Michel Foucault et le théâtre

Genèse de l’anti-dialectique : le tragique

Le théâtre représente, dans les travaux de Foucault, une présence aussi constante que fragmentée, dispersée dans une série de textes, références, constellations conceptuelles complexes et hétérogènes. Le problème de la théâtralité joue au moins à trois niveaux différents (mais toujours entremêlés) : le champ sémantique du théâtre offre un réseau de notions philosophiquement denses, capables de dessiner de nouvelles perspectives pour la tâche philosophique de notre présent ; les œuvres théâtrales – les tragédies en particulier – sont des formes de discours historiquement déterminées mais aussi des témoignages artistiques de configurations historiques de savoir et de pouvoir ; enfin le discours de Foucault lui-même présente une valeur dramatique, comme on voit avec ces mises en scène discursives proposées par ses livres ou ses cours. Une philosophie-théâtre donc ; des expressions théâtrales de jeux historiques de vérité ; enfin une dramatique des discours comme puissance critique de pensée et de parole. Ce sont ces noyaux de réflexion que le présent travail se propose d’explorer et d’analyser, en prenant clairement comme hypothèse de départ l’idée que le théâtre ne représente pas pour Foucault seulement un problème d’ordre esthétique, une digression savante dans le domaine de l’art dramatique, mais un vecteur de problématisation traversant de manière diagonale ses travaux. Ce dernier permet de ressaisir et réactiver des exigences philosophiques qui demeurent au cœur de son parcours intellectuel : la mise en question de nos formes de savoir et de vérité non plus selon une méthode dialectique, herméneutique ou historiciste, mais à travers la minutieuse et patiente reconstruction de la « scène » de leur affirmation ainsi que des partages et des luttes les traversant; la force inventive d’une parole qui se fait corps et geste, scène publique de résistance et construction d’un monde, d’un «théâtre de la vérité», différent. Le théâtre est une virtualité de pensée novatrice dont les méthodes archéologique et généalogique incarneront les réalisations sur le terrain de l’histoire.

Le théâtre dans Histoire de la folie

La folie et son histoire sont radicalement tragiques, nous enseigne Foucault. Mais la présence du théâtre dans Histoire de la folie ne se limite pas à la portée philosophique de ce concept d’ascendance nietzschéenne. Si l’on regarde de près les analyses et les argumentations foucaldiennes, on s’étonnera de la récurrence, de la richesse et de l’importance des références aux textes dramatiques eux-mêmes. Il faut dès lors comprendre quel rôle ces renvois jouent dans les argumentations et le style de l’ouvrage. Il s’agira pour cela de mettre en relief les multiples usages des pièces théâtrales, et de souligner ainsi la cohérence du thème du théâtre dans le fil discursif foucaldien. D’autre part, il sera aussi important de problématiser ces références, pour en saisir la valeur philosophique, davantage même qu’historique ou culturelle. Il faut cependant commencer par s’interroger sur la position des œuvres d’art dans la méthode archéologique de Foucault. Le théâtre, comme les autres références artistiques, et notamment la peinture et la littérature, est d’abord pour Foucault l’expression d’une configuration historique d’expérience. L’archive, on l’a vu, est l’ensemble des traces verbales conservées dans une période historique déterminée, à travers lesquelles l’archéologue cherche le «savoir commun» qui a rendu possibles «les pratiques, les institutions et les théories» : le « savoir constituant et historique ».
Les textes théâtraux constituent sans doute un élément des archives, en particulier de ces archives hétérogènes de savoirs et de pratiques où Foucault se plonge à la recherche des différents visages du fou tout au long de l’histoire. Il n’y a pas de hiérarchie de valeur dans ces traces verbales, aucune primauté des discours philosophiques, scientifiques ou médicaux.
Shakespeare peut ainsi se retrouver à côté d’un tableau de Bosch ou de farces satiriques, tous les trois censés refléter, de manières différentes mais strictement liées, l’expérience de la déraison à la Renaissance, et Racine à côté de Vélasquez ou d’une lettre de cachet pour la folie classique. Les œuvres dramatiques représentent une séquence d’existence des discours, et sont en tant que telles un objet essentiel du travail historique de Foucault.

