Morphosyntaxe de l’interrogation en conversation spontanée

Ce sujet est né d’une intuition linguistique forte : la nécessité d’appuyer les analyses issues, entre autres, des philosophies du langage (on peut notamment citer [Sperber 1989] et [Searle 1969]) et des travaux des courants pragmatiques [Austin 1962] et [Moeschler 1996] sur des indices morphosyntaxiques qui proviennent d’énoncés réellement attestés. D’une part, ces derniers permettent d’ancrer les analyses dans une réalité langagière dont les paramètres peuvent être objectivement définissables.  D’autre part, les descriptions de chaque variation morphosyntaxique sont en mesure de nous renseigner, en partie du moins, sur la nature du rapport que les énonciateurs entretiennent avec leurs propres productions. Il ne s’agit pas de dénoncer certains usages, réputés « non normés », pour en entériner d’autres, réputés « normés ». Il s’agit d’observer la réalité d’une pratique langagière en synchronie.

Après avoir commencé, dès octobre 2008, par un examen minutieux d’énoncés interrogatifs, issus de différents corpus (on pense notamment au corpus CIO, disponible sur ASILA et au corpus OTG, disponible auprès de Jean-Yves Antoine), la nécessité de modéliser les structures morphosyntaxiques récurrentes est apparue [Lailler 2009]. Les premiers travaux de [Luzzati 2006] ont constitué les éléments de fondement de l’effort de modélisation. En revanche, plutôt que de construire un corpus pour les besoins de l’expérimentation (corpus qui aurait de fait introduit des biais dans l’analyse), on s’est attaché à trouver des corpus de données attestées disponibles et qui utilisaient le point d’interrogation. Ceci est primordial, dans le mesure où les énoncés retenus pour construire, tester et amender les modèles ont été choisis car ils étaient identifiés comme interrogatifs.

Le premier corpus (RITEL) a permis de tester le premier modèle construit [Lailler 2008a] et de vérifier la stabilité des outils interrogatifs du français contemporain. Le second corpus (« Un SMS pour la science ») a, lui, validé les modèles amendés et a autorisé la description de l’interrogation selon trois axes, chacun prenant en compte l’un des aspects de cette modalité. Puis, l’idée d’aboutir, en collaboration, à des réalisations informatiques dans le cadre d’un Système dit de Question/Réponse a germé ([Garcia-Fernandez 2008] et [Garcia-Fernandez 2010]). On a ensuite envisagé un développement informatique personnel, à base d’étiquetage, avec le logiciel Unitex. On s’est finalement limité à une tentative de validation en prenant pour support un stage étudiant de quelques semaines. Un premier effort de validation, fondé sur un test d’évaluation d’énoncés interrogatifs par des locuteurs natifs, avait déjà été organisé. Ces deux formes de validation du présent travail ont été mis au point afin de vérifier la stabilité et l’homogénéité des descriptions par morphotypes auxquelles les analyses avaient abouti. Le vocable morphotype désigne, au sein de ce travail, chacune des structures morphosyntaxiques qui correspondent à une utilisation spécifique de l’interrogation. Quatre ans (dont trois ans supporté par un poste de demi-ATER) ont été nécessaires pour mener ce travail à bien.

En s’intéressant aux phénomènes pragmatiques liés à la présence d’un destinataire, le présent travail a pour objectif d’observer et de d’inventorier, à l’aide de «cartographies » (cf. page 132), la diversité des intentions communicatives contenues dans les énoncés qui sont proférés par un locuteur natif en situation conversationnelle. Les « cartographies » en question consistent à relever les pourcentages d’occurrences des morphotypes interrogatifs, issus de chacun des modèles, à l’intérieur des corpus d’étude. On aboutit alors, pour chaque corpus, à une répartition significative de son degré d’interlocution et de son rapport à l’interrogation. Le plus souvent, un énoncé fait sens à deux niveaux : il transmet non seulement une information, mais il manifeste également un positionnement sur le monde et sur autrui. Mieux appréhender les indices de cette relation à l’autre permettrait de dévoiler l’intentionnalité des locuteurs en identifiant leurs stratégies discursives et argumentatives.

