Normes reproductives, infertilité et nouvelles technologies de reproduction

Après une recherche bibliographique sur la pratique du lévirat en Afrique subsaharienne dans le cadre de notre Master (Brochard, 2009), nous avons choisi de porter notre attention pour ce travail de Doctorat sur l’infertilité et l’assistance médicale à la procréation au Sénégal.

Le sujet sur le lévirat nous a permis d’aborder à la fois le statut des femmes, mais aussi l’importance des familles élargies et des lignages sur la vie des individus, notamment dans leurs choix reproductifs. Cette pratique, encore présente dans certaines sociétés d’Afrique subsaharienne, nous a permis de mieux appréhender les rapports de pouvoir entre les sexes et les enjeux au sein de la reproduction. Nous avons compris, par le biais de cette pratique, qu’une femme mariée est contrainte par sa belle-famille à se remarier avec son beau-frère, après le décès de son mari. Le prix de la fiancée ayant déjà été payé, la famille du mari décédé souhaite que son épouse continue à procréer pour leur lignage. Concernant cette pratique, E. E. Evans-Pritchard (1960/1973) différenciait deux types de mariage qu’il nomma « mariage fantôme » et « mariage léviratique ». Le « mariage léviratique », présent dans beaucoup de sociétés africaines, exige que le frère ou le fils d’un mort hérite de sa veuve et doit l’épouser. Le « mariage fantôme », pratiqué chez les Nuer (Soudan) est bien différent. Les liens du mariage ne sont pas coupés avec la mort et la veuve reste l’épouse du mort. Les enfants qu’elle aura après son décès seront considérés comme les enfants du mort. Ce mariage vise à perpétuer le nom du défunt dans la chaîne des générations de son lignage. Sa femme doit engendrer, avec l’aide d’un autre homme, des enfants héritiers qui porteront le nom du défunt. L’homme qui épouse au nom du mort une femme, n’est pas considéré comme son mari légal ; celui-ci restant le mort. Ainsi, le géniteur n’a jamais la possibilité de payer pour devenir le père social de ses enfants naturels. E. E. Evans-Pritchard explique que dans les mariages léviratiques, le « vice-mari » possède beaucoup plus de droits sur sa femme que le « vice-mari » d’un mariage fantôme. Une veuve dans le mariage léviratique Nuer est beaucoup plus libre que la veuve dans les sociétés africaines qui pratiquent le lévirat. Cette position favorable est due à la règle selon laquelle une femme est toujours l’épouse d’un mort, puisque après sa mort, elle peut continuer à remplir ses obligations reproductrices envers le lignage de son mari en donnant naissance à des enfants engendrés par n’importe quel étranger ou par les frères de son mari.

Pour R. Fox (1967/1972), la fonction du lévirat est en rapport avec le fait que les droits sur une femme sont investis à perpétuité dans le lignage de son mari. Selon cet auteur, le sororat remplit une fonction identique. Si une femme meurt, son lignage doit la remplacer par une autre, « ordinairement une sœur cadette cédée à prix réduit» (1967/1972, p. 118). Dans ce contexte, une femme stérile peut être répudiée et une autre exigée à sa place. Pour R. Fox, ce sont les « produits » de la femme, plutôt que sa personne même, qui sont recherchés. Il explique que si deux frères peuvent se substituer l’un à l’autre, c’est qu’ils sont, en un sens, équivalents par rapport à Ego ; le frère du père est appelé « père » parce qu’il est aussi un « père » potentiel. D’après R. Fox (1967/1972), la théorie de la filiation voit, dans les pratiques du lévirat et du sororat, un mécanisme visant à préserver la continuité du lignage, alors que la théorie de l’alliance y discerne un moyen de perpétuer l’alliance.

Lévirat et stérilité 

Nous nous sommes intéressée à la question de la stérilité à travers la pratique du lévirat. En effet, lorsqu’une femme est stérile, son mari qui a payé pour elle le prix de la fiancée, peut demander une autre femme à sa belle-famille en échange. La belle-famille peut lui proposer une sœur ou une nièce de la femme stérile. Dans d’autres cas, le mari peut garder sa femme stérile, mais épousera aussi la sœur ou la nièce de celle-ci. On parlera dans ce cas d’union sororale . Il était intéressant de voir comment, dans ces sociétés, une femme peut être échangée contre une autre, si elle n’est pas féconde. La fécondité de la femme apparaissait ainsi comme l’élément le plus important aux yeux des familles.

