Méthodes algébriques dans la musique et la musicologie du XXème siècle

« Peut-on parler de musique avec les outils de l’algèbre ? », pourrait-on se demander en paraphrasant les propos d’un récent colloque d’épistémologie musicale. Répondre positivement à cette question implique une démarche particulière reposant sur l’affirmation qu’il existe une relation pertinente entre musique et mathématiques. Définir le double caractère de cette pertinence, à la fois mathématique et musicale, semble être une condition nécessaire pour s’interroger sur la place des méthodes algébriques en musique et musicologie. Nous avions ainsi choisi, dans un précédent travail, d’introduire le concept de recherche mathémusicale pour exprimer le lien étroit que l’approche algébrique permet d’établir entre recherche musicale et recherche mathématique .

Si l’application d’outils mathématiques à la musique représente l’illustration la plus commune des relations entre mathématiques et musique, la musique peut à l’inverse constituer un objet de recherche en soit pour les mathématiques. Ce type de réversibilité est l’un des enjeux majeurs de l’approche algébrique, ce qui explique peut-être la quantité croissante de publications sur le sujet dans les dix dernières années, aussi bien dans des ouvrages de musicologie ou de théorie de la musique que dans des revues spécialisées de mathématiques.

L’application des méthodes algébriques met en œuvre trois aspects qui sont souvent étroitement liés : aspects théoriques, analytiques et compositionnels. Dans notre travail, nous proposons de tenter de les séparer afin de mettre en évidence leurs propres modes de fonctionnement, à la fois musical et musicologique. Cependant, nous insisterons à plusieurs reprises sur le caractère très limitatif d’une telle catégorisation qui prétendrait définir les champs possibles d’application de toute méthode algébrique à la musique ou à la musicologie. Il est bien connu qu’au XXe siècle, théorie musicale, analyse et composition sont des disciplines qui s’influencent mutuellement. Toute tentative de séparer ces trois domaines se heurte à des difficultés qui sont particulièrement frappantes dans le cas de l’approche algébrique.

Un simple survol historique de l’émergence de l’approche algébrique en musique met en évidence la place centrale occupée par certains compositeurs/théoriciens qui n’ont pas hésité pas à proposer des applications analytiques de leurs démarches théoriques et compositionnelles. Nous concentrerons notre réflexion sur trois compositeurs/théoriciens qui sont emblématiques de la place de la réflexion théorique sur la musique, non seulement dans ses ramifications analytiques et compositionnelles, mais aussi dans son caractère éminemment algébrique, qui le distingue clairement d’autres propositions théoriques de la même période.

Milton Babbitt aux Etats-Unis, Iannis Xenakis en Europe et Anatol Vieru en Europe de l’Est représentent une « trinité » de compositeurs/théoriciens, l’algèbre étant l’élément unificateur de leur pensée théorique, analytique et compositionnelle. Tous les trois sont arrivés, presque au même moment et d’une façon indépendante, à la découverte du caractère algébrique du tempérament égal. Plus précisément, ils ont mis en évidence la notion mathématique de groupe en tant que concept unificateur de leur pensée théorique. Ces trois démarches théoriques ont par contre eu des influences différentes dans l’analyse musicale. Aux Etats-Unis, les idées de Milton Babbitt sont à la base de la Set Theory, une discipline analytique dont certains développements récents, notamment autour de la théorie transformationnelle de David Lewin, ont poussé la formalisation algébrique très loin des idées originaires. Dans le cas d’Anatol Vieru, les ressemblances avec la Set Theory ont été mises en évidence par le compositeur lui-même qui a donné une analyse très lucide de l’importance d’une démarche algébrique en théorie et analyse musicale. À la différence des deux compositeurs précédents, une application analytique des théories algébriques proposées par Iannis Xenakis, en particulier la théorie des cribles, change radicalement la notion d’analyse musicale en ouvrant le champ à ce qu’on appelle désormais l’analyse musicale assistée par ordinateur (AAO).