Le domaine de l’interaction 

Si les interactions sociales peuvent être perçues comme autant de mises en scène, c’est parce qu’elles se déroulent selon des schémas préétablis, fréquemment appelés canevas conversationnels dont tous les participants ont conscience. Ainsi comme le souligne [Goffman 1974] :

« l’individu tend à extérioriser ce qu’on nomme parfois une ligne de conduite, c’est-à-dire un canevas d’actes verbaux et non verbaux qui lui sert à exprimer son point de vue sur la situation, et, par là, l’appréciation qu’il porte sur les participants, et en particulier sur lui-même. Qu’il ait ou non l’intention d’adopter une telle ligne, l’individu finit toujours par s’apercevoir qu’il en a effectivement suivi une. Et, comme les autres participants supposent toujours chez lui une position plus ou moins intentionnelle, il s’ensuit que, s’il veut s’adapter à leurs réactions, il lui faut prendre en considération l’impression qu’ils ont pu se former à son égard. »

Selon Goffman, tout indivu se forge donc sa propre image au même titre qu’il en prête une à chacun de ses interlocuteurs. [Goffman 1974] parle alors de Faces et définit ce concept en évoquant :

« la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier. La face est une image du moi déclinée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi. »

Cette valeur sociale positive doit être défendue. Il convient également de ne pas détériorer celle de son interlocuteur si l’on souhaite la poursuite et la réussite de l’échange en cours. Ce principe de réciprocité permet d’envisager les interactions verbales sous un nouvel angle : Les interactants sont attentifs à l’impression qu’il vont laisser au moins autant qu’au contenu de leurs tours de parole.

Interaction et oral 

Les interactions sociales font l’objet d’une codification qui autorise la poursuite de l’échange pour parvenir à la satisfaction de chacun des intervenants. Qu’il soit oral ou écrit, cet échange répondra aux codes exigés par la situation argumentative et pragmatique. On ne s’entretient pas avec son médecin comme on discute avec un membre de sa famille ou avec un enfant. De plus, on ne le fait pas de la même manière selon les pays ou les régions ; les références interculturelles modifient la donne. Ainsi, Edgar Morin souligne dans La Méthode, tome 1 (p.51), que :

« Les interactions sont des actions réciproques modifiant le comportement ou la nature des éléments, corps, objets, phénomènes en présence ou en influence. »

L’adaptation à la situation communicative engage chaque individu. Qu’elles soient positives (émulation entre apprenants, participation à un projet commun), négatives (conflits, rivalité) ou ambivalentes (débat d’idées), les interactions constituent un point de départ incontournable pour appréhender un sujet parlant.

Objet privilégié de la philosophie et de la psychologie sociale, l’interaction est également un élément primordial pour la linguistique, notamment lorsque celle-ci s’intéresse aux phénomènes conversationnels. La notion même de conversation induit la co-présence du locuteur et de son interlocuteur dans la situation de discours (cf. les travaux de [Schegloff 1996b], [Schegloff 1996a] et [Kerbrat-Orecchioni 2005]) et par conséquent, une situation orale. Même si certaines formes d’orales peuvent être médiatisées (conversations téléphoniques, émission radiophoniques ou télévisées en direct, visioconférence), l’émision et la réception du message sont quasi-simultanées ce qui engendre des tours de paroles interactivement efficaces, qui répondent aux impératifs du canevas social requis [Mondada 2000].

Code écrit et code oral

Introduite, entre autres, par Ferdinand de Saussure [De Saussure 1972], la distinction code oral/code écrit renvoie à la sphère communicative : elle induit un ensemble de conventions communément admises afin de produire des messages. Toutefois, le concept de code ne coincide pas avec celui de langue. Le morse est, par exemple, un code et non une langue. Au sein du domaine linguistique, la notion de code permet de créer une séparation entre la langue écrite et la langue parlée. La parole actualise le code communément admis ; elle fait passer la langue de la virtualité à la réalité. La langue correspond à une image statique produite par une communauté constituée à un instant « T » tandis que la parole actualise, en même temps qu’elle individualise, l’utilisation de ce code. La langue parlée dit l’appropriation du code par les locuteurs de la communauté. Ces derniers, en proférant un discours, entrent dans une sphère dynamique et interactive. Dans le [De Saussure 1972], Saussure déclare que : « [La langue] est un trésort déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse. »

La langue est un « bien hérité » par chaque individu, dont il dispose pour montrer sa volonté et son intelligence propre. Il s’agit d’un matériau essentiel qui permet de produire un nombre infini d’énoncés qui ont, eux, un caractère accidentel et individuel. Un locuteur ne peut parvenir à lui-seul à modifier la langue tout comme il ne la perd pas, même s’il est privé de son usage oral. Au chapitre IV de [De Saussure 1972], Linguistique de la langue et linguistique de la parole, Saussure souligne que : « Enfin, c’est la parole qui est à l’origine du changement linguistique : tout ce qui est diachronique dans la langue ne l’est que par la parole. »

La dichotomie saussurienne code écrit/code oral, qui vient renforcer les autres dichotomies (axe synchronique vs axe diachronique ; axe paradigmatique vs axe syntagmatique) constitue un encouragement à développer des études sur la langue orale. Pour Saussure, l’oral et l’écrit renvoient à deux manières très différentes de s’exprimer qui ont chacune des spécificités propres, que la linguistique doit identifier. Saussure va même plus loin en expliquant que la langue écrite possède un lien direct avec la notion de norme. C’est donc à la grammaire d’en assurer la description. L’oral, quant à lui, est princeps et c’est la raison pour laquelle il est l’apanage des études linguistiques qui doivent non seulement dévoiler les évolutions et les expliquer (perspectives diachroniques) mais également les attacher à un usage (perspectives synchroniques).

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Table des matières

Introduction
1 Le domaine de l’interaction
1.1 Interaction et oral
1.1.1 Code écrit et code oral
1.1.2 Des énoncés conçus et perçus dans le fil de l’énonciation
1.1.3 Parole spontanée : caractérisation objective
1.2 Identification d’une interaction
1.2.1 Le concept de négociation : apports théoriques
1.2.2 Le pendant sociologique : la théorie des Faces
1.2.3 L’intentionnalité : quelques exemples
1.3 Conversation spontanée et grammaticalisation
1.3.1 Description et cadrage théorique
1.3.2 Apport de la grammaire dite « traditionnelle »
1.3.3 Acceptabilité et statut des exemples
1.4 Les systèmes de CHM et la conversation spontanée
1.4.1 Connaissances et intérêt
1.4.2 Les limites de traitement en CMO
1.4.3 Applications envisageables
2 Le domaine de l’interrogation
2.1 Un bref historique de la modalité interrogative
2.1.1 D’une langue casuelle à une langue configurationnelle
2.1.2 Les mots interrogatifs en latin
2.1.3 La locution est-ce que
2.2 Un cadre paradigmatique hérité du latin
2.2.1 Une double opposition paradigmatique délicate à manier
2.2.2 Une modalité dite obligatoire et exclusive
2.2.3 Conversations spontanée et interrogation
2.3 L’interrogation : une interaction spécifique
2.3.1 Limites pragmatiques et interactives du cadre traditionnel
2.3.2 Le paradigme de réponses escomptées
2.3.3 Nouvelle typologie de l’interrogation
2.4 Modalité interrogative et réalisations informatiques
2.4.1 Les systèmes de Questions/Réponses
2.4.2 Gestion de l’information
2.4.3 Connaissances dynamiques : la nécessité d’une modélisation
3 Les corpus d’énoncés attestés
3.1 Présentation des corpus de travail
3.1.1 Des corpus en langue naturelle
3.1.2 Des zones d’influence et d’usage
3.1.3 L’expérimentation : préambule introductif
3.2 Le corpus RITEL
3.2.1 Deux impératifs : réactivité et dynamicité
3.2.2 Une interaction crescendo : l’intentionnalité pas à pas
3.2.3 Un corpus de développement
3.3 Le corpus « d’Un SMS pour la science »
3.3.1 La campagne scientifique
3.3.2 Les questions issues « d’Un SMS pour la science »
3.3.3 Comportement langagier induit par l’interlocuteur
4 L’interrogation et ses observables
4.1 Interrogation, intention, modélisation et observables
4.1.1 La notion de modèle
4.1.2 Efficience de la typologie
4.1.3 Difficultés et limites de traitement d’un modèle
4.2 Interaction et pragmatique
4.2.1 Les questions toniques : un gage de confrontation
4.2.2 Les questions périphrastiques : un gage de respect
4.2.3 La versation : un gage de distance
4.3 Evaluer ce travail : tests et perspectives computationnelles
4.3.1 Pourquoi tester les modèles ?
4.3.2 Une enquête de faisabilité
4.3.3 Un modèle computationel : stage et développement
Conclusion

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