Mécanobiologie et liaisons accrocheuses

Le monde biologique est en perpétuel mouvement. Les organismes vivants sont soumis aux contraintes mécaniques toujours fluctuantes de leur environnement, et sont capables en retour d’exercer des forces afin de se mouvoir. Cette mobilité s’observe à toutes les échelles : les flux organisés de transports vésiculaires au cœur des cellules, orchestrés par de minuscules machines moléculaires, permettent l’acheminement, la maturation et l’excrétion des protéines extracellulaires ; la chorégraphie des chromosomes le long du fuseau mitotique conduit à leur séparation en deux lots identiques, étape indispensable à la division cellulaire ; la contraction concertée de milliers de fibres musculaires génère des forces motrices capables de propulser un être humain à plus de 45 km h−1.

Une propriété fondamentale du vivant est de se maintenir dans un état éloigné de l’équilibre thermodynamique. Le retour spontané vers l’équilibre se décline en plusieurs processus, séparables par la nature des phénomènes observables auxquels ils correspondent et par les échelles de temps qu’ils recouvrent, et dont on peut dégager des équilibres partiels : équilibre chimique, équilibre diffusif, équilibre thermique, équilibre mécanique. . . À chacun de ces équilibres correspond une ou plusieurs échelles de temps caractéristiques d’évolution du système étudié, qui conditionnent notre capacité expérimentale à isoler et quantifier les processus à l’œuvre. Par exemple, nous pouvons étudier en laboratoire la cinétique d’une réaction enzymatique en faisant l’hypothèse d’un réacteur homogène en termes de composition, température et pression, car les processus de transport chimique, thermique et mécanique sont supposés rapides – ou peu influents – en comparaison à l’avancement de la réaction. Les hypothèses d’équilibres diffusif, mécanique ou thermique ont été centrales dans l’étude de nombreux processus biochimiques en permettant de les modéliser in vitro dans les conditions idéalisées de la chimie des solutions. Ces conditions sont pourtant très loin d’être vérifiées dans un grand nombre de contextes physiologiques : les organismes sont des entités anisotropes, contraintes par des forces changeantes et structurées à des échelles qui permettent rarement de faire l’hypothèse d’un mélange homogène et d’un nombre de molécules suffisamment grand pour être traité comme une grandeur continue.

Peut-être en raison de la difficulté à mesurer avec précision les forces s’appliquant aux échelles cellulaires et subcellulaires, l’étude de l’influence sur les systèmes vivants de leur environnement mécanique est longtemps restée circonscrite au niveau de l’organe, en relative déconnexion avec les apports de la biologie moléculaire et cellulaire en matière de protéomique, génétique et épigénétique. Ces dernières décennies cependant, de nouvelles approches et de nouvelles techniques ont permis de mettre en évidence le rôle crucial des forces mécaniques s’exerçant à l’échelle des macromolécules, des cellules et des tissus, et de comprendre leur intégration en signaux biochimiques interprétés par la machinerie cellulaire, par un processus qualifié de mécanotransduction. L’étude de ces phénomènes s’est progressivement constituée en un nouveau champ, dénommé mécanobiologie.

la mécanobiologie, un domaine en expansion 

Aux origines de la mécanobiologie 

L’essor de la mécanobiologie est à relier à la volonté de comprendre l’organisation et l’évolution dynamique de ce vivant fait de compartiments, d’interfaces, de géométries complexes, soumis en permanence à des forces, des frictions, des tensions. Il s’agit d’un champ vaste aux contours mal définis : après tout, d’un point de vue physicochimique, tout en biologie semble émerger des lois fondamentales de la « mécanique ». Les forces microscopiques impliquées dans les réactions chimiques ne sont pas différentes de celles assurant la cohésion des cellules. Le champ se définit donc davantage par des échelles de temps et d’espace particulières, des techniques expérimentales spécifiques et surtout l’étude de phénomènes biologiques où les concepts macroscopiques de la mécanique classique du solide et des milieux continus (force, viscosité, friction, élasticité) sont pertinents.

Le fondement de la mécanobiologie en tant que champ d’étude prend ses racines dans de nombreuses découvertes au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, dont le mécanisme de contraction musculaire [1, 2], et le domaine s’est épanoui avec la découverte dans les années 1990 des propriétés mécanosensibles des jonctions adhérentes cellule-matrice [3-5]. Ces structures (les contacts focaux), qui assurent l’adhérence des cellules à la matrice extra-cellulaire via des protéines filamenteuses nommées intégrines, peuvent croître et se renforcer dans des environnements rigides ou soumis à des forces mécaniques. Les intégrines, en outre, ont la capacité de se lier à des ligands adsorbés sur des surfaces solides, tout en se montrant insensibles aux mêmes ligands en solution. D’un point de vue physicochimique, de telles propriétés ont de quoi surprendre, les perturbations mécaniques ayant traditionnellement tendance à déstabiliser les assemblages macromoléculaires plutôt qu’à entraîner leur consolidation.

