Mais surtout, lisez ! : les pratiques de lecture des femmes dans la France du premier XIXe siècle

En ce début de XIXe siècle, entend-on, les femmes lisent beaucoup. Il ne s’agit plus seulement des précieuses et des femmes savantes raillées un siècle plus tôt, des bas-bleus qui peuplaient les salons depuis la fin du XVIIIe siècle, ou encore de la jeune aristocrate qui n’avait, à sa sortie du couvent, rien lu d’autre que L’Imitation de Jésus Christ. Désormais, un seuil semble avoir été franchi, à l’heure où l’alphabétisation féminine, si elle n’est pas massive, décolle de manière sensible, passant de 30% au moment de la Révolution française à 90% un siècle plus tard . Les lectrices se trouveraient donc dans toutes les classes de la société ; la littérature panoramique de la monarchie de Juillet s’attache à passer en revue un nouveau lectorat plus provincial ou plus populaire, affichant des goûts modernes pour la littérature du jour, lisant d’une manière extensive. Le premier XIXe siècle fourmille de discours sur la lecture des femmes, émanant de moralistes, de pédagogues, de médecins, de critiques littéraires, qui partagent les mêmes modes d’argumentation. En règle générale, disent-ils, les lectrices lisent mal : elles choisissent les mauvais livres, les romans et autres publications légères, et pratiquent une mauvaise manière de lire, qui constitue à la fois un danger pour elles-mêmes et pour les autres. Ce faisant elles mettent en danger leur corps ; à partir des années 1810, les grands noms de l’aliénisme naissant, Jean-Étienne Esquirol ou Félix Voisin, s’appuient désormais sur la preuve médicale pour en démontrer les effets néfastes sur un corps faible. Les lectrices exposent aussi leur âme ; l’Église condamne cette littérature corruptrice qui détourne les fidèles de la pratique de la lecture pieuse, devant responsabiliser le·la chrétien·ne face à ses devoirs moraux. Enfin, elles menacent l’ordre social, en bouleversant la répartition sexuée des activités et des connaissances. De manière plus ironique que le polémiste Sylvain Maréchal, qui affirmait sur un ton provocant en 1801 que « la raison veut que les femmes (filles, mariées ou veuves) ne mettent jamais le nez dans un livre », le célèbre caricaturiste Honoré Daumier croque, au tournant des années 1840, ces nouvelles lectrices dans ses séries sur les « Mœurs conjugales » et les « Bas-Bleus »: des lectrices oublieuses de leurs devoirs d’épouse et de mère, ou des femmes aux prétentions intellectuelles originales qui troublent la concentration des vieux savants de la Bibliothèque royale.

Comme le soulignent les historien·ne·s de la lecture, ces discours révèlent, dans les premières décennies du XIXe siècle, une anxiété des sociétés occidentales face à l’entrée plus nombreuse des femmes, des ouvriers puis des paysans dans le monde de l’écrit:

[…] une nouvelle donne est en place lorsque la lecture devient le motif d’innombrables dissertations entre monarchie de Juillet et Second Empire. Parler de la lecture, dès lors, ce n’est plus seulement parler de ses lectures dans le cercle des convivialités étroites ou des échanges cultivés élargis où chacun s’exerce à la critique ; c’est aussi penser la lecture des autres, de ces non-lettrés qui ne sont plus des illettrés.

Lecteurs encore « enfants », qu’il s’agit de surveiller, guider, pour contrôler le potentiel contestataire et subversif ouvert par l’accès au livre. Pour éviter les lectures hétérodoxes, déviantes , on séparera donc le bon grain des lectures vertueuses de l’ivraie des mauvais livres. Les premières sont capables d’élever les hommes et de réformer la société, vantées par la philosophie des Lumières et de la Révolution , les seconds peuvent corrompre une société de lecteurs non avertis et conduire une société à la décadence, comme les moralistes de la première moitié du siècle le constatent face à l’ « invasion » de la littérature romanesque.

Concernant les femmes, ces craintes ont trait à l’imbrication étroite de la question de l’accès à des savoirs multiples et à la raison par le livre dans celle de l’émancipation politique, sensible dès la Révolution française. Dans l’immédiate retombée des troubles révolutionnaires, l’exclusion des femmes de l’exercice de la raison, explique Geneviève Fraisse, relève d’une stratégie pour leur interdire, moins brutalement mais néanmoins radicalement, l’accès au politique et au partage du pouvoir. « Pour refuser l’égalité entre les sexes, il suffit de mettre en doute la possession et l’autonomie de la raison féminine (trop dépendante du corps, d’autrui) », écrit la philosophe. Or le livre, son contenu et ses multiples appropriations possibles sont au cœur de cette prise d’autonomie. Lire, c’est accéder à des connaissances sur le monde qui, plus qu’un ornement de l’esprit prompt à flatter l’orgueil, permettent de penser, critiquer et proposer. Lire, c’est aussi apprendre à se connaître soi-même, à développer, par l’introspection, des outils critiques sur sa propre condition. Braconner dans le texte, selon la belle expression de Michel de Certeau, s’approprier le contenu, donc, souvent différemment du sens voulu par l’auteur, guidé par l’Église ou par l’école ; s’aventurer sur des territoires intellectuels illégitimes.