Une philosophie-théâtre. Résonances Foucault-Deleuze

Ariane s’est pendue. Ainsi commence le récit philosophique que Foucault consacre en 1969 à Différence et répétition de Gilles Deleuze. La jeune fille de Minos, désespérant de revoir un jour Thésée sortir du labyrinthe, se donne la mort ; maîtresse du cycle de l’identique, ayant échoué dans son dessein de lier et de faire revenir à soi son amant, elle se pend «au fil amoureusement tressé de l’identité, de la mémoire et de la reconnaissance». Le héros athénien en même temps s’enfonce dans son égarement et se perd joyeusement dans les méandres de
l’indissocié et du disparate. «Corridors, tunnels, caves et cavernes, fourches, abîmes, éclairs sombres, tonnerres d’en dessous : il s’avance, boîte, danse, bondit», dans un mouvement qui n’a plus rien de l’entreprise victorieuse contre le monstre horrible et cruel, le Minotaure, mais devient plutôt une dissolution dans le royaume de celui qui, étant à la fois homme et animal, prince et créature infernale, taurine, marque l’impossibilité de toute identité et traîne le héros dans les spirales de sa perversion, de «son extrême distorsion». Le Minotaure se transforme en Dionysos, dieu de l’indistinct, de la perte de soi, de l’ivresse. Le dieu bachique n’est pas le sauveur d’Ariane à Naxos, il est l’abîme de l’errance de Thésée : «Dionysos masqué, Dionysos déguisé, indéfiniment répété. Le fil célèbre a été rompu, lui qu’on pensait si solide ; Ariane a été abandonnée un temps plus tôt qu’on ne le croyait : et toute l’histoire de la pensée occidentale est à récrire».
Or en quoi cette narration allusive, lyrique, cette fiction mythologique imaginée par Foucault pourrait-elle recéler la portée philosophique du texte deleuzien ? Comment la pendaison d’Ariane entraînerait-elle, selon l’affirmation de Foucault lui-même, une réécriture de la pensée occidentale ? Dans un compte-rendu qui est en réalité un hommage à son ami et collègue, Foucault met en scène celle qui est à ses yeux l’opération fondamentale de la nouvelle philosophie deleuzienne : la rupture de la pensée dominante et dominatrice de l’identité et de l’unité, vers l’affirmation de figures anarchiques, de mouvements différentiels, de subjectivités dérivées et multiples. La fin d’Ariane se consume dans l’éclatement radieux des déplacements, dans la danse des simulacres et des différences. « La pensée n’est plus un regard ouvert sur des formes claires et bien fixées dans leur identité ; elle est geste, saut, danse, écart extrême, obscurité tendue. C’est la fin de la philosophie (celle de la représentation). Incipit philosophia (celle de la différence) ». Sous les traits de cette philosophia on reconnaît facilement des éléments de subversion que Foucault attribuait dans les années soixante au langage littéraire – la répétition qui fait différence, les jeux de masques, les gestes de dissolution incontrôlés des formes identitaires.

Le théâtre et son double. Foucault, Artaud : la scène comme force d’insoumission

Le double est l’être du langage littéraire. Dans les jeux de redoublement et les miroirs linguistiques se tisse l’ontologie de la littérature, de la parole se faisant œuvre. Mais il y a une autre figure convoquée par Foucault, à partir des années soixante, pour parler de l’écriture littéraire, on l’a déjà vu en explorant la question du tragique : l’expérience sans recours de la folie. La folie comme déraison tragique, la folie qui dépasse les tentatives modernes de médicalisation et de psychiatrisation du fou, est le vide excavé sous nos paroles, l’abîme du non-sens qui en met en question la force de signification, qui ronge les plates certitudes. La duplication et la doublure, les dynamiques d’auto-référentialité qui renferment le langage littéraire dans une impossible herméneutique, dans la dispersion du sens, communiquent alors avec la folie.
Il est temps de s’apercevoir que le langage de la littérature ne se définit pas par ce qu’il dit, ni non plus par les structures qui le rendent signifiant. Mais qu’il a un être et que c’est sur cet être qu’il faut l’interroger. Cet être, quel est-il actuellement ? Quelque chose sans doute qui a affaire à l’auto-implication, au double et au vide qui se creuse en lui. En ce sens, l’être de la littérature, tel qu’il se produit depuis Mallarmé et vient jusqu’à nous, gagne la région où se fait depuis Freud l’expérience de la folie.
Raymond Roussel, Brisset, Wolfson sont pour Foucault les expressions vives dans leur souffrance non pas d’une communion originaire entre génie et folie, mais du fait que, pour la culture moderne, littérature et folie se croisent dans l’espace d’un creux du langage qui traverse les paroles effectivement dites et replie les mots sur eux-mêmes pour former ce qu’on appelle une œuvre littéraire. Il n’existe aucunement pour nous quelque chose comme une œuvre de la folie, car la folie ne peut pas dans notre configuration discursive tenir une parole dotée de sens ; mais il existe des expressions littéraires qui, sur les bords de la folie, nous laissent percevoir les distances obscures (car a-signifiantes) du langage et nous font entrevoir ce que pouvait être autrefois (ce que pourra être éventuellement dans l’avenir) une vérité de la folie– d’où la valeur critique de ces résurgences de la déraison dans notre langage.