La mécanobiologie se focalise donc historiquement sur l’étude des interactions cellule-cellule et cellule-matrice, avec la perception par les cellules des propriétés mécaniques (rigidité, forme) de leur microenvironnement et ses implications dans l’intégration tissulaire, les migration cellulaires, le développement et le cancer [5-7]. Un autre aspect concerne l’importance des forces hydrodynamiques dans des phénomènes biologiques, à plusieurs échelles. On peut citer la circulation des érythrocytes et des cellules immunitaires au sein du système vasculaire, la coagulation sanguine, le dépliement ou l’agrégation de protéines (notamment dans les maladies neurodégénératives) et la formation de biofilms bactériens.

La difficulté de modéliser les processus mécanobiologiques réside dans la multiplicité des échelles de temps et d’espace concernées : comment un stress mécanique à l’échelle de la cellule (µm) voire du tissu (cm) est-il « perçu » par les macromolécules au centre du métabolisme, à savoir les protéines (nm) ? Il en va également du caractère hors-équilibre et non-stationnaire des processus étudiés : comment prédire l’évolution des systèmes étudiés loin des hypothèses simplificatrices d’équilibre mécanique ? Ces questions illustrent le besoin croissant d’approches de modélisation multi-échelle des systèmes biologiques, et notamment à travers les simulations numériques.

De nouvelles techniques expérimentales 

L’étude mécanique des organismes vivants n’est pas une idée nouvelle en soi. Toutefois, le développement et le perfectionnement de techniques expérimentales adaptées à la mesure et à l’application de forces aux échelles cellulaires, voire moléculaires, a ouvert tout un champ de perspectives sur lesquelles se fonde la mécanobiologie contemporaine. Ces techniques sont nombreuses et interdisciplinaires : spectroscopie de force, microscopie de force de traction, sondes moléculaires, aspiration par micro-pipette, micropiliers, chambres d’écoulement et autres dispositifs microfluidiques [13-15]. Nous présentons ici rapidement les deux ensembles de techniques qui nous paraissent nécessaires à la compréhension de nos travaux : la spectroscopie de force et les chambres à écoulement laminaire.

Spectroscopie de force 

La spectroscopie de force regroupe un ensemble de techniques reposant sur l’utilisation d’une sonde afin d’appliquer une force sur un échantillon et mesurer les déplacements associés. Les trois approches principales sont la microscopie à force atomique, les pinces optiques et les pinces magnétiques.

L’invention de la microscopie à force atomique (atomic force microscopy, AFM) en 1985 a démocratisé l’accès expérimental aux échelles sub-nanométriques et à la mesure directe des forces d’interaction qui y règnent. Son principe est le suivant : une sonde en pointe, ou microlevier, dont l’apex est de taille nanométrique, vient balayer un échantillon point par point afin d’en mesurer la topographie. L’échantillon est mû avec une grande précision grâce à un actionneur piézoélectrique. Les mouvements de flexion verticaux dûs aux forces exercées par l’échantillon sur la sonde, dont le module d’élasticité est connu, sont mesurés avec précision par la déflection d’un laser optique. Cette méthode permet d’imager des surfaces avec une résolution inégalée, proche de l’atome (0,5–1 nm). Par la même occasion, elle autorise la mesure et l’application d’une vaste gamme de forces particulièrement pertinentes aux échelles d’intérêt (10–10⁴ pN).

Cependant, c’est la possibilité de fonctionnaliser l’apex de la sonde et de manipuler des cellules ou molécules uniques qui a ouvert un vaste champ d’application en biologie [16]. L’objectif n’est plus nécessairement de dresser la topographie d’une surface mais d’immobiliser un échantillon biologique entre la sonde et le support (figure 1A). Il est alors possible d’appliquer des forces avec une résolution inférieure au piconewton et de mesurer les déformations associées. Grâce à un système de rétrocontrôle électronique entre le détecteur optique et l’actionneur piézoélectrique plusieurs types de protocoles sont possibles :
— Dans les expériences à force constante (force clamp) la distance entre la sonde et le support est constamment ajustée pour maintenir une force constante (c’est-à-dire une déviation du microlevier constante).
— Dans les expériences à rampe de force (force ramp), le même principe est utilisé mais la force augmente progressivement au cours du temps.
— Dans les expériences à vitesse constante (constant speed) le paramètre de contrôle n’est pas la force mais la distance entre la sonde et le support, qui est accrue linéairement au cours du temps. La force varie librement en réponse aux déformations de l’échantillon. Ce type d’expérience produit typiquement des motifs de variation de la force en « dents de scie », traduisant des changement brusques de la longueur de l’échantillon (par exemple suite au dépliement d’un domaine protéique). Dans la limite où l’échantillon est indéformable ce type d’expérience est équivalent à une augmentation linéaire de la force.

