques. La transmission se fait par l’antenne posée sous la peau au niveau de la mastoïde (os du rocher derrière l’oreille) jusqu’à pénétrer la cochlée par dix à vingt électrodes. L’énergie est fournie par une batterie rechargeable ou des piles jetables.17 L’intervention dure environ deux à trois heures sous anesthésie et devient de plus en plus courante. Suite à celle-ci, environ dix réglages sont nécessaires la première année, puis une à deux fois par an.18
ALLUM-MECKLENBURG a listé les apports de l’implant cochléaire à l’enfant19. Il permet une meilleure interaction sociale, perception de la parole avec ou sans lecture labiale avec une amélioration et une augmentation de sa production orale. Cet appareillage augmente également son attention, sa concentration tout en diminuant ses comportements hyperactifs avec une plus grande prise de conscience de son environnement.
Aram est implanté à gauche et porte une prothèse à l’oreille droite. Quels peuvent être les apports de la complémentarité entre une prothèse auditive et un implant cochléaire ?
 Complémentarité entre la prothèse auditive et l’implant cochléaire :
Des expériences cliniques ont montré que la complémentarité entre une prothèse auditive sur une oreille et un implant cochléaire sur l’autre, après un temps d’adaptation, permet d’obtenir des progrès significatifs sur la qualité de discrimination de la parole et sur son intelligibilité chez l’enfant sourd congénital ou précoce. La prothèse auditive apporte des informations sur les éléments prosodiques de la voix tandis que l’implant fournit des éléments informatifs sur la parole.20
Aram a pu tirer bon profit de ces appareils. Effectivement, ils lui ont permis d’acquérir un langage oral relativement performant. Je vais maintenant décrire l’histoire d’Aram avant ma rencontre avec lui.

Situation familiale d’Aram

La mère d’Aram est d’origine marocaine. Elle est arrivée en France en Juillet 2012. La grossesse et l’accouchement se sont déroulés au Maroc. Aram est le seul enfant du couple. Elle n’exerce aucune activité professionnelle. Madame est active dans les projets mis en place autour de son fils et montre une relation adaptée avec lui. Elle évoque très régulièrement l’insatisfaction de son mari et les conflits parentaux.
Le père est d’origine arménienne, il vit en France depuis une trentaine d’années. Il travaille officiellement en tant que régisseur – réceptionniste de nuit. La psychologue suppose qu’il maltraite psychologiquement sa femme. Il vit l’extérieur comme menaçant et présente des traits de persécution. Il est soupçonneux du monde qui l’entoure, sur un registre paranoïaque. Monsieur exprime une grande souffrance autour de la surdité de son fils. Il vit l’annonce de la surdité comme une totale injustice, il attend de son fils qu’il soit « normal ». Il lui est difficile d’accepter qu’il faudra pour Aram un temps nécessaire au développement du langage et il refuse l’utilisation des signes pour favoriser la communication et les échanges. Les relations entre Aram et son père apparaissent dans un registre maîtrisé et « rééducatif ».

Evolution d’Aram

Au sein du SAFEP, entre octobre 2013 et juin 2015

A son entrée au SAFEP, Aram a 18 mois. Un groupe pour parents-enfant sourd est co-animé par une orthophoniste, une psychologue et une psychomotricienne. Or seule la mère d’Aram participe aux séances. Il bénéficie également de séances individuelles en orthophonie (2 séances hebdomadaires, puis 3 à partir de septembre 2015).
Au début de la prise en charge, Aram se présente comme un petit garçon bien dans la relation et prend un réel plaisir à jouer. Il semble présenter un développement psychoaffectif et psychomoteur correspondant à un enfant de son âge malgré son hypertonicité. On constate qu’il a également de bonnes capacités mnésiques. Aram se saisit bien de ses prothèses auditives, il oralise spontanément et de façon adaptée.
Un accompagnement parental régulier est également mis en place par la psychologue et l’orthophoniste. La mère a une relation adaptée à son fils. Elle joue avec lui sur un mode ludique et réinvesti ces activités à la maison. L’évolution positive de son fils la rassure. Le père est dans l’évitement et n’est pas dans l’échange : il ne participe que très rarement aux séances et ne répond pas aux rendez-vous fixés par la psychologue pour faire le point sur l’évolution de son fils. Il semble avoir une relation de rééducateur avec son fils : il lui apprend à compter, lui demande de répéter « papa », et Aram s’exécute comme pour répondre à la demande de rééducation de son père, pour lui faire plaisir.

Au sein du SSEFS, entre septembre 2015 et juin 2016

Aram a 3 ans et 2 mois. Il est scolarisé en CLIS. Il bénéficie d’une prise en charge complète au sein du SSEFIS. Il a trois séances individuelles d’orthophonie par semaine. Elles ont pour but d’enrichir son lexique et sa syntaxe plus complexe en compréhension et en expression. Elles permettent également de soutenir les manipulations, les raisonnements à travers le jeu. Un travail d’éducation sur l’audition afin d’affiner ses perceptions auditives suite à l’implant est également abordé. Il participe à un groupe « Jeux et échanges » composé de trois enfants de l’école maternelle co-animé par la psychologue et l’éducatrice spécialisée pour favoriser les échanges avec ses pairs et permettre à Aram de prendre plaisir dans le jeu et d’accéder à des jeux plus symboliques. L’objectif est de l’aider à assouplir son fonctionnement et l’aider à lâcher prise. Il a également adhéré à un groupe LSF avec les enfants de sa classe depuis cette année pour soutenir sa communication. La LSF peut être un moyen de soutenir du nouveau vocabulaire ou l’enrichissement du champ lexical. Cette année il participe également à un groupe « rythme musical » animé par l’orthophoniste et l’éducatrice spécialisée. Son état de santé et ses appareillages sont surveillés régulièrement par le médecin Oto-Rhino-Laryngologiste.
Cette prise en charge complète permet d’avoir un aperçu global de l’enfant. Aram est assez à l’aise dans son corps, malgré son hypertonicité persistante, et a de bonnes capacités mnésiques. Cependant, la maîtresse a été alertée par son comportement très ritualisé et obsessionnel. Aram se renferme dans des activités exclusives de sériations et catégories. Il n’expérimente pas et montre peu d’élaboration dans le jeu. Il est beaucoup dans l’imitation et a des difficultés dans les jeux symboliques. Par exemple, lorsqu’un jeu de dinette est proposé, Aram utilise les couverts pour former « 1+1=2 ». On note notamment également une écholalie prédominante dans ses interactions.
Depuis son implantation, il est performant au niveau auditif et corrige mieux ses productions orales. Il a beaucoup évolué sur le plan du langage mais l’équipe se demande quelle utilisation il en a. Il présente un langage plaqué sans vrai échange et est dans l’attente de la réponse de l’adulte. A-t-il bien fait ? A-t-il le droit ? Aram formule des demandes d’approbation sans se construire pour lui-même. Il doit se référencer à l’autre pour savoir s’il fait bien. Malgré une bonne progression dans tous les domaines du langage oral, Aram se bloque dans les jeux et se montre anxieux. A ce jour, Aram apparaît comme un enfant assez insécure, qui se réfugie dans des activités d’apprentissage très ritualisées et intellectualisées. Il semble mettre de côté la part d’expérimentation et de plaisir à jouer. Il surinvestit la parole comme pour répondre à la demande de réparation de son père. Aram bénéficie d’un bilan psychomoteur en mars 2016. Sa prise en charge en psychomotricité se poursuivra en septembre 2016 à la rentrée scolaire. Je détaillerai son bilan dans la partie suivante.