Au moment de compulser la littérature sur le lévirat, nous nous sommes rendue compte que cette pratique n’avait pas lieu qu’en Afrique subsaharienne, mais qu’elle se pratiquait chez les Juifs, en Inde, mais aussi en France et en Angleterre, sous la forme de lévirat ou de sororat , jusqu’au XIXème siècle. En Europe, ce furent l’Église et la pensée chrétienne, notamment à travers le una caro qui mirent fin à cette pratique (Héritier, 1994b). Nous avons étudié cette pratique sous l’angle des études de parenté. Nous avons compris que la reproduction humaine n’était en rien un processus naturel, mais qu’elle était une organisation politique et sociale. Derrière ces couples reproducteurs, se trouvaient des familles, des lignages qui organisaient, mesuraient, choisissaient leur système de reproduction. Ainsi, les femmes et les hommes étaient guidés vers des partenaires pour reproduire le nom d’un lignage, d’un ancêtre. De plus le système de l’échange des femmes souligné par C. Lévi Strauss (1949) montrait qu’il s’agissait là d’un système commun à plusieurs groupes qui échangeaient des femmes pour fonder des alliances.

Ces femmes qui n’en sont pas 

À travers nos lectures, plusieurs faits nous ont questionnés. Premièrement, le fait qu’un homme et sa famille paient le prix de la fiancée pour avoir une épouse. En effet, nous nous demandions naïvement pourquoi payer pour avoir une épouse, étant donné que de notre point de vue d’occidentale du XXIème siècle, nous connaissions assez peu les mariages forcés ou du moins arrangés. La deuxième question était pourquoi payer pour une femme féconde et non pour une femme ? Ici précisément, se joue toute la subtilité du processus. Cette question renvoyait directement à une autre : qu’est-ce qu’une femme ? Selon nous, une femme était définie en fonction de son sexe biologique. Il s’est avéré que la réponse était beaucoup plus complexe que cela. Du point de vue de ces sociétés d’Afrique subsaharienne en tout cas, qui pratiquent ou pratiquaient le lévirat, la réponse à cette question était : qu’une femme n’était considérée comme telle que si elle était capable de mettre au monde des enfants au compte d’une famille, d’un lignage.

Un cas attira justement notre attention. F. Héritier (1978) confrontait deux exemples de femmes stériles en Afrique subsaharienne, les femmes Nuer d’Afrique Orientale, étudiés par Evans-Pritchard dans les années 1950, et les femmes Samo du Burkina Faso. Chez les Nuer, les femmes stériles pouvaient retourner dans leur famille et épouser une femme. Du fait de ne pas pouvoir enfanter, elles étaient considérées comme des hommes et avaient les mêmes droits et devoirs qu’eux. Ainsi elles épousaient une femme et par le biais d’un serviteur, elles avaient des enfants qui l’appelaient « père ». Ce cas est très surprenant, déjà parce qu’il signale que la définition de « femme » n’est pas universelle et ensuite parce qu’il indique bien que les frontières entre les sexes sont poreuses. Chez les Samo, le statut de femme est refusé aux femmes stériles et celles-ci sont enterrées, à leur mort, dans un cimetière pour enfants. Cet exemple met en avant la condition d’avoir enfanté pour devenir une femme et pour devenir adulte et être reconnue comme tel. Ainsi une femme qui n’a pas enfanté, n’est pas reconnue comme l’égale d’une autre femme ayant des enfants. D’ailleurs souvent, en Afrique subsaharienne, plus une femme a d’enfants, plus elle est reconnue socialement et respectée (Journet, 1985, 1990). Ainsi, ce châtiment de stigmatisation sociale infligé à la femme stérile peut être interprété comme une punition pour ne pas avoir rendu sa « dette de vie » (stigmatisation dans son propre lignage) et sa « dette d’alliance » (stigmatisation dans le lignage de son mari). Elle reste alors redevable à sa famille, à son lignage, au lignage du mari, à la société.

Un autre fait a attiré notre attention, celui des femmes ménopausées, qui dans certaines sociétés africaines, ayant dépassé leur période féconde, peuvent siéger au conseil des anciens et prendre des décisions importantes pour leur société (Meillassoux, 1975/2005). D. Paulme (1960) explique que lorsque la femme africaine n’est plus mère, elle est alors totalement intégrée dans la famille de son époux et porte des attributs ordinairement masculins :

Les Africains eux-mêmes reconnaissent que, passé un certain âge, une femme ne se distingue guère qu’un homme : épouse ou non d’un chef, une femme de tête, dont le ménage à prospéré, aura droit à la considération générale, considération toujours accrue par le nombre de ses enfants vivants (p. 21).

