L’ordinaire comme espace à réinventer : les phénomènes de réappropriation 

La mise en scène de l’ordinaire

Des années 1960 à aujourd’hui : les prémisses d’une esthétique du réel ordinaire

Pour comprendre le rapport qu’entretient le cinéma contemporain avec l’ordinaire et sa représentation, il est nécessaire d’interroger les principes de la « cinécriture » des cinéastes des années 1960, et en particulier ceux de la Nouvelle Vague, et d’en extraire les héritages techniques et esthétiques. Nous discuterons tout d’abord de la révolution « technique » amorcée par les cinéastes de la Nouvelle Vague, puis des préoccupations qui les animent, et montrer comment elles sont à l’origine d’un intérêt fondamental pour l’ordinaire, qui trouve toute sa force dans le travail d’Agnès Varda, par ailleurs surnommée « la grand-mère de la Nouvelle Vague ». Toutefois, cette exploration historique ne sera que très générale et nécessairement lacunaire, dans la mesure où il s’agit ici de considérer les apports techniques et esthétiques de la Nouvelle Vague pour pouvoir ensuite, plus profondément, observer comment ils ont contaminé la pratique cinématographique d’Agnès Varda et comment, plus largement ils ont ouvert sur une nouvelle façon d’approcher le quotidien qui ne cessera d’évoluer par la suite.
Si la Nouvelle Vague « n’est ni un mouvement, ni une école, ni un groupe », elle représente toutefois une communauté qui se rassemble autour de revendications esthétiques, dont l’émergence – même si elle ne peut être datée précisément – coïncide avec l’instauration de la Ve République de Charles de Gaulle, en 1958. Le général de Gaulle intègre alors, en 1959, l’écrivain André Malraux dans son gouvernement, comme ministre d’État chargé des affaires culturelles. La création de ce ministère est totalement novatrice et témoigne de la volonté du gouvernement de réunir les Français autour de la culture après les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale. La politique culturelle de Malraux va consister en un large mouvement de centralisation, et donc en une limitation partielle du mécénat privé, qui correspond alors à une recherche de démocratisation de la culture. Le décret de 1959 va dans ce sens puisqu’il déclare la nécessité d’apporter une protection sociale et financière aux artistes et de rendre la culture accessible au plus grand nombre. En plus de la « prime qualité » instaurée par Malraux, la France des Trente Glorieuses connaît un pouvoir d’achat en hausse qui permet aux artistes de se lancer dans des projets artistiques tout en ayant peu de moyens.
Malgré cette politique d’aide culturelle, les cinéastes demeurent confrontés, lors de la production d’un film, au gouffre économique que peut représenter l’achat du matériel de tournage. L’évolution du cinéma, les bouleversements artistiques dépendent donc certes des conditions politiques engendrées par les gouvernements, mais ils reposent également sur les progrès techniques de ce medium. En rejetant le système traditionnel de la production cinématographique, les « Jeunes Turcs » de la Nouvelle Vague se marginalisent et créent leur propre champ de production, avec des réalisations peu coûteuses. Dès lors, en plus d’instaurer un climat de « débrouillardise et de camaraderie », ils présentent une alternative au diktat qui pesait alors sur le statut de l’oeuvre cinématographique : la nécessité d’une « bonne santé économique ». Les cinéastes de la Nouvelle Vague vont alors privilégier des outils de travail moins encombrants et des méthodes plus libératrices, en utilisant notamment la caméra 16 mm, apparue dans les années 1920, et faisant son grand retour dans les années 1960. Cette caméra est bien plus économique et légère, et permet d’être portée sur l’épaule, le cinéaste faisant alors corps avec la machine et la réalité filmée. Agnès Varda utilise notamment cette caméra pour son court-métrage L’Opéra-Mouffe, ce qui facilite sa démarche et son choix de filmer directement dans la rue Mouffetard, à Paris, en s’y installant sur une chaise, et ainsi de s’imprégner de la vie de la rue. Elle alterne cependant entre le format 16 mm et le format 35 mm