Aspects théoriques : Formalisation et représentation des structures musicales

L’étude des aspects théoriques des méthodes algébriques en musique et musicologie soulève une double question. Tout d’abord, d’un point de vue musicologique, une telle réflexion demande une enquête autour de la nature systématique de la discipline. Nous allons donc remonter aux sources d’une telle démarche en musicologie telle qu’elle s’est précisée tout d’abord en Europe et successivement aux Etats-Unis. Deuxièmement, nous discuterons l’articulation entre musicologie et réflexion théorique sur la musique, en particulier autour de la naissance, aux Etats-Unis, du concept de théorie de la musique au sens moderne (music theory). Cette réflexion nous semble nécessaire pour comprendre la portée musicologique du problème de la formalisation algébrique des structures musicales et de leurs représentations. Une enquête parallèle autour de certaines étapes de la pensée algébrique en mathématiques permettra de mieux comprendre la place des trois compositeurs/théoriciens étudiés, par rapport au problème de l’émergence de l’idée de structure algébrique en musique. Une discussion sur certains développements récents en théorie de la musique ainsi qu’une analyse détaillée d’un problème théorique classique (à savoir la classification des séries dodécaphoniques tous-intervalles) offrent le point de départ pour suivre l’évolution du caractère systématique de la musicologique vers une discipline de type computationnel.

Musicologie et théorie de la musique : un survol historique

Pour comprendre la place de la théorie de la musique dans la recherche musicologique contemporaine, on doit reprendre un aspect du développement de la musicologie qui a marqué considérablement certains pays, tout en laissant (apparemment) la France en dehors de ce débat. Il s’agit de la division entre musicologie historique et musicologie systématique. Cette division remonte à Guido Adler, théoricien autrichien qui, dans l’article « Umfang, Methode und Ziel der Musikwissenschaft » [ADLER 1885], présente les objets [Umfang], les méthodes [Methode] et les finalités [Ziel] de la musicologie en tant que discipline. Dans cet article, il considère la musicologie comme étant formée de deux branches : une branche historique et une branche systématique. Nous allons nous concentrer sur la partie systématique qui est définie comme « la recherche [Aufstellung] des principes les plus généraux à la base de chaque branche du système musical ».

Les grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques et l’émergence du concept de groupe en musique

Nous avons fait remonter aux années 1880, avec le théoricien autrichien Guido Adler, le début d’une discussion autour de l’approche systématique en musicologie. L’histoire des mathématiques montre que, presque à la même époque, les mathématiciens ouvraient une réflexion qui dépassera largement le cadre de leur propre discipline. Notre regard rétrospectif sur les étapes de la pensée algébrique en mathématiques vise à mettre en évidence certains éléments qui ont représenté, historiquement, le point de départ d’une réflexion théorique sur les fondements algébriques de la musique, une réflexion qui s’articulera autour de la formalisation et des représentations des structures musicales. C’est donc à partir de l’idée de structure en mathématique, et plus précisément de structure de groupe, que nous proposerons ce court survol historique.