L’autre scène de la vérité. Nietzsche et la généalogie

En 1976 Foucault donne au Japon un entretien avec le poète, scénariste, dramaturge et réalisateur Shūji Terayama, protagoniste de l’avant-garde théâtrale japonaise des années soixante. Il y est question de théâtre, évidemment, et d’histoire. En raison du style dramatisé des analyses historiques foucaldiennes, Terayama lui demande s’il ne serait pas possible de considérer l’histoire comme un théâtre, et en particulier l’historien comme un metteur en scène ou un critique théâtral. La réponse de Foucault est tranchante : Je suis tout à fait désolé, mais il m’est même impossible de considérer l’histoire comme théâtre. Je ne pense pas que l’histoire ait des spectateurs et l’idée ne me viendrait pas de comparer l’historien au metteur en scène. Il vaudrait mieux vous dire que je ne comprends pas votre métaphore. […] Celui qui se trouve dans l’histoire ne peut plus la saisir, une fois qu’il est devenu spectateur. En d’autres termes, seul l’homme qui crée l’histoire, à savoir celui qui se trouve dedans, peut voir l’histoire. […] J’ai l’impression que, quand le théâtre intervient, l’histoire et le processus du savoir valide disparaissent.
Le nœud problématique qui rend impossible le rapprochement entre histoire et théâtre pour Foucault est très clairement exprimé : l’histoire est un processus mobile, toujours en devenir, un réseau dispersé de rapports de forces et d’événements dont personne ne peut penser sortir pour assumer le point de vue surélevé et global du metteur en scène ou du spectateur, quitte à abdiquer en réalité la possibilité de regarder vraiment et de faire l’histoire. La place de Dieu, le seul qui pourrait prétendre au rôle de spectateur, reste vide. La perspective foucaldienne est celle d’une histoire comme mouvement dont on est tous acteurs – l’idée qu’il existe d’un côté ceux qui font l’histoire et de l’autre côté ceux qui la subissent n’est qu’une ruse du pouvoir dominant pour tenter de soustraire la force politique essentielle des existences individuelles et la reléguer à un rôle passif dans les relations réelles. Le théâtre et son «quatrième mur», la représentation sur la scène théâtrale proprement dite, sont alors des modalités d’interprétation incompatibles avec la façon foucaldienne d’écrire l’histoire.

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Table des matières

NOTE INTRODUCTIVE 
CHAPITRE I :Aux confins de l’histoire. Le tragique
1. Genèse de l’anti-dialectique : le tragique
2. Une histoire tragique de la raison
3. Le théâtre dans Histoire de la folie
4. « Il faut dire des mots, tant qu’il y en a »
CHAPITRE II :Theatrum philosophicum : le dédoublement de l’immanence
1. Double, simulacre, fiction : les armes de la subversion
2. Une philosophie-théâtre. Résonances Foucault-Deleuze
3. Le théâtre et son double. Foucault, Artaud
4. L’autre scène de la vérité. Nietzsche et la généalogie
CHAPITRE III :Œdipe : tragédie et généalogie de la vérité
1. Sortir du complexe
2. L’établissement des faits. Vérité et pureté
3. Œdipe le double. Sauveur, monstre, tyran
4. L’Anti-Œdipe
5. Véridiction, aveu, alèthurgie. Quel sujet est Œdipe ?
CHAPITRE IV :Le théâtre du pouvoir
1. Spectacle et discipline. Le pouvoir en dehors du droit
2. Le théâtre de la souveraineté
3. Tragédie et démocratie
4. Grotesque, ubuesque, comique
CHAPITRE V :Les corps en scène
1. Le théâtre politique de la résistance
2. Corps utopique, corps double
3. Vérité, simulation, dramatisation. Le corps hystérique
4. Mon corps et le corps Autre. Le théâtre de la possession
5. Le théâtre scandaleux de la vérité. Le corps cynique
CONCLUSION :La philosophie : une performance ? 
BIBLIOGRAPHIE

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