J. A. Ngoundoung (1999) explique qu’à la ménopause, chez les Tikar du Cameroun, la femme est appelé « homme » ; cela signifie qu’elle a quitté la catégorie de celles qui donnent la vie. Dans cette société, la fécondité est féminine car les hommes ne sont pas les géniteurs de leurs enfants au détriment d’un esprit. La vieille femme acquiert du pouvoir et sa parole prime sur les autres car elle inspire respect et peur. Elle devient à cet âge « mère-des-esprits » et assiste à la préparation secrète des masques, de laquelle elle était exclue lorsqu’elle était féconde, car regarder les masques en face provoque l’arrêt des règles ou la stérilité. Elle surveille la sexualité des femmes et leur fécondité et peut leur apporter des remèdes contre la stérilité en adressant des demandes aux ancêtres. Chez les Guidar du Cameroun, selon C. Collard (1985), les femmes ménopausées entrent dans la catégorie des « femmes faites hommes » et elles acquièrent un pouvoir politique et social. Elles peuvent prendre la parole en public face aux hommes, partir vivre chez leurs enfants et quitter leur mari, accéder à la divination, et devenir accoucheuse ou guérisseuse. Chez les Sereer Ndut du Sénégal, il existe même une initiation des femmes ménopausées lors de laquelle sont dévoilées certaines des connaissances masculines (Dupire, 1991a).

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Table des matières

INTRODUCTION
I – Comprendre l’infertilité et les nouvelles technologies de reproduction au Sénégal : une analyse par le genre et par le don
II – Présentation du cadre théorique
III – Méthodologie de l’enquête
PARTIE I. LE GENRE COMME OUTIL D’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE : COMPRENDRE LA REPRODUCTION
CHAPITRE 1. DE L’ANTHROPOLOGIE AU GENRE
I – L’anthropologie et la reproduction
II – La division sexuée des tâches sociales
III – L’histoire du concept de genre
VI – Qu’est-ce que le genre ?
CHAPITRE 2. LE GENRE DANS LA REPRODUCTION
I – L’appropriation des femmes
II – L’hétérosexualité comme obligation ?
III – Les limites du féminisme occidental : l’oubli des autres dominations
CHAPITRE 3. LE GENRE DANS LES NOUVELLES TECHNOLOGIES DE REPRODUCTION
I – La médecine et le corps des femmes
II – Que recouvre la notion de stérilité dans l’AMP ?
III – Critiques féministes face aux médecins des NTR
IV – L’AMP comme nouveau mode de reproduction
CONCLUSION
PARTIE II. LA STERILITE AU SENEGAL : DETTE GENERATIONNELLE ET AMBIVALENCE SEXUELLE
CHAPITRE 4. RELATIONS D’AUTORITE ET REGLES CONJUGALES AU SENEGAL
I – L’autorité des maris et la soumission des épouses
II – L’autorité de la famille
III – L’enfant : le pilier de la famille
CHAPITRE 5. PRISE EN CHARGE FAMILIALE DE L’INFERTILITE ET DE L’INFECONDITE
I – L’infertilité et l’infécondité au Sénégal
II – Les itinéraires thérapeutiques des couples infertiles
III – Le poids de l’entourage dans les parcours de soin
CHAPITRE 6. GESTION SOCIALE DE LA REPRODUCTION ET DE L’INFERTILITE
I – Le façonnement des rôles de genre au Sénégal dans un but reproductif
II – Le déni social de l’infertilité masculine
III – Les donneuses de vie
IV – L’importance du don d’engendrement
CONCLUSION
PARTIE III. LES RUPTURES INDUITES PAR L’AMP ET LES RETICENCES SOCIALES, RELIGIEUSES ET POLITIQUES
CHAPITRE 7. L’AMP AU MILIEU DES ENJEUX POLITIQUES EN SANTE DE LA REPRODUCTION
I – L’absence de loi sur l’assistance médicale à la procréation
II – Les dysfonctionnements du système sanitaire au Sénégal
III – Les tensions politiques en matière de santé de la reproduction
CHAPITRE 8. CONTEXTE RELATIONEL AUTOUR DE L’AMP
I – Un milieu concurrentiel
II – Le couple et les praticiens de l’AMP
III – L’AMP : une décision conjugale ?
CHAPITRE 9. LE REFUS DU DON D’ENGENDREMENT
I – L’AMP intraconjugale et l’AMP avec don au Sénégal
II – Les positionnements religieux sur les NTR
III – L’enfant génétique : le primat du biologique
CONCLUSION
CONCLUSION

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