L’idée de groupe abstrait, comme Galois l’a définie au début du XIXe siècle, représente, en effet, une des expressions les plus simples de structure algébrique et sans doute celle autour de laquelle s’est posé, historiquement, le problème de la formalisation des structures musicales. Nous préférons ne pas donner tout de suite la définition axiomatique de cette structure algébrique mais l’expliciter à travers les exemples musicaux qu’on retrouve dans les écrits théoriques de certains compositeurs.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
1 Aspects théoriques : Formalisation et représentation des structures musicales
1.1 Musicologie et théorie de la musique : un survol historique
1.2 Les grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques et l’émergence du concept de groupe en musique
1.3 Un précurseur : Ernst Krenek et le problème de l’axiomatique en musique
1.4 Milton Babbitt et l’émergence du concept de groupe en musique et musicologie
1.4.1 Omni-combinatorialité du premier ordre
1.4.2 Omni-combinatorialité du deuxième ordre
1.4.3 Omni-combinatorialité du troisième ordre
1.4.4 Omni-combinatorialité du quatrième ordre
1.4.5 Combinatoire hauteurs/durées
1.4.5.1 La série de durées
1.4.5.2 Le système des time-points
1.4.6 Vers le concept de théorie de la musique
1.5 Iannis Xenakis : théorie des cribles et formalisation algébrique
1.5.1 Modes à transpositions limitées et théorie des cribles
1.5.2 Vers une musicologie computationnelle
1.6 Anatol Vieru : algèbre et théorie modale
1.6.1 Vers un modèle de la pensée intervallique
1.6.2 Diatonisme vs chromatisme dans la théorie modale
1.7 Développements récents en théorie de la musique : la voie européenne vers une approche transformationnelle en musique
1.7.1 Du côté des mathématiques
1.7.2 Formalisation et représentation dans l’approche algébrique
1.8 Interludium. Enquête historique sur un problème algébrique en théorie de la musique : les séries tous-intervalles
2 Aspects analytiques : la place des méthodes algébriques dans l’analyse musicale auXXe siècle
2.1 Le rapport « réciproque » entre théorie et analyse musicale au XXe siècle
2.1.1 Théories Informationnelles
2.1.2 Théories sémiotiques
2.1.3 Théories génératives et grammaires
2.2 Une introduction analytique à la Set Theory d’Allen Forte et à la théorie transformationnelle de David Lewin
2.2.1 De la notion de classe de hauteurs au concept de contenu intervallique
2.2.2 La fonction intervallique IFUNC
2.2.3 Le vecteur d’intervalles
2.2.4 Les transformations élémentaires d’un ensemble de classes de hauteurs
2.2.5 Relations ensemblistes « littérales » et « abstraites » entre ensembles de classes de hauteurs
2.2.6 Les éléments de base de l’approche transformationnelle
2.2.6.1 Progressions et réseaux transformationnels
2.2.6.2 Construire et utiliser un réseau transformationnel
2.3 Interludium. Aspects computationnels de la Set Theory d’Allen Forte et de la théorie transformationnelle de David Lewin
2.3.1 Action d’un groupe sur un ensemble
2.3.2 Enumération et classification des structures musicales
3 Aspects compositionnels : théorie des groupes et combinatoire musicale
3.1 L’utilisation compositionnelle de la notion mathématique de partition chez Milton Babbitt
3.2 Iannis Xenakis et la théorie des groupes en composition : le cas de « Nomos Alpha »
3.3 La théorie compositionnelle des suites modales ches Anatol Vieru
3.3.1 Structures intervalliques et technique des cribles dans « Ode au silence »
3.3.2 Théorie des suites modales et leur utilisation dans « Symphonie n. 2 » et « Zone d’oubli »
3.3.2.1 Opérateur de différence D
3.3.2.2 Opérateur de translation T
3.3.2.3 Suites réductibles et suites reproductibles
3.3.2.4 Théorème fondamental de décomposition
3.3.2.5 Engendrement des suites modales par additions successives et propriété de prolifération des valeurs d’une suite périodique
3.3.3 Olivier Messiaen et la notion de canon musical rythmique
3.3.4 Formalisations algébriques équivalentes d’un canon rythmique de pavage
3.3.5 Les canons RCCM ou canons rythmiques réguliers complémentaires de catégorie maximale
3.4 Quelques stratégies compositionnelles à partir de la théorie des canons rythmiques de pavage dans le Projet Beyeler de Georges Bloch
3.4.1 Organisation métrique d’un canon rythmique de pavage
3.4.2 Réduction d’un canon rythmique de pavage à une collection de sous-canons auto-similaires
3.4.3 Modulation (métrique) entre des canons rythmiques de pavage différents
3.4.4 Quelques éléments de conclusion sur une démarche théorique particulière en composition musicale
3.5 Quelques éléments pour une généralisation du modèle des canons rythmiques de pavage
3.6 Interludium : la conjecture d’Hermann Minkowski comme problème « mathémusical »
Conclusions et perspectives
BIBLIOGRAPHIE

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *