Petite approche phenomenologique de l’acte chirurgical

PETITE APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE DE L’ACTE CHIRURGICAL 

La réduction phénoménologique cherche à fonder une « ontologie phénoménologique », excluant du phénomène tout ce qui « ne serait pas donné dans une vue claire et distincte, en personne, en chair et en os, selon une présence plénière en laquelle tout serait montré, sans retrait ni réserve » .

Si l’on admet que la phénoménologie correspond au discours sur le phénomène, c’est-à-dire sur ce qui apparaît, faisant abstraction de toute idée préalable, de toute conception déjà établie, alors nous pouvons oser envisager une telle étude. Conscient cependant de la prétention de cette tâche, nous n’aborderons celle-ci que sous l’angle modeste d’un survol de ce dont il peut s’agir et nous ne parlerons que de « petite » approche phénoménologique. D’autant que la chirurgie en soi, comme objet de la phénoménologie, présente tant de « silhouettes » qu’il serait vain de chercher à les décrire toutes. Par ailleurs la phénoménologie elle-même n’est pas univoque où s’affrontent plusieurs conceptions. Depuis les simples données de la perception sensorielle, ce qui correspond à un empirisme de base, jusqu’à leur analyse par l’entendement kantien, telle que la chose apparaît à la science positive, en passant par l’apparaître pur que décrit Husserl, on peut questionner très différemment sur le phénomène. Jean-Luc Marion a même introduit comme des « degrés » de phénoménalité : certains phénomènes étant alors plus phénomènes que d’autres .

Plaçons-nous pour l’instant dans la situation d’un observateur extérieur, comme celle d’un « spectateur désintéressé ».

Essayons d’observer ce que nous révèle la chirurgie, ce qui se manifeste lorsqu’un homme, le chirurgien, pratique cet acte, la chirurgie, – plus une action qu’un acte pur – sur un autre homme, et qu’elles pourraient en être les limites. Dans le fond, avant qu’on pût véritablement conceptualiser la chirurgie, il fallut que certains hommes, dans le but d’en soulager d’autres, « opèrent » d’une certaine manière : c’est-à-dire deviennent chirurgiens. Il est donc nécessaire avant toute chose, de replacer la chirurgie dans son propre cadre, c’est-à-dire celui de la médecine. Car il serait absurde de parler de chirurgie sans admettre qu’elle n’est qu’un des moyens dont dispose la médecine en général pour soigner une personne. Ce serait sinon comme parler de voiles sans voilier ou de lettres sans écriture, ce qui serait spéculation pure et absurdité.

LE CHIRURGIEN EN TANT QUE MEDECIN 

De nombreux essais ont déjà été consacrés à la spécificité de la médecine en tant qu’activité humaine visant à soigner d’autres êtres humains. Il serait donc prétentieux de vouloir recommencer. Il convient cependant, dans le cadre d’une réflexion sur la chirurgie, de convenir de certaines vérités tout en dénonçant un certain nombre d’idées reçues. Si la raison d’être de la médecine – « ce qui fait que la médecine est médecine »  – est bien le soin de l’homme-malade, il faut encore considérer en quoi la chirurgie s’en distingue et qu’est-ce qui fait que, malgré cette différence, elle est aussi de la médecine.

Depuis les premières traces de chirurgie dans l’histoire humaine, où longtemps elle fut liée à la magie, jusqu’au développement de la rationalité , nous tâcherons de relier l’histoire de la pratique chirurgicale avec la manière dont l’homme prend conscience du monde et de lui-même. D’autant que l’idée de magie reste toujours présente. Nous pourrons alors les considérer sous l’éclairage du sacré, ce qui nous permettra de clarifier la spécificité de la chirurgie dans le vaste cadre de la médecine.

Très tôt celle-ci, abandonnant le soin proprement dit, est devenue pour un temps pure spéculation doctorale, laissant à la seule chirurgie sa vraie raison d’être qui est bien de soulager. Mais pour cette mission le chirurgien a toujours été un médecin particulier, ne serait-ce que par son rapport au sang, dont il garda longtemps l’exclusivité.

Les premières traces de gestes chirurgicaux chez l’homme 

C’est le squelette osseux, seul reste humain persistant après la corruption de la chair, qui peut nous dire quelque chose. Il atteste de la présence chez nos ancêtres, autant des traces de maladies ou de traumatismes, que des premières tentatives chirurgicales de les « réparer ».

