Paradoxe conceptuel des précaires flexibles

Précarité, précarités, pauvreté

La précarité est en effet parfois confondue avec la pauvreté, « les précaires » désignant souvent « les pauvres » sans la connotation péjorative qui laisse entendre une condescendance ou une condamnation, les pauvres héritant leur situation de leur incompétence ou de leur complaisance face à l’assistanat. La précarité se rapporte à une situation, un état, ou des ressources et non à des individus, et qualifie un certain rapport à l’avenir. La pauvreté, au sens de manque de ressources, qualifie par contre des individus à un moment donné. La précarité désigne la possibilité d’un processus de paupérisation et insiste donc sur les multiples facteurs extérieurs à un individu qui sont susceptibles de le rendre pauvre. Ce terme s’oppose en cela à la toujours possible naturalisation de la pauvreté et à la responsabilisation exclusive des pauvres pour leur situation. L’utilisation du terme « précaire » pour qualifier, à l’instar de « pauvre », des individus désigne alors métonymiquement des individus en situation précaire ou aux ressources précaires.

Nous nous focalisons explicitement sur la deuxième des trois acceptions de la notion de précarité dont Cingolani (2005) retrace les genèses successives : la précarité de l’emploi, la précarité comme mode de vie qui justifie la désignation des « précaires » en tant que tels, et la précarité comme composante des nouvelles formes de pauvreté. Les capacités et pratiques de mobilité particulières des personnes subissant une certaine forme de précarité concernent, en effet, non seulement la mobilité liée au travail mais l’ensemble de la mobilité quotidienne. De plus, nous questionnons d’autres échelles temporelles que celles des déplacements, en particulier celle de la mobilité résidentielle et des projets de vie. Donc, même si la précarité de l’emploi est le principal déterminant des modes de vie précaire, nous n’y restreignons pas notre analyse. Enfin, la pauvreté nous intéresse parce qu’elle impose pour les personnes mobiles la mise en œuvre de capacités atypiques de déplacement. Mais à l’observation des moyens, nous privilégions celle des pratiques et des choix de mobilité dont le rapport au temps est un déterminant majeur. Nous interrogeons donc en premier lieu la précarité en tant que rapport spécifique au temps donc à la mobilité. Finalement, nous observons la pauvreté au travers de la précarité et non l’inverse.

Risque et dépendances : autour de la notion de précarité

Révocabilité et risque

Le Petit Larousse illustré de 1973 définit le terme « précaire » en premier lieu comme ce « qui existe par autorisation préalable et révocable ». Cette acception se réfère directement à l’étymologie latine du mot, precarius, qui signifie « obtenu par prière ». On retrouve ce sens en droit puisque « précaire » désigne des biens, un titre, etc. révocable par la loi (Petit Robert de 2002). L’autre définition de « précaire » est : «qui n’a rien de stable, d’assuré », comme par exemple une « santé précaire ». Le dictionnaire mentionne « incertain, instable, provisoire » comme synonymes (Petit Larousse illustré de 1973). Strictement, la précarité désigne donc une situation, ou un état, relativement favorable puisqu’elle émane d’une prière, susceptible de disparaître, c’est-à-dire non seulement de changer, mais de se dégrader significativement. La précarité est d’abord la révocabilité, puis l’incertitude menaçante de l’avenir, que nous appellerons le risque, qui en découle. Cette définition du risque comme instabilité menaçante correspond à celle de Harzo et Couty (2000) qui posent le risque comme la combinaison de l’instabilité et de la fragilité. La fragilité désigne ici la pauvreté qui constitue donc une composante de la précarité. Nous détaillerons le rapport entre précarité et pauvreté infra (cf. 1.1.2).