Le suivi en psychomotricité

Bilan psychomoteur, mars 2016

Je m’appuierai sur le bilan transmis par la psychomotricienne remplaçante. Il a été réalisé à partir d’observations spontanées et quelques tests cotés. Il a débuté le 3 mars 2016 et s’est étalé sur cinq séances. Aram a 4 ans.
o Communication et comportement : Il communique et parle spontanément. Bien que sa prononciation soit approximative, il se fait comprendre. Il formule essentiellement des mots-phrases, probablement par manque de vocabulaire.
Aram présente d’importantes écholalies21 et échopraxies22. Il a tendance à répéter souvent les mêmes choses, à poser les mêmes questions et de façon parfois inadaptée. Par exemple, lorsqu’une personne entre dans la salle de classe, il demande systématiquement « c’est qui ? » (en langue orale et en LSF) à la personne concernée. Dès lors qu’un apprentissage est compris et intégré, il le répète verbalement pour mieux l’intégrer. Il décrit verbalement ce qu’il se passe.
Il est probable qu’Aram présente quelques angoisses. La permanence de l’objet semble être connue, bien que régulièrement expérimentée à travers le jeu (objets cachés dans le dos, etc.). Aram est sensible au regard de l’adulte et demande souvent confirmation avant de passer à l’action. Il a besoin d’un cadre, de rituels, de répétitions. Cela semble le rassurer. Il va plus facilement vers ce qu’il connaît et reproduit de façon assez répétitive ce qu’il a bien appris. Cela l’amène à pratiquer presque toujours les mêmes activités : production de lettres (à la place de toute autre activité graphique), reconnaissance des couleurs, la question « c’est qui ». Face à certaines activités Aram peut faire preuve de refus ou de passivité. Certains domaines comme les jeux de construction par exemple ne sont ainsi pas du tout investis, ce qui limite les domaines d’apprentissages. Aram a longtemps refusé de retirer ses chaussures en début de séance, sans pouvoir expliquer pourquoi (peur, opposition, inconfort, incompréhension… ?).
Aram peut se montrer joueur, voire taquin et faire preuve de complicité.
o Tonus musculaire : A l’examen du tonus, Aram présente un tonus d’action élevé : son corps est souvent en hyperextension lorsqu’il marche et court, le poids de son corps se porte sur la pointe des pieds. Son tonus de fond est correct.
Aram montre une force musculaire encore légère. Il présente également de légères syncinésies d’imitation lors de la motricité fine. Les syncinésies à diffusion tonique sont assez importantes, mais normales à son âge.
o Schéma corporel et image du corps : Au test des somatognosies de BERGES, Aram montre et nomme les jambes, les bras, la bouche et le nez. Au test du bonhomme de Florence GOODENOUGH, Aram représente un bonhomme têtard avec des bras, jambes, nez, bouche. Le schéma corporel est encore peu précis et immature.
o Motricité globale : Aram présente une aisance corporelle au niveau global. Il peut parfois montrer quelques maladresses mais peut effectuer une tâche sans regarder systématiquement ce qu’il fait, révélant ainsi une bonne conscience corporelle. Les coordinations bimanuelles sont présentes mais il ne fait pas toujours bon usage de ses deux mains. Il a de bonnes coordinations oculo-manuelles, bien qu’il ne soutienne pas systématiquement son activité du regard (labilité du regard, anticipation, recherche du soutien de l’adulte…).
o Motricité fine : La pince tridigitale est présente mais n’est pas systématique. Aram utilise parfois une prise grossière ou une pince avec un autre doigt que l’index. Son habileté est donc moyenne. Il est capable d’enfiler de grosses perles.
o Espace-temps : Concernant l’espace, Aram connait « dedans », « derrière ». Les autres mots topologiques (dessus, dessous, devant, à côté) sont encore difficiles à intégrer et l’on repère des confusions lorsque les sonorités sont semblables. Pour le temps, Aram connait « après », « c’est fini ».
Au test d’adaptation au rythme de Gisèle SOUBIRAN, Aram perçoit les différents tempos et les reproduit plus ou moins, mais pas les structures rythmiques. Il repère donc la régularité mais a plus de mal avec les variations. Il repère toutefois bien les différents temps de la séance, les rituels de début et de fin.
o Graphomotricité : La tenue de l’outil scripteur peut être tridigitale mais elle n’est pas encore stable. Aram a encore besoin d’être guidé concernant son installation également. Il peut avoir tendance à s’assoir juste au bord de la chaise. Son tracé est relativement peu précis. Ces éléments sont normaux à son âge. Aram reproduit les ronds et les croix. Ses triangles sont en fait des « A » illustrant l’omniprésence de la préoccupation langagière. Il peut reproduire des vagues, des zigzagues et des boucles de qualité moyenne. Le colimaçon et les boucles se mettent en place également. Il n’y a pas vraiment de dessin. Tout est ramené à la production de lettres, y compris les figures géométriques. Cela questionne sur le sens qu’Aram y met, sur son imaginaire, sa rêverie, et sur sa capacité à se montrer flexible.
o Praxies : Les praxies d’habillage ne sont pas encore toutes en place. Aram met difficilement seul ses chaussures, il a besoin d’aide pour mettre ses chaussettes. Il sait fermer une fermeture éclair. Les autres praxies n’ont pas pu être testées.
o Cognitions : Aram de bonnes capacités cognitives. Il a une bonne mémoire. Il est capable de recruter son attention et son regard est très soutenu. Il comprend des consignes simples, la démonstration l’aide beaucoup. Aram a des capacités d’apprentissage certaines, malgré le fait qu’il ne s’implique pas dans certaines catégories d’apprentissage.
En conclusion, Aram est plutôt à l’aise avec son corps malgré un tonus d’action élevé et un schéma corporel encore immature. Quelques difficultés sont notables toutefois dans les différentes sphères de la motricité, mais elles sont tempérées. Aram semble friand de relation et ses capacités en termes de communication le permettent. Mais sa façon d’entrer en contact pose question. De même, la tendance d’Aram aux rituels, ses investissements déséquilibrés dans un domaine ou un autre, ses blocages laissent apparaître une image du corps fragile.
Aram semble fragile sur le plan psycho-affectif avec de bonnes compétences relationnelles mais il a peu d’expressions personnelles. Il répète beaucoup les choses, pose les mêmes questions, il se ritualise rapidement autour de la production de lettres.
Un suivi en psychomotricité semble utile afin d’accompagner Aram dans son développement psychomoteur, tout en lui offrant un cadre sécurisant. Une observation psychologique peut être indiquée. Les objectifs thérapeutiques pour Aram sont les suivants : accompagner le développement psychomoteur et psycho-affectif, étayer le schéma corporel tout en lui offrant un cadre sécurisant et contenant.
La psychomotricienne remplaçante prévoit d’utiliser le jeu libre ou semi dirigé comme médiation. Une séance de psychomotricité hebdomadaire de 30 à 45 minutes est indiquée.