La préhistoire ne nous en a laissé que quelques-unes, comme celles de l’ouverture de la boîte crânienne, ou de l’amputation d’un bras au-dessus du coude, traces qui attestent d’une maîtrise du geste chirurgical, remarquable au vu des possibilités techniques d’alors. L’ethnologie nous apprend que toutes les sociétés humaines ont d’abord – avant le développement d’une véritable rationalité – été nourries de religiosité. Sans moyen de savoir quel était le statut social de l’opérateur, ne peut-on simplement suggérer que celui qui « opérait » ne devait pas être quelconque, et détenir un certain pouvoir religieux ? Platon, dans le Timée, suppose lui aussi que le démiurge crée une classe particulière : « la classe des prêtres, séparée des autres classes… » . Analogie entre le démiurge qui « fabrique » les êtres vivants, et le chirurgien qui les « répare » ?

Plus tard, en Inde à l’époque védique (3500 av. J-C.), de nouvelles traces d’efficacité de la chirurgie sont attestées lorsque la reine Vishpla, amputée sur un champ de bataille, fut équipée d’une jambe de fer, geste inaugurant nos modernes prothèses.

Enfin des découvertes archéologiques datant de l’époque précolombienne, en Amérique du Sud, attestent encore d’un réel d’un savoir-faire chirurgical .

Vers 3000 et 2000 av. J.-C., le Papyrus d’Edwin Smith  et celui d’Ebers font état de connaissances chirurgicales plus élaborées. Ils prouvent que les anciens Egyptiens savaient réduire les luxations et, sommairement bien sûr, traiter un certain nombre de fractures. Mais si manifestement ces découvertes attestent de la raison d’être de la chirurgie comme médecine, c’est-à-dire intention de soigner ou de soulager, d’autres traces mettent en évidence l’apport des rites religieux au savoir chirurgical. C’est le cas des embaumeurs qui, à cette époque, possédaient une technicité surprenante, comme la suture des plaies avec une lanière d’intestin par exemple. Ce savoir leur fut permis par l’autorisation, dont ils étaient seuls à disposer, d’intervenir sur les cadavres. Mais cette autorisation n’était accordée que dans un cadre strictement religieux, c’est-à-dire entouré de rituels, le cadavre ayant pour les Egyptiens un rôle encore très important pour le voyage dans l’au-delà. Nous reviendrons sur la légitimité de cette transgression et sur tout ce qu’elle véhicule. Retenons d’ores et déjà la proximité de statut entre ceux qui « opèrent » les corps en les ouvrant, qu’ils agissent sur des corps vivants ou sur des cadavres. Parmi eux, l’ancêtre du chirurgien pratiquait son geste sur des corps vivants humains.

Si nous ne disposons pas d’éléments suffisamment fiables pour en tirer des conclusions valables, nous pouvons au moins remarquer que ces quelques traces attestent bien d’une séparation déjà patente entre la médecine qui « guérit » et la chirurgie qui « répare ». S’ébauche en effet une différence d’ordre technique. La chirurgie est moins interprétative, plus pragmatique. Il y a déjà, dans l’action du chirurgien, fût-il encore un peu prêtre, une certaine immédiateté. La trace du traumatisme, déformation ou plaie, a toujours été immédiatement visible et palpable : son traitement ne nécessitera qu’un geste technique, a priori loin d’une interprétation magique ou mystique. Alors pourrions-nous dire : il n’y a rien de sacré dans la chirurgie qui, somme toute, se cantonnerait à une simple « réparation » ? Ce serait oublier le rapport au sang et au corps, en tant que constitué d’organes physiques, qu’implique nécessairement tout acte chirurgical, au moins dans les premiers temps où la médecine n’était pas encore interventionniste. Et c’est, dans le sillage de la médecine égyptienne, la médecine grecque qui va pérenniser cette distinction entre chirurgie et médecine, amorçant une séparation encore plus nette, lorsque la médecine dérivera du soin concret vers la spéculation doctorale. Voyons d’abord les premières traces du clivage entre la médecine proprement dite et la chirurgie. Elles commencent avec la mythologie.