Distinction de l’instabilité et de l’insécurité de l’emploi Le fait que l’instabilité ne suffise pas à caractériser la précarité apparaît dans le rapport du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) sur la sécurité de l’emploi, prolongement du travail de L’Horty (2004). L’instabilité de l’emploi, qui désigne la perte volontaire ou pas d’un emploi, est distinguée de l’insécurité de l’emploi, qui associe la perte d’emploi avec un chômage durable. Cet indicateur mesure en pratique le nombre de chômeurs qui avaient un emploi l’année précédente, rapporté au nombre de personnes employées l’année précédente. Cela inclut donc aussi les personnes qui ne sont chômeuses qu’au moment de l’enquête et qui ne subissent donc pas ou pas encore de chômage durable. Mais indépendamment des difficultés de mise en œuvre méthodologique, la précarité de l’emploi que le CERC nomme insécurité, intègre donc deux critères : l’instabilité de l’emploi et l’exclusion durable du marché du travail. Mais il n’évalue ici pas tant le risque de perdre son emploi que le nombre de pertes d’emplois. Il s’intéresse moins à la précarité comme risque qu’à son fondement objectif qu’est le degré de concrétisation de la menace. Par conséquent, ce n’est pas la fragilité qui est associée à l’instabilité mais la fragilité réalisée, en l’occurrence la fragilité avérée de l’insertion dans le marché du travail estimée par le chômage durable.

Inégalités dans l’insécurité Le CERC conclut que l’instabilité de l’emploi a bien augmenté depuis les années 1980, conjointement avec le développement du secteur des services, mais que l’insécurité de l’emploi est globalement stable même si elle suit l’évolution de la conjoncture économique avec un pic en 1994. Ainsi, elle est revenue en 2001 à peu près au même niveau que celui de 1969, soit 7%, après une baisse de 1969 à 1972 jusqu’à 6,3% puis une hausse jusqu’en 1994 pour atteindre à 9,3%, avant de rebaisser à 7,1% en 2001.

Néanmoins, l’insécurité se concentre sur certains secteurs économiques et sur certaines catégories sociales. Ces secteurs sont les services opérationnels aux entreprises comme la location ou la gestion des déchets, et l’hôtellerierestauration, où l’insécurité de l’emploi atteint 28%. Les catégories sociales les plus touchées sont les jeunes (insécurité de 40%), les personnes en emplois peu qualifiés (27%), et les salariés de faible ancienneté. De plus, ces inégalités dans l’insécurité de l’emploi s’accroissent globalement. Donc l’instabilité n’est pas la précarité, en particulier dans le domaine de l’emploi où l’instabilité augmente pour tous quand la précarité n’augmente que pour certains.

Dépendance

La révocabilité suppose une dépendance à l’instance révocatoire, qui sinon, ne pourrait révoquer seule la faveur. Cette dépendance détermine l’action, que l’instance soit matérialisée ou bien généralisée. Nous laisserons de côté ce dernier cas qui peut aboutir à un comportement fataliste (cf. Jacques le Fataliste de Diderot) ou à une indifférence vis-à-vis de cette instance généralisée, ce qui revient à son absence. Nous retrouvons ici la deuxième acception de précarité : une instabilité menaçante sans qu’elle soit associée à une instance révocatoire. Nous pouvons détailler l’application de cette notion aux domaines qui nous intéressent, à savoir les contrats intérimaires et la mobilité.