Toute la difficulté d’étudier les pratiques de lecture des femmes tient à la tension entre la surreprésentation des discours (avec les enjeux moraux, sociaux ou politiques auxquels ils s’arriment au début du XIXe siècle) et la réalité d’une pratique difficilement saisissable. À partir de ce « paradoxe fondateur de toute histoire de la lecture », cette thèse entend redonner chair aux lectrices, à leurs pratiques et à leurs usages du livre au-delà des discours et des injonctions normatives.

Pour ce faire, nous nous appuierons principalement sur les écrits personnels de soixantesix femmes, gageant qu’ils représentent l’une des rares sources d’accès aux lectrices. Justine Guillery* , la doyenne des scriptrices étudiées dans le cadre de cette recherche, naît en 1789 ; Olympe Audouard*, la benjamine, en 1832. Adèle Audouard de Montviol* écrit son journal en 1814 a vingt-et-un ans, Marie de Beausacq* rédige ses mémoires en 1887 lorsqu’elle en a près de soixante. D’origines sociale et géographique diverses, elles ont en revanche toutes partagé un même système de normes et d’interdits qui, depuis la lecture, les renvoie à des images parfois contradictoires de la féminité, de leurs rôles et devoirs sociaux. Nées entre 1789 et 1832, elles font partie d’une même génération élargie qui apprend à lire dans une période de redéfinition des rôles et des identités sexuées et d’intenses débats pédagogiques autour de l’éducation des filles. Car si le Code civil promulgué en 1804 acte l’exclusion des femmes de la citoyenneté et leur statut de mineures, il n’en demeure pas moins que les femmes, mères des futurs citoyens, doivent recevoir une instruction religieuse et intellectuelle en adéquation avec leur rôle social. Celui-ci est fondamental et leur éducation est pensée en conséquence, dans un subtil équilibre qui permet d’écarter autant l’ignorance que la véritable autonomie intellectuelle.

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Table des matières

INTRODUCTION
Des discours sur la lectrice aux pratiques des lectrices
Le genre à la croisée des champs disciplinaires
Les sources pour l’histoire des pratiques de lecture : écrits personnels, presse et
littérature normative
Lire les pratiques de lecture dans les écrits personnels : difficultés et propositions
méthodologiques
Trajectoires de lectrices dans la première moitié du XIXe siècle
Chapitre 1. Malades de lire ? Le discours médical sur la lecture des femmes.
1.1. Imagination vs raison
1.1.1. « La raison est sexuée »
1.1.2. L’excès de sensibilité et ses conséquences : des pathologies féminines
1.2. Quand la lecture devient pathologique
1.2.1. La lecture comme cause morale prédisposante
Au ban des mauvaises lectures : romans, livres érotiques, livres de piété
Différence des sexes et lecture différenciée
2.2.2 Nosographie des maladies de femmes, et leur lien avec la lecture
Démonomanie et nymphomanie
Le panel des « maladies de femmes »
1.2.3. Thérapeutique de la lecture
(Ré)éduquer à la bonne lecture
Quand la privation de lectures permet une sexualité « normale »
1.3. Nocivités de la lecture : le savoir médical à la barre de la justice
1.3.1. Dépravation morale et épidémie du suicide : la lecture mise en cause
Tableau moral de la France dans les années 1830
L’affaire Ferrand et Mariette, ou l’influence létale de la lecture
1.3.2. Lectures criminogènes
Du suicide à l’homicide : portrait-robot de la lectrice criminelle
Jeanne Desroches et Marie Lafarge, lectrices coupables
Chapitre 2. Les futures lectrices à la loupe : regards pédagogiques sur un apprentissage nécessaire.
2.1. La lecture « scolaire », fabrique des identités sexuées ?
2.1.1. Pourquoi apprendre à lire aux femmes ?
2.1.2. Apprendre à lire « comme une fille » ? Les manuels scolaires au prisme du
genre Des outils pédagogiques et idéologiques
Histoires pour filles, histoires pour garçons
2.2. Le genre d’un enseignement : l’exemple de l’éducation littéraire des filles
2.3. Lectrices et prescriptrices : la lecture dans le discours sur l’éducation maternelle
2.3.1. Éduquer les mères-éducatrices
Des lectures à l’usage des mères
2.3.2. Apprendre à lire au jeune enfant
2.3.3. Censures maternelles et lectures mères-filles
Rendre active la lecture : les ambiguïtés de l’éducation domestique
2.4. Les conseils de lecture dans le Journal des demoiselles : ancrer une éducation
dans la modernité ?
De bons romans pour les jeunes lectrices
CONCLUSION

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