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Table des matières

INTRODUCTION
Que peut-on entendre par sacré ?
Sacré divin ou sacré prosaïque ?
Le sacré n’est pas univoque
Première Partie PETITE APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE DE L’ACTE CHIRURGICAL
I – Le chirurgien en tant que médecin
Les premières traces
Mythes et herméneutique du réel
L’herméneutique du réel
Les mythes
Le développement de la rationalité philosophique
Empirisme et dogmatisme
La médecine romaine est grecque
Abandon du mythe, persistance du sacré ?
Chirurgie rituelle, chirurgie thérapeutique : des liens persistants ?
L’expérimentation en chirurgie
Médecine doctorale, chirurgie « pratique » ?
Barbiers, maître-chirurgiens et médecins : un long conflit riche de
significations
Médecine clinicienne et chirurgie sanglante : le rapport au sang
La question de l’anatomie
Le chirurgien comme un médecin particulier
En tant qu’il est médecin
Prendre en charge une personne
–une personne – l’action face à cette personne
Le choix d’intervenir ou non : ne pas faire c’est déjà faire
Le chirurgien est un homme « ordinaire »
Le mode opératoire du chirurgien est particulier
L’immédiateté de son action
Prothèse orthopédique ou implant ?
Les mains du chirurgien
De la main à l’outil et de l’outil à l’instrument
II – La chirurgie face à la dialectique de la santé et de la maladie
La chirurgie face à la maladie ou au traumatisme
La chirurgie est une action
La question du bien à faire ?
La maladie problématique
Souffrance ou douleur ?
La fonction ou la vie ?
Au-delà de la fonction
La santé n’existerait-elle pas ?
Quid de la chirurgie ?
La question de la chirurgie préventive
A propos d’une prostate
Quand les jambes ne sont plus droites
III – Le patient face à la technique du chirurgien
Le patient comme celui qui attend et se confie
La question de la confiance
De la confiance à l’impatience
« L’opérateur » ou le chirurgien en tant que technicien
La technique chirurgicale comme procédure générale
La prégnance de l’environnement technique en chirurgie
La spécialisation comme conséquence de la technique
Chirurgien du malade, chirurgie de sa pathologie ?
Deuxième Partie PENSER LE CORPS DE LA CHIRURGIE
I – Empreintes religieuses, interdits et difficultés à propos du corps
Empreintes religieuses : corps hébraïque, corps chrétien
Apport hébraïque
Apport chrétien
La rationalité philosophique
Interdits de l’ouverture du corps
L’ouverture du cadavre longtemps prohibée
L’ouverture toujours ritualisée
Difficultés de la représentation du corps
Difficultés de considérer la vie dans le corps
Le fonctionnement de la machine corporelle ramené à son anatomie
Le corps expérimenté
Obsolescence du corps ?
II – Corps philosophique et corps chirurgical
La question du dualisme
Le corps platonicien « tombeau de l’âme »
Le corps « moderne » comme une abstraction
Le paradoxe d’un corps-machine inerte
La mathématisation du corps
Les deux substances
La modélisation du corps
Le problème insoluble de l’union âme/corps
Aristote revient, le corps reprend vie !
Le corps de la phénoménologie
De Descartes à Kant
Le phénomène patient-opéré comme un « donné »
Subjectivité transcendantale du chirurgien
Le patient-opéré n’est pas un simple phénomène
Quelles approches du corps chirurgical ?
Le corps anatomique comme apparence pure
Le schéma corporel
La question de la chair
La chair comme manifestation de la spatialité du corps
Le corps comme visée de la chirurgie
Le corps dans la temporalité de l’être
Le corps entre être et avoir
III – L’objectivation du corps
Qu’est qu’objectiver ?
L’objectivation est une abstraction
Est-il possible d’objectiver un patient ?
Par quel moyen peut-on y parvenir?
« Fausse méprise au bloc opératoire »
Le récit
Du comique au tragique
L’objectivation est nécessaire durant l’acte chirurgical …
L’objectivation permet une action éthique
L’objectivation ne doit être qu’un moment de l’action chirurgicale
La question de la décision
Troisième Partie LA DIMENSION SACREE DE LA CHIRURGIE
I – Comment expliquer le sacré ?
Le sacré comme conséquence du fait social ?
L’approche philosophique permet de poser les bonnes questions
L’anthropologie philosophique de René Girard éclaire-t-elle le sacré ?
II – Les traces du sacré en chirurgie
La dimension violente de l’acte chirurgical
La chirurgie est agressive par nature
Mais c’est surtout une transgression
L’interdit du sang
Il faut se tenir éloigné du sang
Le contact du sang est réservé aux incultes
L’espace et le temps sacrés en chirurgie
Le lieu de l’acte chirurgical est le bloc
Le temps de l’acte chirurgical n’est pas un temps commun
La symbolique et le rituel
Impureté et hygiène
Le sacré et les organes
La symbolique autour du sang
Symbolique des mots, symbolique des gestes
III – Désacralisation de la chirurgie
Qu’est-ce qui pourrait faire qu’un homme est sacré ?
Le patient-opéré a-t-il un être ?
Nature essence ou nature naturelle ?
Il y a-t-il désacralisation de l’homme ?
Les manifestations de cette désacralisation
A la recherche des fondements de la désacralisation
L’influence grecque
Le tournant subjectiviste de la Modernité
Les conséquences de la désacralisation
L’idolâtrie
Désymbolisation
L’opéré sans nom
La perte de toute hiérarchie
La désymbolisation, facteur d’accroissement de la techno-science
De la démesure à la barbarie
De la désacralisation à la transformation de l’homme
Des moyens chirurgicaux de la transformation
Quelles transformations ? Ou les limites de la chirurgicalité
La notion de progrès est-elle relative ?
Transhumanisme et chirurgie
Les effets induits par le transhumanisme
CONCLUSION

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