Nature et causes de la « critical juncture » turque 

Le clivage « modernistes »/« traditionnalistes »

« Faut-il imiter les Européens ou garder nos spécificités religieuses et culturelles ? » C’est la question à laquelle durent faire face les élites ottomanes devant le déclin de leur pays. Cette interrogation existentielle mena à l’apparition d’un troisième clivage, opposant « modernistes » et « traditionnalistes ». Cette tension apparut avec les velléités de modernisation formulées par Selim III : conseillé par des experts militaires français, ce sultan promulgua (en 1793) le Nizam-ı Cedid, qui créait un nouveau corps d’infanterie formé à l’occidentale, dont les membres étaient recrutés via la conscription. En outre, Selim III ressentait une fascination ambigüe pour la Révolution française : « Tout indique que la France révolutionnaire horrifie et fascine en même temps l’empire de Selim III.
[…] En un sens, le sultan réformateur devient l’initiateur d’un processus d’exportation conservatrice d’un modèle révolutionnaire européen, qui va marquer le XIXe siècle ottoman dans sa totalité. »
Son successeur Mahmut II tenta de poursuivre les réformes, mais vit ses initiatives être freinées par la révolte des janissaires (au cours de laquelle le grand vizir modernisateur, Mustafa Bayraktar, fut exécuté). Ce débat entre « modernistes » et « traditionnalistes » fut également visible à travers l’affrontement (en 1908-1909) entre le sultan Abdülhamid II et les Jeunes-Turcs du « Comité Union et Progrès » (et se coupla pour l’occasion avec le clivage « autoritaires »/« démocrates », que nous allons exposer tout à l’heure), ces derniers réclamant l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Toutefois, ce fut durant la période kémaliste que le clivage entre « modernistes » et « traditionnalistes » devint le plus visible. Ainsi, Atatürk mena une entreprise de modernisation teintée d’occidentalisme (ce qui lui valut la rancoeur des milieux conservateurs). De 1922 à 1923, la
Grande Assemblée Nationale de Turquie bouleversa les structures politiques en abolissant le sultanat et en proclamant la République. En 1925, fut lancée la « révolution du chapeau » : le port du fez était désormais interdit pour les hommes, et les femmes fonctionnaires ne pouvaient plus porter le voile.
En 1926, le calendrier grégorien fut adopté. Durant la même année, les traductions du Code civil suisse, du Code pénal italien et du Code commercial allemand remplacèrent la charia. En 1928, l’alphabet latin fut adopté. Les femmes obtinrent le droit de vote en 1930 pour les élections locales, et en 1934 pour les élections nationales.

Le clivage « démocrates »/« autoritaires »

Le quatrième clivage traversant la scène politique turque semble être celui opposant les « autoritaires » aux « démocrates ». Dans ce cas également, l’opposition entre Abdülhamid II et les Jeunes-Turcs est significatif. Dans certains contextes, il convient toutefois de relever que le clivage « démocrates »/« autoritaires » se coupla avec le clivage « centre »/« périphérie » : ainsi, après le virage autoritaire du gouvernement unioniste, les tendances démocrates de l’opposition se joignirent aux représentants des populations non-turques.
Sous Atatürk, l’une des manifestations de ce clivage entre autoritaires et démocrates fut l’attitude hostile qu’eurent les autorités à l’égard du premier parti d’opposition au régime : le Parti Républicain Progressiste (Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası, TCF). Crée le 17 octobre 1924, cette formation politique réclamait, dans son programme, qu’aucun nouvel amendement constitutionnel ne soit adopté « sans l’accord explicite de l’électorat turc ». Dans ce cas également, le clivage « démocrates »/« autoritaires » se superposa avec le clivage « centre »/« périphérie » : le régime kémaliste prit prétexte de la révolte du Cheikh Saït pour interdire le TCF. Ce clivage entre « autoritaires » et « démocrates » se retrouvait d’ailleurs au cœur même de l’élite kémaliste : tandis que Celal Bayar prônait une démocratisation du régime, Recep Peker souhaitait que la Turquie kémaliste s’inspire de l’Italie fasciste et de l’URSS stalinienne.
Le clivage « autoritaires »/« démocrates » se prolongea sous İsmet İnönü, qui (par exemple) interdit aux étudiants de la faculté de droit de l’Université d’Istanbul d’organiser des réunions en hommage au poète libéral Namık Kemal. C’est, d’ailleurs, cet antagonisme entre « démocrates » et « autoritaires » qui nous permet de comprendre pourquoi, durant les élections législatives de 1950, le Parti Démocrate arriva en tête dans les régions côtières de l’Ouest du pays : ce vote en faveur de la droite ne s’expliquait pas par un conservatisme particulier des habitants de ces régions (les mœurs, au contraire, y étaient déjà plus « occidentalisées » qu’en Anatolie intérieure) mais, au contraire, par un attachement de ces électeurs aux valeurs démocratiques (ce qui les a conduit à sanctionner le CHP d’İnönü).

Le multipartisme turc après 1960

L’interlude militaire de 1960-1961

Comme nous l’avons précédemment constaté, le pouvoir d’Adnan Menderes se fit de plus en plus autoritaire à partir de la fin des années 1950, ce qui n’était pas sans susciter l’opposition de la part d’une partie de la jeunesse étudiante. Le milieu universitaire n’était toutefois pas le seul champ à exprimer un ressentiment certain à l’égard du Parti Démocrate. Rappelons également que, tout au long des années 1950, des comités militaires opposés au pouvoir de Menderes se constituaient constamment.
La dernière structure de ce genre fut créée en 1960 sous le nom de « Comité d’Union Nationale » (Milli Birlik Komitesi). Celui-ci était composé essentiellement de jeunes officiers, aux aspirations idéologiques diverses : les uns se revendiquaient d’une gauche favorable à une « restauration kémaliste » et manifestaient une certaine sensibilité à l’égard des idées nassériennes alors en vogue au Moyen-Orient, tandis que les autres (dirigés par le colonel Alparslan Türkeş) se revendiquaient du pantouranisme. Ce contexte de radicalisation de l’opposition au Parti Démocrate n’était pas sans susciter l’inquiétude d’İsmet İnönü. En effet, le 18 avril 1960, le leader du CHPavaitdéclaré : « Lorsque les conditions sont réunies, la révolution devient un droit légitime [pour les peuples]. Mais une révolution est une opération lourde et dangereuse qu’une nation ne saurait désirer. »
Dans un contexte de manifestations étudiantes à Istanbul et Ankara, le Comité sollicita l’intervention de l’ex-chef d’état-major de l’armée de terre Cemal Gürsel (le seul de ses membres à disposer du grade de général), qui devait théoriquement partir à la retraite le 30 août. Le 3 mai, celui-ci adressa une lettre au ministre de la Défense, dans laquelle il proposait une démission du gouvernement et l’organisation d’élections. Ce courrier resta lettre morte : le cousin de Menderes (qui travaillait dans ce ministère) ne jugea pas pertinent de transmettre ce document au Premier ministre.
Face à ce contexte tendu, Adnan Menderes présenta le 14 mai sa démission à Celal Bayar, que celui-ci refusa. Le président de la République aurait répondu au chef du gouvernement : « Lorsqu’on traverse la rivière, on ne change pas de monture. » Menderes se lança alors dans une vaste tournée dans les régions côtières de la Mer Egée (connues pour être de véritables fiefs électoraux pour le Parti Démocrate) afin de resserrer le soutien de son camp. Pendant ce temps, les manifestations anti-DP se poursuivaient. La présence d’une fraction de l’armée au sein de la contestation devint plus visible à partir du 21 mai, durant lequel eut lieu la marche silencieuse des élèves de l’Ecole de Guerre.
Puis, le 27 mai (alors qu’Adnan Menderes se trouvait à Eskişehir), débuta le coup d’Etat du « Comité d’Union Nationale » : le colonel Türkeş s’empara de la Maison de la Radio (à Ankara) et annonça le renversement du gouvernement Menderes. Paradoxalement, les militaires affirmèrent que leur coup d’Etat (qu’ils présentaient comme une « révolution ») n’avait pas pour but de renverser le Parti Démocrate, mais de déjouer une crise de régime. Acceptant le pouvoir, le général
Gürsel annonça dans un communiqué (intitulé Déclaration de légitimité) que son objectif était de « faire organiser des élections par une administration non-partisane et [de] remettre le pouvoir aux élus ». La seconde Déclaration de légitimité (un rapport rédigé par le « Comité d’Union nationale ») accusa par la suite le Parti Démocrate d’avoir violé la Constitution, d’avoir imposé la dictature d’un parti et d’avoir remplacé le gouvernement en groupe partisan. Une vague d’arrestation eut lieu dans le pays, qui prit fin le 2 juin. Le nouveau pouvoir interdit le DP le 29 septembre, et le procès de sesdirigeants débuta le 14 octobre. Un an après le putsch, Adnan Menderes, son ministre des Affaires étrangères (Fatin Rüştü Zorlu) et son ministre des Finances (Hasan Polatkan) furent condamnés à mort suite à un procès truqué. Quant à Celal Bayar, sa condamnation fut commuée en peine d’emprisonnement du fait de son âge.