Dépendance formelle et réelle de l’intérimaire La dépendance peut prendre plusieurs formes ambiguës que le cas de l’intérimaire illustre. Le contrat d’intérim le lie à la fois à son agence et à l’entreprise utilisatrice où il effectuera sa mission. De cette double contractualisation pourrait émerger une double dépendance mais les intérimaires qui vantent la liberté permise par leur situation jouent à la fois de la concurrence entre les agences et de la multiplicité des entreprises utilisatrices pour refuser leur surexploitation. Les agences d’intérim sont également censées les défendre dans leurs droits notamment en termes de sécurité car c’est l’agence qui devrait assumer les coûts liés aux accidents de travail. Les travaux pénibles ou dangereux sont effectivement souvent dévolus aux travailleurs précaires qui ne les subiront pas longtemps dans la même entreprise (Cingolani, 2005). Askénazy (2004) révèle d’ailleurs le transfert des accidents des grands groupes de construction de bâtiments et travaux publics (BTP) vers leurs sous-traitants. Mais si la sécurité n’est pas en jeu, les agences d’intérim auront éventuellement intérêt à favoriser leurs clients plutôt que leurs salariés. Les intérimaires peuvent donc, dans certains cas, refuser ou interrompre une mission sans trop de représailles économiques de la part de leurs employeurs. Mais dans les faits, cette double dépendance salariale s’impose à eux lorsque la conjoncture économique limite les offres de mission. De plus, comme le note Cingolani (2005), leur dépendance à l’employeur dans l’entreprise utilisatrice a une triple origine : non seulement ils sont en permanence menacés de l’interruption immédiate de leur mission, mais ils ne connaissent pas les modalités collective de résistance larvée aux rythmes de travail et ils n’appartiennent pas au collectif des travailleurs permanents qui ne les soutient donc pas. Cependant, les intérimaires peuvent aussi brandir la menace d’interrompre sur-le-champ la mission et laisser l’employeur gérer ses tâches urgentes en sous-effectif, comme le relate Martinez (2003). En tout cas, la relation de dépendance caractéristique de la précarité n’est pas simplement la conséquence d’une forme de contrat de travail mais plutôt le fruit d’un rapport de forces économiques dans lequel les droits associés au contrat de travail jouent un rôle parmi d’autres éléments.

Dépendance aux systèmes de transport La dépendance à l’automobile et son pendant qu’est la dépendance locale aux réseaux sociaux et autres ressources du quartier de résidence (Coutard et al., 2002), ainsi que la captivité vis-à-vis des transports collectifs, constituent des formes de dépendance à des instances socio-techniques, qui, respectivement par la panne, la séparation, la grève, peuvent susciter la révocation d’une faveur, en l’occurrence une capacité de mobilité ou d’accessibilité aux aménités urbaines. La forme paradigmatique de cette dépendance attachée aux systèmes socio-techniques est celle qui définit le monopole radical de Illich (1973). Nous en retirons l’idée que la dépendance a une double origine : la performance propre du monopole radical, et l’écrasement par lui de ses alternatives. Quant à la dépendance locale, une forme en est la dépendance mutuelle des membres de la famille dans l’organisation de leurs agendas respectifs, notamment à cause de moyens ou compétences de mobilité inégalement partagés (par exemple, permis et voiture réservés au père ou aux parents) qui impose une « mobilité collective » (Le Breton, 2002).

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Table des matières

Introduction
Cadrage
Problématique
I Objet et méthodes
1 Paradoxe conceptuel des précaires flexibles
1.1 Précarité, précarités, pauvreté
1.2 Précarité et mobilité
2 Outils pour lire la mobilité des précaires
2.1 Compétences et capacités
2.2 La motivation comme compétence de mobilité
2.3 Rationalité, stratégie, tactique
3 Appareillage méthodologique
3.1 Hypothèses et méthodes
3.2 Évaluation de la précarité et de la flexibilité
II Analyse et résultats
4 Le programme de mobilité comme choix
4.1 Modalités d’investigation des tactiques
4.2 Déplacement : choix des modes, itinéraires et horaires
4.3 Activités : gestion et négociation du travail-déplacement
4.4 Quatre tactiques idéal-typiques
5 L’articulation des horizons temporels
5.1 Solutions de déplacement : la performance
5.2 Stratégies d’accessibilité : le potentiel
5.3 Variation scalaire des typologies de choix de mobilité
6 Ressources pour les précaires flexibles
6.1 Ressources mobilisées par les précaires flexibles
6.2 Services de soutien des précaires flexibles
7 Conclusion
7.1 Enjeux théoriques
7.2 Enjeux épistémologiques
7.3 Enjeux opérationnels
Annexes

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