D’autres protocoles plus complexes, par exemple en « zig-zag », ont également été proposés [17]. Reposant sur un principe similaire quoiqu’avec des gammes de paramètres physiques différents, les pinces optiques et pinces magnétiques (optical or magnetic tweezers) permettent également d’avoir accès aux échelles cellulaires et unimoléculaires. Dans ces techniques la sonde n’est pas un microlevier mais une bille micrométrique dont la position est contrôlée à distance, par un faisceau laser formant un piège optique (figure 1B) ou par des champs magnétiques. De tels dispositifs permettent d’étudier à une échelle très fine les propriétés mécaniques du repliement des biopolymères comme les protéines ou les acides nucléiques, les changements conformationnels liés à des catalyses enzymatiques [23], ou encore l’adhérence cellule-matrice à l’échelle d’une seule liaison.

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Table des matières

i introduction
1 Mécanobiologie et liaisons accrocheuses
1.1 La mécanobiologie, un domaine en expansion
1.1.1 Aux origines de la mécanobiologie
1.1.2 De nouvelles techniques expérimentales
1.2 Les liaisons accrocheuses (catch bonds)
1.2.1 Définition fonctionnelle
1.2.2 Note sur la terminologie
1.3 Modélisation des liaisons accrocheuses
1.3.1 Modèles conceptuels
1.3.2 Modèle historique de Dembo et al
1.3.3 Modèle contemporain de la liaison glissante
1.3.4 Liaison accrocheuse à un état, deux chemins
1.3.5 Liaison accrocheuse à deux états
1.4 Conclusion
2 l’adhésine bactérienne fimh : état de l’art
2.1 Présentation générale
2.1.1 Contexte biologique
2.1.2 Implication dans les infections urinaires
2.1.3 Présentation du pilus de type 1
2.2 Vers la découverte d’une protéine grappin
2.2.1 Mise en évidence
2.2.2 Expériences sur molécule unique
2.3 Structure protéique
2.3.1 Anatomie générale
2.3.2 Variations conformationnelles du domaine lectine
2.3.3 Éléments structuraux notables
2.4 Modèles proposés
2.4.1 Modèle cinétique à deux états
2.4.2 Modèle thermodynamique
2.5 Conclusion : que reste-t-il à découvrir ?
ii plasticité conformationnelle de fimh
3 exploration du paysage conformationnel
3.1 Un outil : la dynamique moléculaire
3.1.1 Principe général
3.1.2 Paramétrage des champs de force
3.1.3 Ambitions et limitations de la dynamique moléculaire
3.1.4 Techniques d’échantillonnage renforcé
3.2 Préparation du modèle
3.2.1 État de protonation
3.2.2 Simulations préliminaires et choix du champ de force
3.3 Exploration du paysage conformationnel
3.3.1 Dynamique moléculaire à échange hamiltonien de répliques
3.3.2 Méthodes
3.3.3 Résultats
3.3.4 Conclusion
bibliographie
4 thermodynamique d’ouverture du site de liaison
4.0.1 Échantillonnage parapluie
4.0.2 Méthodes
4.0.3 Résultats
4.0.4 Conclusion
bibliographie
iii stabilité de la liaison accrocheuse
5 modulation de l’affinité
5.1 Calculs alchimiques d’énergie libre de liaison
5.1.1 Enthalpie libre de liaison
5.1.2 Approche alchimique par annihilation
5.2 Méthodes
5.2.1 Protocole de découplage
5.2.2 Potentiels de retenue
5.2.3 Sélection des configurations initiales
5.2.4 Résultats
5.3 Conclusion
6 cinétique de dissociation
6.1 Dynamique moléculaire dirigée
6.2 Modèle de dissociation à une étape
6.2.1 Méthodes
6.2.2 Résultats
6.3 Modèle à deux barrières
6.3.1 Méthodes
6.3.2 Résultats
6.4 Conclusion
iv conclusion

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