Le retour à la démocratie

Bénéficiant du soutien officiel de l’armée , le CHP remporta avec 36,7 % des voix les élections législatives organisées le 15 octobre 1961. Toujours dirigé par İsmet İnönü, le mouvement kémaliste obtint (suite à ce scrutin) 173 sièges sur les 450 de la Grande Assemblée Nationale de Turquie. Il faisait alors face au nouveau parti de droite conservatrice (qui se présentait comme l’héritier de Menderes) : le Parti de la Justice (Adalet Partisi), qui n’était pas encore dirigé par Süleyman Demirel mais par l’ex-militaire Ragıp Gümüşpala. Cette nouvelle formation obtint 34,8 % des suffrages exprimés et 158 sièges. La tendance nationaliste était représentée (durant cette élection) par le Parti Républicain et Paysan de la Nation (Cumhuriyetçi Köylü Millet Partisi, CKMP) d’Osman Bölükbaşı, qui recueillit 14 % des suffrages et reçut 54 sièges à la TBMM. Concernant la mouvance libérale, celle-ci était incarnée par le Parti de la Nouvelle Turquie (Yeni Türkiye Partisi, YTP) d’Ekrem Alican : 13,7 % des suffrages exprimés se portèrent sur cette petite formation de centredroit, qui obtint par conséquent 65 sièges. Enfin, rappelons que la participation s’éleva à 81,4 % et que 0,8 % des suffrages exprimés se portèrent sur des candidats indépendants. Suite à cette victoire (d’une courte tête) du Parti Républicain du Peuple, İsmet İnönü devint Premier ministre mais forma une coalition (le 20 novembre 1961) avec le Parti de la Justice (qui obtint dix postes ministériels), et accorda le poste de vice-Premier ministre au conservateur Ali Akif Eyidoğan. Durant cette élection, nous pouvons constater un report des ex-électeurs du DP en faveur de l’AP si l’on observe les résultats locaux. En effet, en dépit de cette victoire du Parti Républicain du Peuple, nous pouvons constater que les provinces méditerranéennes et égéennes d’Anatolie occidentale (qui constituaient de véritables fiefs électoraux pour la formation d’Adnan Menderes) se sont nettement reportées sur le Parti de la Justice : ce nouveau parti de droite conservatrice obtint 55 % des suffrages exprimés à Izmir (contre 39,6 % pour le CHP), 58,5 % à Balıkesir (contre 35,7 % pour le CHP), 60 % à Manisa (contre 32,6 % pour le CHP), 64,4 % à Aydın (contre 30,9 % pour le CHP), 56,4 % à Denizli (contre 40 % pour le CHP), 59,4 % à Muğla (contre 38,5 % pour le CHP), 61,1 % à Antalya (contre 35,1 % pour le CHP) et 55,5 % à İçel (contre 41,2 % pour le CHP).
Toutefois, certaines provinces votant habituellement à droite ont voté à gauche durant ce scrutin. C’est le cas de Konya, où le Parti Républicain du Peuple obtint 34,6 % des suffrages exprimés (contre 23,2 % pour le Parti de la Justice). Il en alla de même à Çanakkale, où 35 % des suffrages exprimés se portèrent sur le CHP (contre 31 % pour l’AP). D’autres exemples peuvent être cités : les régions de Thrace (qui constituaient d’importantes réserves de voix pour le Parti Démocrate). Ainsi, à Kırklareli, le CHP recueillit 40,3 % des suffrages exprimés (contre 14,4 % pour l’AP). De plus, à Edirne 38,5 % des suffrages exprimés se portèrent sur le CHP (contre 26,3 % pour l’AP). Enfin, à Tekirdağ, cette désaffection (provisoire, comme nous le verrons a posteriori) à l’égard de la droite conservatrice profita au Parti de la Nouvelle Turquie, qui obtint 49,3 % des suffrages exprimés (contre 36,4 % pour le Parti Républicain du Peuple et 6,9 % pour le Parti de la Justice). Ce basculement à gauche s’avérera temporaire car, comme nous le constaterons en analysant les résultats électoraux de 1965, ces provinces retrouveront leur vote en faveur des conservateurs. Ce changement électoral épisodique peut être interprété comme une crainte (chez les électeurs de droite) de la répression politique suite au coup d’Etat de 1961 : étant donné que le candidat officiel des militaires était le leader du CHP, nous pouvons penser que nombre d’ex-électeurs du Parti Démocrate ont préféré voter pour la stabilité politique plutôt que pour leurs préférences partisanes.Les élections législatives de 1965 succédèrent à un climat d’instabilité gouvernementale. Effectivement, après avoir mis fin à l’alliance avec le Parti de la Justice, İsmet İnönü forma (le 25 juin 1962) un nouveau gouvernement de coalition avec le Parti de la Nouvelle Turquie (à qui il accordasept postes ministériels) et avec le Parti Républicain et Paysan de la Nation (qui en obtint cinq). Enfin, le 25 décembre 1963, l’ex-« Chef national » forma une nouvelle coalition en accordant des responsabilités ministérielles à trois députés indépendants. Désormais, le CKMP et le YTP ne faisaient plus partie du gouvernement (même si le YTP continuait de soutenir celui-ci). Ce dernier remaniement s’explique par le climat tendu suite aux deux tentatives de coups d’Etat du colonel Talat Aydemir (qui souhaitait instaurer une sorte de junte révolutionnaire d’inspiration kémaliste).

Du bon usage du clivage entre « autoritaires » et « démocrates »

« Il n’y aura pas d’Etat dans l’Etat, l’heure est venue de les éliminer » , « Nous entrerons dans leur tanière. Ils paieront le prix, ils seront comptables. Comment pouvez-vous donc menacer la sécurité nationale ? » C’est par ces propos que Recep Tayyip Erdoğan accueillit les résultats des élections municipales du 30 mars 2014. La radicalité des propos tenus par le leader islamo conservateur nous oblige à nous interroger sur l’attitude du Parti de la Justice et du Développement à l’égard du clivage divisant électeurs « autoritaires » et électeurs « démocrates ». Or, la caractéristique essentielle du rapport de l’AKP à ce clivage est son aspect mouvant, évolutif.
Comme nous l’avons précédemment rappelé, la coalition DSP-MHP ayant précédé l’ère AKP afficha une conception autoritaire du pouvoir (que ce soit vis-à-vis des mouvements étudiants, des revendications kurdes ou du port du voile au Parlement). Cet autoritarisme du gouvernement EcevitBahçeli s’explique en partie par le poids de la bureaucratie militaro-kémaliste sur la scène politique d’alors. Par conséquent, le jeune parti islamo-conservateur fit campagne (durant les élections législatives de 2002) sur la nécessité de démocratiser la vie politique turque et de rompre avec l’autoritarisme . Selon Hamit Bozarslan, l’AKP est alors parvenu à réactiver le clivage entre « démocrates » et « autoritaires » en capitalisant sur « la colère froide d’une bonne partie de l’électorat contre l’Etat militaro-bureaucratique du chef d’état major » . Le Parti de la Justice et du Développement se prononça pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne car, selon les propos tenus par ses dirigeants à l’époque, seule cette intégration pouvait renforcer la démocratisation du pays et contribuer à relativiser l’influence de l’armée . C’est dans cette même dynamique que l’AKP renonça à son étiquette islamiste et s’auto-définit comme l’équivalent turc des mouvements démocrates-chrétiens européens. Cette nouvelle stratégie politique porta ses fruits sur le plan électoral : comme le Parti Démocrate à ses débuts, l’AKP parvint à séduire une fraction de l’électorat anti-autoritaire (qui votait constamment à gauche depuis les élections législatives de 1973). En témoignent les résultats électoraux de l’AKP dans les régions égéennes et en Thrace (où l’influence de cet électorat, dont les spécificités idéologiques s’expliquent par la présence d’un système familial nucléaire, est très visible). Par exemple, à Izmir, l’on assista à une baisse nette du vote en faveur du centre-gauche entre 1999 et 2002 : alors que le DSP obtenait 40,3 % des suffrages exprimés en 1999, il n’en recueillit plus 1,6 % en 2002. Le CHP de Deniz Baykal ne parvint d’ailleurs pas à récupérer l’ensemble des anciens électeurs du DSP : seulement 29,1 % des électeurs d’Izmir accordèrent leur voix à la formation kémaliste. A l’inverse, le jeune mouvement islamo-conservateur reçut un score honorable dans cette province (pourtant très réticente à l’égard de l’islam politique) : alors que le Fazilet n’obtenait que 4,9 % des suffrages exprimés en 1999, le Parti de la Justice et du Développement en reçut 17,2 %. A Aydın (où le DSP totalisait 29,1 % des voix en 1999), le parti d’Ecevit n’en rassembla plus que 1,4 %trois ans plus tard. Quant au CHP, il ne parvenait à mobiliser que 20,7 % des électeurs. En revanche, le jeune mouvement islamo-conservateur parvint à tirer son épingle du jeu, en rassemblant 18,3 % des suffrages exprimés (tandis que le Parti de la Vertu n’en obtenait que 4,9 % en 1999). Enfin, à Tekirdağ, le Parti de la Gauche Démocratique passa de 41,2 % des voix à 2,5 % entre 1999 et  2002.
De son côté, le Parti Républicain du Peuple ne totalisait que 27,1 % des suffrages exprimés. A contrario, l’AKP réussit à augmenter le score du FP, en rassemblant 17 % des votes (contre  seulement 5,6 % pour le Fazilet, trois ans plus tôt).
Ainsi, en menant initialement une politique de confrontation avec l’establishment militarokémaliste, le Parti de la Justice et du Développement parvint à séduire aussi bien une partie des électeurs anti-autoritaires des régions côtières de l’Ouest que l’électorat anti-élitiste anatolien. Les affaires « Balyoz » et « Ergenekon » sont, à cet égard, révélatrices de la démilitarisation du régime opérée par l’AKP. Ces procès débutèrent en 2007, et furent intentés par le gouvernement qui accusait l’armée, une partie des services de renseignement ainsi que des activistes de gauche kémaliste et de droite nationaliste d’avoir fomenté (en 2003) un complot en vue de le renverser.
Nombre de militaires furent arrêtés durant les investigations : par exemple, le 11 février 2011, un ordre d’incarcération ordonna l’arrestation de 163 hauts gradés, et 140 d’entre eux furent emprisonnés. Le 29 juillet 2011, les chefs d’états-majors respectifs de l’armée, de l’armée de l’air et de la marine démissionnèrent . Ses investigations se conclurent par un verdict sévère à l’encontre des présumés putschistes : parmi les dix-sept condamnations à perpétuité prononcées, relevons celles de l’ex-dirigeant de l’Ecole de guerre (Nusret Taşdeler), de l’ancien commandant de la 1 ère armée (Hurşit Tolon), de l’ex-chef de la gendarmerie (Şener Eruygur), du fondateur d’une officine secrète au sein de la gendarmerie (Veli Küçük), ainsi que du chef d’état-major de l’armée entre 2008 et 2010 (le général İlker Başbuğ). L’on assisterait cependant, depuis 2013, à une évolution de l’attitude de l’AKP à l’égard de l’armée : Recep Tayyip Erdoğan entreprendrait une réhabilitation de l’ancienne bureaucratie militaire afin de s’en faire un allié contre la confrérie Gülen . Par conséquent, le 18 juin 2014, la Cour Constitutionnelle ordonna la libération 237 officiers (qui avaient été condamnés dans le cadre du procès « Balyoz ») . Actuellement, une seule personne inculpée dans le cadre du procès « Balyoz » se trouve encore derrière les barreaux : l’ex-journaliste de Taraf, Mehmet Baransu. Or, ce revirement de situation coïncide avec un retour de l’autoritarisme en Turquie . Selon le sociologue Ferhat Kentel, la politique de démocratisation lancée par l’AKP en 2002 se serait arrêtée en 2010 (du fait de l’éviction des militaires de la vie politique) et depuis, le gouvernement islamo-conservateur aurait des velléités autoritaristes . De même, l’éditorialiste Mustafa Akyol(pourtant ancien partisan de l’AKP) n’hésite pas à décrire la Turquie comme une « démocratie  illibérale » . L’on assisterait donc à un rebasculement du clivage opposant les « démocrates » aux « autoritaires », avec cette fois-ci un Parti de la Justice et du Développement qui jouerait la carte de l’autoritarisme. Les protestations de Gezi (mai-juin 2013) et leur répression (ainsi que la polarisation provoquée par ce mouvement au sein de la société turque) pourraient d’ailleurs être interprétées à l’aune de ce rebasculement. D’ailleurs, l’attitude de la police durant ces événements fut sévèrement critiquée par plusieurs ONG, dont Amnesty International qui dénonça les brutalités commises contre les manifestants . De même, des violences policières ont fréquemment lieu lors de manifestations d’agriculteurs contre les projets de centrales hydroélectriques . Ces méthodes sont tellement fréquentes qu’en 2012, l’Association des Avocats Progressistes (Çağdaş Hukukçular Derneği) a installé une ligne téléphonique d’urgence pour les victimes de ces agissements . En 2014, les autorités bloquèrent momentanément l’accès des internautes turcs à YouTube et Twitter. En outre, selon le classement de Reporters sans frontières, la liberté d’expression serait dans une « situation difficile » en Turquie . D’ailleurs, le 19 mai dernier, le journal Hürriyet publia une lettre ouverte de sa rédaction adressée à R. T. Erdoğan, enjoignant celui-ci à respecter les libertés d’expression et de la presse . Enfin, depuis quelques mois, les procès pour « insulte » à l’encontre du président ne cessent de pleuvoir (un tribunal d’Ankara a d’ailleurs ordonné au leader du CHP de verser 10 000 lires de dédommagement au président de la République pour l’avoir « insulté »). Cet autoritarisme du Parti de la Justice et du Développement n’est pas pour déplaire aux électeurs « autoritaires », qui constituent une frange non négligeable de la population : d’après une étude publiée par l’institut Ipsos KMG en janvier 2015, 61 % des Turcs ne se déclarent pas opposés à une restriction de l’usage d’internet et 60 % ne seraient pas réticents à une censure des médias.
Soulignons, par ailleurs, que l’autoritarisme de l’AKP est avant tout une conséquence de sa nature populiste. Comme l’explique Jan-Werner Mueller, « Les populistes […] ne sont pas seulement anti élitistes ; ils sont nécessairement anti-pluralistes et donc antilibéraux. Leur politique est toujours polarisante, fragmentant les vrais citoyens entre les personnes pures, morales et les autres individus immoraux – qu’Erdoğan souvent qualifie simplement de ‘’traîtres’’ ». Cet autoritarisme populiste s’accompagne aussi d’une critique croissante de l’Union européenne (voire, plus généralement, de l’Occident). Par exemple, suite à la condamnation à mort de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi, Recep Tayyip Erdoğan déclara sur Twitter (le 16 mai dernier) : « Je demande aux pays occidentaux : pourquoi restez-vous silencieux ? Pourquoi ne prenez-vous pas des sanctions contre l’Egypte qui a condamné Morsi à la peine de mort ? » Un durcissement du ton de l’AKP à l’égard des Occidentaux est donc perceptible depuis la répression du mouvement de Gezi (qui, rappelons-le, fut sévèrement critiquée à l’échelle internationale). Nous pouvons donc interpréter les refus répétés à nos demandes d’entretiens de la manière suivante : en plus de révéler une culture partisane caractérisée par une certaine méfiance, ces refus sont l’illustration d’un durcissement du Parti de la Justice et du Développement dans son rapport à l’Occident. Paradoxalement, la nouvelle rhétorique de l’AKP renoue d’ailleurs (bien qu’à un degré moindre) avec les conceptions isolationnistes jadis défendues par l’establishment militaro-kémaliste . Cependant, le succès électoral du mouvement islamo conservateur ne repose pas uniquement sur sa rhétorique populiste et sur son habile instrumentalisation du clivage opposant « autoritaires » et « démocrates », mais aussi sur l’efficacité de son organisation interne.

Une organisation interne efficace

Comme le rappelle le politologue Michelangelo Guida, Recep Tayyip Erdoğan a commencé sa carrière en obtenant la fonction de dirigeant de la section stambouliote du Parti de la Prospérité : « Erdoğan transforme la section d’Istanbul en puissante machine électorale. La direction provinciale est le cerveau vers lequel confluent toutes les informations sur les problèmes les plus pressants, et les fait remonter à la direction locale. En outre, en particulier dans les quartiers les plus pauvres, les militants rendent visite aux familles et leur apportent éventuellement une aide matérielle. Erdoğan parvient à mettre sur pied une vaste organisation de militants animés de la volonté d’être au service (hizmet) de la religion et de la collectivité, ce qu’aucun parti n’avait jamais réussi à faire en Turquie. » Ses talents d’organisateur lui vaudront d’ailleurs d’être élu député (en 1991), puis maire de la métropole d’Istanbul (en 1994).

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Table des matières
Introduction 
Première partie : Aux origines du système partisan turc 
I / Les quatre clivages structurants
A ) Nature et causes de la « critical juncture » turque
B ) Le clivage « musulmans stricts »/« musulmans pluralistes »
C ) Le clivage « centre »/« périphérie »
D ) Le clivage « modernistes »/« traditionnalistes »
E ) Le clivage « démocrates »/« autoritaires »
F ) La décennie Menderes (1950-1960)
II / Le multipartisme turc après 1960
A ) L’interlude militaire de 1960-1961
B ) Le retour à la démocratie
C ) La montée des radicalités
D ) L’ultimatum du 12 mars 1971 et le régime militaire de 1971-1973
E ) Les élections législatives de 1973 et la coalition CHP-MSP
F ) Les deux gouvernements de « Front Nationaliste »
G ) La junte militaire de 1980-1983 et la « Synthèse turco-islamique »
H ) Les années ANAP (1983-1991)
I ) Le retour des gouvernements de coalitions
J ) Les élections législatives de 1999 et la coalition DSP-MHP (1999-2002)
Deuxième partie : L’AKP à l’épreuve du pouvoir 
I / Bilan et orientations idéologiques
A ) Une satisfaction des électeurs sur les « enjeux consensuels »
B ) … mais également sur les « enjeux conflictuels »
II / Un parti s’appuyant sur une large base électorale
A ) L’AKP : une synthèse des droites turques
B ) Du rôle de l’idéologie dans le maintien au pouvoir de l’AKP
C ) L’AKP : un parti populiste et élitiste
D ) Aspects démographiques du succès électoral de l’AKP
E ) Du bon usage du clivage entre « autoritaires » et « démocrates »
F ) Une organisation interne efficace
Conclusion 
Bibliographie 
Annexes 
Tableaux électoraux 
Résultats des élections législatives de 1950 à 1957
Résultats des élections législatives de 1961 à 1977
Résultats des élections législatives de 1983 à 1999
Résultats des élections législatives de 2002 à 2011
Résultats provinciaux de l’élection présidentielle du 10 août 2014
Cartes
Provinces de Turquie
Implantations des trois candidats lors de l’élection présidentielle du 10 août 2014
Implantations de l’AKP, du CHP, du MHP et du BDP/HDP lors des élections locales du 30 mars 2014
Implantation de l’AKP lors des élections locales du 30 mars 2014
Implantation du CHP lors des élections locales du 30 mars 2014
Implantation du MHP lors des élections locales du 30 mars 2014
Implantation du BDP/HDP lors des élections locales du 30 mars 2014
Indices de développement humain en Turquie (taux provinciaux)
Eléments d’iconographie

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