Suivi en psychomotricité, entre septembre 2016 et juin 2017

La psychomotricienne ayant été en congé l’année précédente, elle débutera les séances avec Aram en septembre 2016. Elle rédigera un compte rendu des séances en fin d’année. Je m’appuie sur son compte rendu pour décrire son évolution au cours de cette année scolaire.
Au début des séances, Aram se montre très répétitif au sujet du départ de la psychomotricienne remplaçante. Il le répétera pendant plusieurs séances ainsi que le prénom de la psychomotricienne actuelle et celui des présents et absents de sa classe ou des rééducateurs. Une fois rassuré, il s’installe dans la séance, s’intéresse aux propositions. Il a besoin d’un étayage important de l’adulte pour jouer, manipuler,… il a tendance à reproduire en miroir ce que fait l’autre avant de s’autoriser à faire seul. Ses productions en pâte et sable à modeler restent pauvres. Elles s’orientent vite autour de la réalisation de lettres, ou nomme les objets et les couleurs. Il est capable de faire semblant et d’introduire de petits jeux symboliques autour des animaux mais il reste peu dans l’imaginaire quand des personnages sont introduits. Des affects peuvent être exprimés dans le jeu mais vite retenus, on peut difficilement évoquer la scène jouée. Aram semble encore angoissé et en attente de répondre au désir de l’adulte.
Les séances en psychomotricité sont indiquées. Le projet mis en place sera un travail individuel pour le soutenir dans la construction de sa personnalité, le sécuriser et soutenir son estime de soi en l’encourageant à s’autoriser et à prendre des initiatives.
De ces observations, j’ai pu lire une grande angoisse pour Aram de devoir répondre à la demande supposée de l’adulte. Pour se rassurer, il semble mettre en place des moyens de défense face à cette angoisse : il a besoin de répéter, d’intellectualiser (retour aux lettres et aux couleurs apprises à l’école), il montre une difficulté à lâcher prise et un besoin de contrôler de manière obsessionnelle. Le jeu est alors difficile pour lui, il semble être très peu créatif, ayant des difficultés à symboliser. Les imitations en miroir de l’adulte, les écholalies et échopraxies montrent qu’il n’a pas de corps ni de parole propre. Il ne possède pas de désirs propres, d’identité propre. Il semble avoir des difficultés de différenciation-individuation, d’enveloppe psychocorporelle avec une difficulté d’accéder à son monde intérieur.
Aram a une bonne qualité de production orale grâce au profit qu’il a pu tirer de ses appareillages audioprothétiques. Cependant il questionne sur l’utilisation qu’il a de son langage. Quelles sont les répercussions de ces appareillages sur Aram ? Il se montre comme un enfant angoissé et semble avoir des difficultés d’intériorisation. Afin d’essayer de comprendre le devenir d’Aram jusqu’au jour de sa rencontre, j’expliquerai dans la partie 2, quelles ont pu être les conséquences de sa surdité ainsi que des appareillages sur son développement depuis sa petite enfance.

Annonce du handicap aux parents d’Aram

Deuil et réalité suite au choc de l’annonce

« Le choc est toujours d’une grande violence traumatique et ébranle les parents comme l’annonce de tout handicap »23. Cependant, le travail de deuil peut être vécu différemment.
Malgré le choc de l’annonce, la maman d’Aram fait de son mieux pour répondre aux besoins de son fils. Elle se montre active dans les projets mis en place autour de lui : elle investit les signes afin de communiquer avec lui et se montre ludique dans ses échanges en séance puis réinvestit les activités à la maison. Son comportement illustre son acceptation face à la surdité de son fils.
Cependant, le choc a particulièrement été brutal pour le père d’Aram, qui l’a vécu avec une grande souffrance. Son discours évoque le manque chez son fils. Lors des premiers entretiens avec la psychologue, il appelle son fils pour montrer qu’il entend. Il attend de lui qu’il soit « normal » car Aram ne correspond pas à l’image qu’il s’était faite de son fils. Le père semble rejeter sa surdité et être dans le déni de son handicap. Il dira qu’il a eu une attitude surprotectrice à l’annonce du handicap lors de l’entretien avec la psychomotricienne24. L’acceptation est d’autant plus difficile que la surdité ne présente pas de caractéristique physique. On remarque un sourd qu’à partir du moment où il parle. Par l’absence de la boucle audio phonatoire entravant la perception de sa propre voix, celle-ci peut être altérée chez un sujet sourd, souvent rauque et dans des fréquences basses. Or la voix d’Aram ne possède pas cette caractéristique. Il a une « belle voix » ne la distinguant pas d’un enfant entendant. Ceci n’aide pas Monsieur dans le processus d’acceptation du handicap de son fils.
En effet, le traumatisme de l’annonce doit laisser place aux réactions de deuil. S. KORFF-SAUSSE parle de « deuil de l’enfant imaginaire : le décalage entre l’enfant imaginaire et l’enfant réel si grand qu’un véritable travail de deuil est nécessaire pour que l’enfant handicapé puisse avoir sa place »25. Le père d’Aram, a eu des difficultés de passer de l’enfant imaginaire à l’enfant réel. Cela a-t-il provoqué une confusion entre ses propres espaces internes et externes ? Cette confusion serait-elle à l’origine des difficultés d’Aram quant à sa construction psychocorporelle ?
Selon M.-H. HERZOG, suite à l’annonce du handicap : « L’entourage adopte alors diverses attitudes : surprotection, désir de réparation, rejet »26. Je vais maintenant décrire les étapes du processus de deuil et les spécificités chez l’enfant sourd selon les travaux de B. VIROLE27.
La surdité a la particularité d’être un handicap invisible complexifiant ce travail de deuil : « Le petit sourd est un handicapé paradoxal. Physiquement, rien ne le distingue des autres si ce ne sont ses appareils, mais qui sont souvent dissimulés sous ses cheveux. Ce n’est que lorsqu’il veut s’exprimer que l’on se rappelle son handicap »28. Ainsi, selon S.
KORFF-SAUSSE, « le handicap invisible, qui passe inaperçu et paraît moins dramatique, suscite en réalité un malaise plus durable et dont les effets sont plus insidieux »29. Le décalage entre le diagnostic et l’enfant physiquement perçu favorise le déni psychologique du handicap, premier opérateur du travail de deuil.
Par ailleurs, l’origine de la surdité d’Aram n’est également pas connue. J’ai pu apprendre lors d’un entretien avec la psychologue que les parents n’ont pas cherché à faire des tests génétiques. Je suppose que, par peur de se sentir coupable, ils auraient préféré ne pas savoir qui en est à l’origine. L’étiologie de la surdité n’étant pas connue, cela renforce un sentiment de culpabilité, second opérateur dans les processus de deuil. Elle soutient une suspicion de facteur génétique sur l’un des membres du couple.
On leur proposera alors des solutions rééducatives tandis que le travail de deuil n’est toujours pas fini. Le père attend des appareillages que son fils entende et parle immédiatement, qu’il devienne « normal ». La solution des appareillages est vécue par le père comme « l’opération de rétablissement de l’audition et la réparation définitive ».30 A ce moment s’installe l’attente de réparation par les appareillages.
L’équipe pluridisciplinaire a proposé aux parents d’Aram proposé plusieurs rendez-vous afin voir les capacités de leur enfant dans sa globalité, de les soutenir dans le processus de deuil et de les accompagner dans la mise en place d’une communication avec leur enfant. Cependant, seule la mère répondra présente, le père ne venant que très rarement.
Lors de la réunion pédagogique à l’école31, la mère raconte que son mari n’a jamais accepté les signes mais depuis l’opération, la qualité de production orale d’Aram s’étant beaucoup améliorée, le père en est très heureux et l’accepte mieux. Mais qu’accepte-t-il mieux ? Jusqu’à aujourd’hui, Monsieur demande à l’orthophoniste quand est-ce que son fils va parler alors que la qualité de sa production orale a nettement progressée. Selon S. KORFF-SAUSSE, le traumatisme est « comme un interminable processus de cicatrisation. […] Peut-on jamais renoncer à l’enfant imaginaire ? ».32 Le père d’Aram acceptera-t-il un jour le handicap de son fils ?

Attente de réparation par les appareillages

Tandis que la mère d’Aram garde une relation sur un mode ludique dans les échanges avec son fils, le père prend le rôle de rééducateur et refuse l’utilisation des signes. Dès les premiers rendez-vous, il lui demande de répéter « papa » du haut de ses 18 mois, il tente de lui faire discriminer et dire des petits mots… Les discours réparateurs viennent contrecarrer le travail d’acceptation de la réalité indispensable au « maintien d’une authentique parentalité »33. Le risque est que les parents prennent le rôle de rééducateur au lieu de garder la spontanéité dans leurs échanges : « Parfois, l’enfant est mis à l’épreuve de manière continue et toutes les situations de la vie quotidienne sont transformées en séance de rééducation »34. Or « Ce qui est vital à l’enfant, c’est la relation, les signes et la parole »35. Il faut instaurer une relation avant l’implantation afin que l’enfant puisse mettre du sens et avoir sa propre parole car « Le véritable handicap, c’est la déshumanisation de l’enfant quand la relation n’est pas établie ! »36.
La maman a perçu l’implantation comme étant un moyen de restaurer une communication riche afin de « mettre toutes les chances du côté d’Aram », comme elle le dit. Elle est dans une recherche de bien-être pour son fils. Tandis que pour le père, la proposition d’appareillages audioprothétiques vient répondre à l’attente de réparation. Selon la logique médicale, l’implantation cochléaire permettrait de réhabiliter l’audition déficitaire chez l’enfant sourd. L’appareillage viendrait ainsi répondre à l’attente de réparation de l’organe déficient. Or il faut distinguer ce qui tient du désir du bien-être de leur enfant et de ce qui tient de la demande de réparation dans la culpabilité et parfois l’agressivité face à leur enfant.37
Il semble que le père attendait de l’implantation qu’Aram entende et parle comme lui, comme un entendant. Ceci rend difficile l’acceptation du handicap de son fils. Il lui est difficile de se détacher de l’image du fils « imaginaire » car ces appareils n’établiront jamais une audition « normale » à l’enfant d’autant plus que tous ne réagissent pas de la même manière face à l’amplification des signaux sonores. Le port d’appareillages auditifs fait souvent débat. Après l’implantation, il faudra un temps d’éducation de l’audition et du langage pour que l’enfant puisse produire une parole intelligible et elle nécessite des efforts considérables pour l’enfant. Pour que son développement se fasse dans de bonnes conditions, il ne faut pas mettre de côté la relation, l’échange. L’enfant doit ressentir de l’acception et de l’affection pour ce qu’il est de la part de ses parents. Un travail d’équipe complémentaire est alors nécessaire. La façon dont va être annoncé l’indication du port d’implant chez les parents est primordiale. Il est important de préciser que le premier but de l’implantation est de restaurer une communication de qualité au lieu de chercher réparation de l’enfant. L’implant, « en aucun cas ne permettra à l’enfant d’entendre normalement »38.

Réactions du père d’Aram face au handicap

Comme nous l’avons vu, le père d’Aram a particulièrement été touché par l’annonce du handicap chez son fils. De plus, selon la psychologue, Monsieur serait fragile et en difficulté sur le plan psychologique. S. KORFF-SAUSSE précise la place du père dans l’annonce du handicap. Selon elle, les pères sont tout autant concernés que la mère par la souffrance qu’entraine le handicap. Le lien d’ « attachement affectif »39 se joue de la même manière chez les deux parents. Elle ajoute que « les pères sont plus blessés dans leur propre image narcissique, puisque le handicap les affecte plus spécifiquement dans leur intégrité masculine »40 et serait d’autant plus remarquable lorsque le handicap touche le fils. Ceci pourrait expliquer les difficultés conséquentes chez le père d’Aram face à l’annonce du handicap.
Monsieur dira, lors de l’entretien avec Aram et ses parents41, avoir été surprotecteur avec son fils. Dans son discours, le père se montre projectif face à Aram. Il semble projeter sa peur des étrangers sur son fils. Il présente des confusions à son égard : « C’est tout moi ». S. KORFF-SAUSSE parle de la surprotection face au monde extérieur hostile comme d’une « forme d’amour, mais elle est redoutable, car elle tend à la dévoration cannibalique de l’autre »42. La conséquence serait que la « relation se développe sur une mode parasitaire, où l’on ne sait plus lequel des deux se nourrit de l’autre »43. Il pourrait être difficile pour Aram de distinguer alors ce qui vient de lui ou de son père.
Mais quelle place tient le père dans les interactions précoces ? Elle est tout aussi importante que celle de la mère car selon D.W. WINNICOTT, « ils peuvent être de bonnes mères pendant des périodes de temps limitées, mais aussi parce qu’ils peuvent aider à protéger la mère et le bébé contre tout ce qui tend à s’immiscer dans le lien existant entre eux, ce lien constitue l’essence et la nature même des soins maternels »44.
Selon la théorie lacanienne, le père a une fonction de tiers séparateur, fonction symbolique et administrateur de la loi. La triade permettrait la différenciation de l’enfant et sa mère dans leur état de fusion destructeur afin d’ouvrir le bébé au monde extérieur. Mais on observe ces dernières années une « révolution » quant à la fonction donnée au père, ayant évolué en parallèle de la société. Cette fonction serait tenue conjointement par le père et la mère selon B. GOLSE45. J. LE CAMUS estime que les rôles précoces du père et de la mère se complètent. En s’appuyant sur différentes études, il spécifiera le rôle du père dans son article « Le lien père-bébé »46. Le père aurait une fonction de « pont linguistique », partenaire dans la communication. En ce qui concerne la modulation de la voix dans les interactions avec le bébé, le père et la mère se rejoignent. Mais les pères se distinguent sur le fait qu’ils utilisent plus son prénom afin de conforter le bébé dans son identité, utilisent un lexique plus sophistiqué que la mère et pousse l’enfant à reformuler ses demandes pour le rendre plus intelligible. Le père comme tuteur dans les apprentissages cognitifs apporte généralement plus de stimulations que la mère. Il encourage le bébé à trouver la solution par lui-même et pose davantage de défis. Ils sont plus soucieux de la focalisation de l’attention que porte l’enfant sur une tâche. Il joue un rôle dans le développement psychomoteur de l’enfant par son investissement émotionnel, cognitif et instrumental au cours des premiers mois. De plus, le père aurait une fonction de socialisation, contribuant à la subjectivation, « construction de soi comme séparé et autonome »47. Il permettrait l’ouverture aux autres et à la relation. Il favorise donc la structuration de l’enveloppe psychique qui permet de séparer et distinguer l’espace interne de l’espace externe.
Je peux en déduire que dans le cas d’Aram, enfant sourd, le rôle du père peut être atteint. Le choc de l’annonce modifie la relation qu’il a avec son fils. Ne communiquant pas en langue des signes avec lui, la fonction de communication est mise à mal atteignant par conséquent l’identité d’Aram et sa construction psychocorporelle. En ce qui concerne son développement psychomoteur, il correspond à la moyenne de son âge malgré une hypertonicité importante.
Nous venons de voir que l’annonce du handicap chez les parents d’Aram a provoqué un bouleversement, notamment chez son père. Nous verrons les possibles répercussions de cette annonce sur les interactions précoces entre lui et ses parents, notamment sur son sentiment de sécurité interne. Effectivement, celle-ci parait fragilisée par des angoisses de séparation ainsi que par une atteinte de sa fonction de vigilance.

Interactions précoces et angoisse de séparation

J’ai constaté qu’Aram pose beaucoup de questions autour de l’absence. Lors de son bilan psychomoteur en mars 2016, il semble avoir besoin de l’expérimenter en cachant des objets dans le dos. Depuis son entrée au SSEFS, Aram se bloque dans le jeu, notamment dans le jeu de faire semblant. Il et ne peut prendre de plaisir à jouer et expérimente peu sans le regard approbateur de l’adulte. Aussi, nous constatons une grande anxiété lors de la transition entre les deux psychomotriciennes : « Aram se montre très répétitif au sujet du départ de la psychomotricienne remplaçante »48 et ceci durant plusieurs séances. Cela se rejoue lorsqu’un camarade est absent de classe. Selon la maîtresse lors de la réunion pédagogique49, cette angoisse s’est apaisée depuis l’implantation. Cependant, nous pouvons encore constater sa présence en séance cette année lorsque nous devons nous absenter, la psychomotricienne et/ou moi50.
Ainsi, Aram parait angoissé par l’absence. Son comportement met en évidence des difficultés autour des angoisses de séparation. Afin d’expliquer l’apparition de ses angoisses au cours du développement, je repartirai de la base, c’est-à-dire les interactions précoces. Nous verrons comment les phénomènes transitionnels permettent le passage d’une période de dépendance à l’indépendance engendrant un sentiment continu d’existence. Puis nous verrons à ce moment-là l’apparition de l’angoisse de séparation.

Vers un sentiment continu d’exister

A la base du sujet et de sa personnalité, il y a le Moi. Selon D.W. WINNICOTT, le Moi est « la partie de la personnalité humaine en cours de développement qui, dans des conditions favorables, tend à s’intégrer pour devenir une unité »51. Comment se constitue le Moi dans le développement et comment permet-il de se différencier de l’autre ?
D.W. WINNICOTT part du principe qu’un bébé ne peut exister seul. Il distingue trois phases au cours du processus de maturation de l’enfant : « l’enfance est une progression de l’état de dépendance vers l’indépendance »52. Nous allons décrire ces différentes étapes de maturation. De 0 à 6 mois, l’enfant est dans une période de dépendance absolue. Il ne se différencie pas de son environnement, la mère et son enfant ne font qu’un. L’environnement notamment la mère (ou son substitut) doit lui apporter des soins suffisamment bons afin d’éveiller les sensations de plaisir chez son bébé. Celle-ci s’identifie à son enfant afin de s’adapter à ses besoins, D.W. WINNICOTT appelle cela la préoccupation maternelle primaire. Il distingue alors trois fonctions dans la constitution du Moi :
– L’objet-presenting serait le mode de présentation des objets qui facilite les premières relations au monde : « l’environnement offre les objets de telle façon que le petit enfant crée l’objet »53. La mère en répondant à ses besoins au bon moment, lui donne l’illusion de créer le monde réel. Cette période d’omnipotence donne à l’enfant un sentiment de toute-puissance. Ceci engage une différenciation moi/non-moi.
– Le holding caractérise la manière de porter, de maintenir l’enfant. La figure maternelle, en apportant les soins adaptés, protège des expériences angoissantes et permet à son Moi de se constituer de manière stable. Le bébé sent que sa psyché habite son soma grâce à cette expérience de holding. Il donne un sentiment d’être Soi, de personnalisation.
– Le handling correspond à la façon de soigner le bébé, tous les menus détails du soin qui va se faire avec la main. Il lui permettra de sentir que son corps lui appartient et d’intégrer l’association entre sa psyché et son soma.
Le bébé est « un être immature qui est tout le temps au bord d’une angoisse dont nous ne pouvons avoir l’idée » 54. La protection de la mère face aux angoisses permettra à l’être en devenir de construire sa « personnalité sur le mode de continuité de l’existence »55. Ceci rend possible le développement affectif, l’intégration de la personnalité et de tendre progressivement vers l’indépendance.
Le sentiment continu d’existence permis par la disponibilité de la mère, est à l’origine de la création d’un espace transitionnel. L’enfant va se sentir en sécurité afin d’explorer et de faire ses propres expériences pour aller vers l’indépendance.

Vers l’indépendance

De 6 mois à environ 1-2 ans, l’enfant entre dans un période de dépendance relative. Il commence à reconnaitre les objets comme faisant partie de la réalité extérieure. Le passage de la fusion vers l’indépendance génère une angoisse. En effet, le bébé découvre progressivement que lui et sa mère sont séparés et qu’il dépend d’elle pour la satisfaction de ses besoins. Afin d’abaisser ces angoisses, il met en place des phénomènes transitionnels permettant de retrouver la présence de la mère qui elle, commence à se dégager de l’état d’identification à son fils.
Les phénomènes transitionnels comprennent la mise en place d’un objet et d’un espace transitionnel. L’objet transitionnel représente quelque chose de la relation mère-enfant et serait une défense contre l’angoisse créée par la séparation. La mère est à la fois perçue comme frustrante, car absente, et douce, apportant les bons soins. L’objet transitionnel sert à supporter l’absence et serait le signe concret qu’elle n’a pas disparu. Lorsque l’objet transitionnel n’est plus nécessaire, il est désinvesti par l’enfant et se diffusera dans un espace transitionnel. Il s’agit d’un espace de jeu et d’expériences qui, tout au long de la vie, sera rempli d’expériences créatives et ludiques. Elle a pour fonction de soulager la tension persistante occasionnée par l’alternance entre la réalité interne et externe.
C’est au début de la deuxième année de vie que l’enfant évolue vers l’indépendance. Il a affronte progressivement la société et tend vers une socialisation.

Angoisse de séparation

Nous venons de voir que le passage de la fusion à l’indépendance crée une angoisse de séparation chez l’enfant qui prend conscience qu’il est un être à part entière. J’appuierai mes propos sur un article faisant le lien entre les angoisses de séparation et les troubles de l’attachement « Troubles de l’angoisse de séparation et de l’attachement : un groupe thérapeutique parents-jeunes enfants » 56.
Commençons par décrire le phénomène d’attachement. Selon J. BOWLBY et M. AINSWORTH, il serait à la fois physique et psychologique. Le maintien de la mère protégeant du monde extérieur apporte à l’enfant un sentiment de sécurité interne. Cette théorie de l’attachement s’accorde avec celle de Winnicott sur la préoccupation maternelle primaire et les soins suffisamment bons. Les travaux de Freud en 1925 sur le jeu de la bobine ou Fort-Da dans « Au-delà du principe de plaisir », alternant absence et présence, sont précurseurs de nombreuses études sur l’angoisse de séparation et l’absence vers une autonomie physique et affective. Notamment, R. SPITZ décrit l’angoisse du huitième mois. L’enfant montre de la peur face à l’étranger témoignant d’une « angoisse liée à l’absence de la mère ». Ici, SPITZ parle de l’absence de la mère mais nous pourrions généraliser la mère à la figure d’attachement.
L’angoisse de séparation est une « manifestation psychologique anxieuse normale, attendue et supposée universelle ou cours du développement humain »57. Lorsque le parent est absent, l’enfant peut présenter une inhibition dans ses comportements de jeux et d’exploration. L’angoisse de séparation signifie que l’enfant commence à se différencier du monde extérieur. Il craint alors de s’en séparer. Cette angoisse diminue avec l’âge et l’autonomie en faisant ses propres expériences de séparation dans l’environnement.
L’angoisse de séparation devient pathologique lorsque la détresse de l’enfant est importante et persistante. Elle entrave son développement social et « sur le plan chronologique, la persistance anormalement prolongée de ces manifestations ou la résurgence de ces réactions à un âge où elles devraient être plus faibles ou absentes caractérisent une angoisse de séparation pathologique ». L’angoisse de séparation pathologique est un trouble de la relation : « l’enfant a du mal à se séparer de quelqu’un, et ce quelqu’un a bien souvent également plus ou moins des difficultés autour de la séparation ». L’anxiété des parents pourrait participer à ce phénomène. Cela risque d’entraver l’autonomie de l’enfant et « le maintenir dans un état de dépendance anxieuse ».
Ainsi, l’angoisse de séparation se manifeste chez Aram par des difficultés autour de l’absence et une forme de blocage dans les jeux d’exploration et symboliques. Effectivement, la possibilité de jouer nécessite une sécurité interne. L’angoisse de séparation est pathologique chez Aram du fait qu’elle perdure dans le temps. Ceci entrave sa manière d’interagir avec les autres et donc son développement social.
Nous avons vu que l’annonce du handicap chez les parents peut avoir des répercussions chez les parents. Le processus de deuil peut entrainer une attitude de rejet, de culpabilité ou encore de surprotection notamment chez le père d’Aram. L’angoisse de séparation ayant pour racine les interactions précoces, je peux supposer que les difficultés d’Aram autour de la séparation sont dues à des difficultés chez les parents. Cette angoisse de séparation témoigne ainsi d’un sentiment de sécurité interne fragilisé chez Aram. Nous verrons comment la surdité en elle-même peut entraver le sentiment de sécurité interne.

Bain sonore et fonction de vigilance

Aram, jusqu’à ses 15 mois, ne portait pas d’appareils auditifs. Etant sourd sévère, il ne percevait pas le monde sonore qui l’entoure. Il ne pouvait donc pas prévoir ce qui allait survenir dans son champ visuel. Ceci pourrait expliquer son sentiment d’insécurité fragilisé. Afin de palier à ce déficit, Aram a développé une hypervigilance, accompagnée d’une hypertonie sur le plan corporel ainsi qu’un un besoin obsessionnel de maîtriser le monde qui l’entoure.
D. ANZIEU décrit la notion de bain sonore dans son oeuvre Le Moi-peau58. Il apparait de manière très précoce. Selon lui, le cri est le son le plus distinctif émis par le nourrisson. Il distingue quatre cris de base chez le bébé : le cri de faim, de colère, de douleur et de réponse à la frustration. La mère reconnait ces différents cris et cherche à les interrompre. Elle prend une fonction de pare-excitation, « enveloppe sonore contenante sécurisante »59. Le meilleur moyen de le rassurer est sa propre voix, « voix gestuelle »60 pour l’enfant sourd. Selon M.-H. HERZOG « Dès 4 ou 5 mois, le nourrisson réagit aux bruits familiers, bruits qui non seulement exerceront son audition, mais aussi le rassureront, le sécuriseront car ils sont générateurs d’états affectifs, d’émotions agréables et porteurs de significations »61. Les bruits extérieurs comme le bruit des pas ou ceux lors de la préparation du biberon permettant au nourrisson de savoir que sa faim va bientôt être comblée, permettent de réduire l’effet de surprise face à la situation. Il a une fonction d’alerte et permet l’anticipation, ainsi qu’une structuration de l’espace et du temps (temps proche, durée…). Or le bébé sourd n’a pas accès à ce bain sonore. L’enfant sourd est toujours surpris par ce qui lui arrive dans son champ de vision car il ne peut anticiper grâce aux sons qui préviennent. Il se trouve dans un « climat d’insécurité »62. Ainsi, la fonction de vigilance chez l’enfant sourd est souvent défaillante. D. DONSTETTER63 en décrit les conséquences : une insuffisance de l’attention, de la persévérance dans la tâche, une bonne capacité à dépenser une énergie brève, une tendance à s’engager dans l’action en dehors d’un projet moteur et une inaptitude à l’immobilité.
En effet, ce déficit de la fonction de vigilance s’observe chez Aram dans son instabilité. Il s’est développé sur une mode hypertonique depuis tout petit. Il a besoin d’être dans le mouvement. Il s’agirait d’un moyen pour lui de compenser le manque auditif afin de tenter de se sentir en sécurité.
Aram est également inquiet face au changement et à l’imprévu. Il a besoin de garder le contrôle avec une difficulté de lâcher prise. « Il sursaute quand un événement nouveau survient, il n’arrive pas à anticiper ni à relier les événements entre eux »64. Ceci pourrait expliquer son comportement obsessionnel et ses rituels dans le but de le rassurer, en défense contre l’angoisse que peut susciter le manque d’information sensorielle.
Je peux aussi faire le lien entre ce manque d’audition et la difficulté de supporter l’absence chez Aram. Car l’absence de ce sens rend toute attente anxieuse. Il est difficile pour un enfant sourd d’imaginer l’objet absent lorsqu’il n’est pas dans son champ visuel. La surdité d’Aram pourrait expliquer l’origine de ses angoisses de séparation. Car il lui est difficile d’attendre de façon confiante le retour de l’absent.
Ainsi l’enfant sourd n’arrive pas à relier les événements entre eux ce qui rend difficile la structuration de l’espace et du temps et donc sa manière d’agir sur le monde. C’est pourquoi Aram ressent le besoin de s’accrocher à ces notions.

Un fonctionnement rigide

Au SSEFS, Aram se bloque et ne peut prendre de plaisir à jouer sans le regard approbateur de l’adulte, il ne s’autorise pas à lâcher prise. Dans le jeu de faire semblant, les affects sont vite retenus. Les productions créatives et imaginaires comme le dessin, la pâte à modeler et à sable restent pauvres. Il a souvent besoin de répéter et d’imiter l’adulte. Cela s’observe dans ses interactions avec les autres par des écholalies et échopraxies prédominantes. Comme nous pouvons le lire dans son bilan psychomoteur, « il a peu d’expressions personnelles »65. Aram a une bonne qualité de production orale. Il semble surinvestir le langage comme pour répondre à la demande supposée de l’adulte (celle de l’équipe) ou réelle (celle de son père).
Je me demande si Aram a conscience de ses propres émotions et désirs. Il semblerait qu’il ait des difficultés à accéder à son monde interne. Nous verrons dans la partie 3 comment cela se manifeste dans le jeu ainsi que son évolution au cours de cette année de suivi en psychomotricité.

Lien corps-psyché

Aram est un enfant très souriant s’étant construit sur un mode hypertonique. Il n’a alors pu expérimenter que peu de variations toniques entrainant une rigidité dans son corps ainsi que dans sa psyché. Aram semble avoir le besoin de contrôler le monde qui l’entoure et il lui est difficile de faire preuve de lâcher prise comme il lui est difficile de se détendre dans son corps. On observe alors une continuité, un lien entre sa construction corporelle et psychique. Plusieurs auteurs mettent en avant ce lien, base de la psychomotricité.
Selon A. COEMAN mentionne trois piliers fondamentaux de la psychomotricité du sujet : le corps, les affects et la cognition. Ceux-ci en dépendance avec l’environnement66. Ainsi il montre une correspondance entre le corps et l’esprit associée à l’influence de l’environnement. Ce dernier anxiogène pour Aram l’a mené à construire son corps, ses affects et sa cognition sur un mode obsessionnel et ritualisé.
H. WALLON, repris par J. DE AJURIAGUERRA, mettent en avant l’interrelation entre le tonus et les émotions. Ils influent réciproquement l’une sur l’autre et sont à la base de nos postures ainsi que de nos attitudes. Corps et psyché sont alors inséparables.
S.R. OUVRAY dans son article « L’importance du tonus dans le développement psychique de l’enfant » 67 insiste également sur cette interdépendance entre tonus et émotion « la tonicité est un baromètre corporel naturel qui nous renseigne sur notre état affectif »68. L’hypertonicité d’Aram renseigne sur son état d’anxiété. Elle développera l’idée que l’étayage psychomoteur permet d’articuler le corps et la psyché ainsi que les différents niveaux d’organisation : niveau tonique, sensoriel, affectif et représentatif. Ces niveaux sont solidaires et indissociables dans toutes nos expériences. Ainsi, « la tonicité étaye la construction psychique de l’individu »69. On comprend alors qu’en se construisant sur un état tonique élevé, sa construction psychique s’est également faite sur un mode rigide.

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Table des matières

PARTIE 1 : PRISE EN CHARGE D’UN ENFANT SOURD EN INSTITUTION
I- Contexte institutionnel
1) Présentation de l’établissement
a. Les différents services
b. Le projet de l’établissement
c. Une équipe pluridisciplinaire
2) La psychomotricité au sein de l’établissement
a. La place de la psychomotricité
b. Ma place en tant que stagiaire
c. Le cadre spatial et temporel des séances
II- A la rencontre d’Aram
1) Anamnèse et présentation d’Aram
2) Aram, un enfant sourd : généralités théoriques sur la surdité
a. Définition
b. Classifications
c. Appareillages
3) Situation familiale d’Aram
4) Evolution d’Aram
a. Au sein du SAFEP, entre octobre 2013 et juin 2015
b. Au sein du SSEFS, entre septembre 2015 et juin 2016
5) Le suivi en psychomotricité
a. Bilan psychomoteur, mars 2016
b. Suivi en psychomotricité, entre septembre 2016 et juin 2017
PARTIE 2 : CONSTRUCTION PSYCHOCORPORELLE CHEZ ARAM
I- Sentiment de sécurité interne : interactions précoces et qualité de l’environnement
1) Aram, un enfant insécure
2) Annonce du handicap aux parents d’Aram
a. Deuil et réalité suite au choc de l’annonce
b. Attente de réparation par les appareillages
c. Réactions du père d’Aram face au handicap
3) Interactions précoces et angoisse de séparation
a. Vers un sentiment continu d’exister
b. Vers l’indépendance
c. Angoisse de séparation
4) Bain sonore et fonction de vigilance
II- Construction psychocorporelle
1) Un fonctionnement rigide
2) Lien corps-psyché
3) Constitution d’une enveloppe psychocorporelle
a. Moi-peau
b. Enveloppe psychique
4) Constitution de soi
a. Miroirs et atteinte de l’identité
b. Narcissisme et confiance en soi
PARTIE 3 : APPORT DU JEU DE FAIRE SEMBLANT EN PSYCHOMOTRICITE
I- Déroulé des séances avec Aram
II- Le devenir d’Aram jusqu’à aujourd’hui
1) Le développement psychomoteur d’Aram
2) Phénomènes transitionnels, espace intermédiaire entre réalité interne/externe
3) Accès au symbolisme…
a. … Dans le langage
b. … Dans le jeu
III- L’apport d’une enveloppe dans le cadre des séances de psychomotricité
1) Un cadre thérapeutique : des conditions très concrètes
2) Une enveloppe, fonction contenante et de pare-excitation
3) Création d’un lien relationnel
4) Notre regard
5) L’engagement du psychomotricien en surdité
IV- Le jeu en psychomotricité
1) Le jeu, une activité psychomotrice
2) Le jeu de faire semblant en psychomotricité
V- L’apport du jeu de faire semblant pour Aram
1) Besoin de contrôle pour un abaissement des angoisses
a. Contrôle de la situation
b. Contrôle de l’espace-temps
2) Distanciation des espaces psychiques : monde interne/externe
a. Accès au jeu de faire « comme si »
b. Accès à son monde interne
3) Vers un lâcher prise psychocorporel
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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