tout au long de sa « carrière » dans le monde du cinéma. L’idée est bien de « renverser les standards économiques et techniques de la production filmique traditionnelle », et donc de produire, créer des films avec peu d’argent et de temps. Comme nous venons de le dire pour L’Opéra-Mouffe, la plupart des films de la Nouvelle Vague sont tournés en extérieur, c’est à- dire que les cinéastes cherchent la lumière naturelle et rejettent le tournage en studio qui prédominent jusqu’alors. Almut Steinlein voit dans ce choix de tournage la recherche d’une expérience existentialiste, d’une « authenticité sartrienne »25, par la mise en avant de la contingence, plutôt que la nécessité, l’ordre et le contrôle totalitaire de l’objet filmique par le cinéaste. La littérature connaît évidemment la même évolution, puisque l’écriture s’origine aujourd’hui de plus en plus dans l’espace public, par des dispositifs de récupération qui précèdent la création, ou même par une création qui ne prend son sens que in situ, comme avec la poésie d’Anne-James Chaton, par exemple. Ajoutons à cela la prise de son directe, qui connaît son paroxysme avec la Nouvelle Vague, et qui est une des caractéristiques essentielles de ce que l’on a appelé le « cinéma direct » ou « cinéma vérité », incarné par Jean Rouch. Cette technique largement employée rejette la sonorisation des films réalisée en post-production, avec une technique de reconstitution des bruits du monde et des paroles des personnages, dominant jusqu’alors le cinéma traditionnel, qui vidait l’image filmique de son pouvoir de réalité et ne faisait que renforcer le caractère mensonger et illusoire du film. De même, les cinéastes font du tournage un espace de liberté et laissent donc la possibilité aux acteurs d’improviser, pour pouvoir transmettre dans leurs films une certaine impulsivité, une force vitale, d’autant plus efficace que les tournages sont courts et sollicitent ainsi une certaine spontanéité. Selon Michel Marie, improviser signifie « composer sur le champ et sans préparation », ce qui implique qu’un cinéma qui s’appuie sur l’improvisation ne se contente pas de laisser libre cours au jeu des acteurs, mais que celui-ci se traduit aussi par une exploration improvisée de la caméra elle-même. Cette spontanéité prend également racine dans un choix esthétique crucial en rupture avec le cinéma traditionnel, et en particulier avec le cinéma de la « Qualité française » : le refus du scénario. C’est pour contrer cette tradition de la « Qualité française », caractérisée par un style « académique et routinier, vieillot et boursouflé, irréaliste et insignifiant », que les « Jeunes Turcs » de la Nouvelle Vague passent de la critique de cinéma à la réalisation. La Nouvelle Vague affiche en effet sa volonté de créer un nouveau langage, proprement filmique, c’est-à-dire qui s’appuie sur l’image et non le texte, et donc de légitimer le cinéma comme art en le différenciant du langage romanesque. Alors que des réalisateurs comme Claude Autant-Lara ou René Clément faisaient des films comme on écrit un roman, c’est-à-dire à partir de scénarios bien ficelés, les cinéastes de la Nouvelle Vague préfèrent s’abandonner à leur imagination, au hasard du tournage, négligeant ainsi tout ce que l’écriture du scénario implique : la psychologie des personnages, l’artificialité des dialogues, ou encore l’illusion de continuité et d’unicité de l’histoire, et, a fortiori de la réalité. Michel Marie évoque la pseudo-naturalité des dialogues établis par un scénario précisément articulé, par un plan de travail ordonné, affirmant que ceux-ci, « même lorsque [le dialoguiste] a un très grand savoir dans la reconstruction du langage parlé », ne demeurent « précisément qu[e des] reconstruction[s] ». Agnès Varda explique quant à elle que la rédaction du scénario « fige l’imagination et détourne inutilement de l’énergie », et revendique une cinécriture au travers des mouvements de la caméra, des points de vue, des lieux, des acteurs, de la composition de l’image. Chez ces cinéastes, la création se situe aussi bien au niveau de la profilmie, c’est-à-dire de la « réalité objective offerte à la prise de vue, et particulièrement ce qui est spécialement créé ou aménagé en vue de cette prise de vues », qu’au niveau du filmique proprement dit. En niant la toute-puissance du scénario, les cinéastes réinvestissent chaque élément du réel d’un pouvoir créatif et artistique, que ce soit le repérage des lieux, le choix des acteurs – professionnels ou non –, les couleurs, etc. ; éléments qui sont ensuite retravaillés par le montage et le découpage. Cet élément est également essentiel dans les textes que nous étudierons, puisque nombreux sont les écrivains qui cherchent à se déprendre de l’écrit pour absorber l’environnement ordinaire dans toute sa complexité, en recourant à la photographie – comme Miranda July ou Hélèna Villovitch –, ou en accordant une vraie importance aux propriétés, à la brutalité et à l’immédiateté des éléments qui ont prédéterminé l’écriture. Ce qui apparaît comme novateur avec la Nouvelle Vague, c’est l’utilisation systématique, ou du moins la revendication esthétique du montage, perçu comme un bricolage qui structure les données du réel glanées par la caméra. Le montage devient dès lors un « battement de coeur », la respiration du film, et ainsi, quand il est apparent – pensons aux faux-raccords de Jean-Luc Godard –, il met en échec la continuité pour révéler la fragmentation, le « secret du monde » et la « puissance d[e] [ses] heurts ». Il y a donc cohabitation entre la spontanéité de la création et en même temps une sorte d’auto-réflexion sur le cinéma, sur le medium lui-même, à travers une remise en question de l’image filmique et de ses effets.
Ce mémoire se concentre bien sur la représentation de l’ordinaire sur une période donnée, qui va des années 1960 à aujourd’hui. Ce choix n’est pas arbitraire et, sans y voir un héritage direct de la Nouvelle Vague, on peut toutefois affirmer que l’art contemporain, que ce soit la littérature ou le cinéma, peuvent finalement profiter des nouveautés instaurées par ce cinéma des années 1960. De fait, la Nouvelle Vague élabore un nouveau mode de représentation qui laisse une place importante à la réalité ordinaire, quand à la même époque un certain Georges Perec fait son entrée dans le monde littéraire. Et si ces films-là sont datés, et qu’ils correspondent à une certaine esthétique – encore que, comme nous l’avons dit, aucun manifeste esthétique ne permet de rendre cohérent le « mouvement » –, il est nécessaire de saisir leur importance d’un point de vue historique, puisqu’ils se trouvent dans un tournant non seulement artistique, mais anthropologique. Les années 1960 abandonnent donc les sujets proprement et uniquement romanesques pour en venir à une forme de banalité qui possède en elle-même une certaine cinégénie à exploiter. Et c’est à partir de cette valorisation, du moins de la légitimation du réel ordinaire au sein de représentations artistiques, que l’art contemporain va pouvoir aller encore plus loin dans son travail de réinvention. Cette double temporalité, cette évolution, Agnès Varda en est l’exemple parfait car, ayant commencé par des productions relativement simples de représentation de l’ordinaire, elle est progressivement arrivée à redynamiser son travail – en partie par la découverte de son identité de plasticienne – et donc à enrichir une pensée de l’ordinaire, en faisant appel à d’autres formes artistiques, à d’autres collaborations et à d’autres démarches, plus tant de l’ordre de la peinture cohérente du réel que du dynamitage expérimental de celui-ci. Par exemple, son exposition de 2006, intitulée L’Île et elle, comporte l’installation Ping-Pong, Tong et Camping, qui peut rappeler l’arte povera des années 1960 dans la mesure où elle consiste en la récupération de divers objets triviaux en lien avec l’univers de la plage, c’est-à-dire des tongs, des sceaux, des t-shirts d’enfants – et même un matelas sur lequel est projetée une vidéo –, tous extrêmement colorés. Agnès Varda tire ici parti de la liberté offerte par l’art contemporain pour s’emparer d’un univers qu’elle aime et de le saisir, le montrer dans sa pure matérialité, dans sa réalité brute et criarde, par un geste de légèreté et de gratuité.

Le minimalisme narratif : condition de possibilité à l’émergence de l’ordinaire

Il est inutile de faire remarquer que les oeuvres de notre corpus se placent à l’opposé du cinéma dit « commercial » et de la littérature « marchande ». Le cinéma à gros budget produit en quantité des blockbusters et fait écho à ce qu’en 1839, Sainte-Beuve appelait la « littérature industrielle », c’est-à-dire une littérature qui « se mêle […] avec une passion effrénée de la gloire ou plutôt de la célébrité », sans véritablement considérer le caractère artistique du produit, de l’oeuvre, sans chercher à en dégager une esthétique. Il y aurait donc deux types de cinéma lato sensu qui s’opposeraient dans notre société actuelle, où la télévision remplace peu à peu les salles de cinéma dites « d’art et d’essai ». Mais cette distinction entre un cinéma commercial ou « populaire », qui exprime et représente par « le scénario, l’image, et la mise en scène » et un cinéma dit « d’auteur » qui ancre ses représentations dans « une vision critique et/ou novatrice dans le style et la forme », ne doit pas mettre de côté un élément central qui fonde leur opposition : celui de l’étendue représentée. De fait, le cinéma commercial, comme la littérature du même genre, semblent privilégier des histoires qui d’une façon ou d’une autre exploitent l’extraordinaire ou l’anecdotique. Construire une oeuvre est a priori nécessairement délimiter un sujet, une histoire cernée par un début et une fin. Il s’agit donc toujours d’éclairer arbitrairement un fait signifiant, une histoire cohérente dont les menus détails ne viennent qu’en renforcer l’efficacité. Le regard de l’artiste, le choix de l’extraction et de la représentation viennent justifier simultanément l’intérêt de l’histoire décrite, aussi ordinaire puisse-t-elle être.
Le cinéma et la littérature traditionnels suivent donc cette nécessité implicite qui est de marquer le récit d’une séduction divertissante. Ce souci de narrer des histoires « intéressantes » n’est absolument pas la priorité de nos artistes. Le minimalisme d’Agnès Varda par exemple consiste à privilégier les « enjeux formels »par rapport aux « nécessités de l’intrigue », puisque chacun de ses films exploitent au minimum les histoires qu’ils dépeignent. La cinéaste elle-même assume et commente ce choix singulier de négliger le récit, la narration classique et a fortiori l’établissement d’une représentation exemplaire d’intrigues ou de personnages. Dans un entretien accordé à Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, elle affirme qu’elle « n’aime pas raconter une histoire mais ce qui se déroule entre les moments importants d’une histoire ». Si l’on considère son premier film, La Pointe courte, on sait que la motivation première de la cinéaste n’a aucunement été de transmettre un message quelconque au travers d’une histoire cinégénique et divertissante. La composition de son film ne part jamais de détails véritablement fonctionnels, mais sa cinécriture est davantage inspirée par des éléments très personnels, des impressions, des émotions ou des images. Ainsi, le choix de la comédienne Silvia Monfort ne répond pas à une ambition d’efficacité, qui chercherait une actrice particulière avec l’idée que celle-ci puisse incarner au mieux le rôle qui lui est attribué. La comédienne a été choisie pour sa ressemblance avec les portraits de Piero della Francesca. De même, les films de la Nouvelle Vague offrent souvent par leur dépouillement narratif la possibilité de résumer l’oeuvre simplement, et en même temps de nous obliger à repenser le film non plus à travers le simple prisme de l’intrigue, mais bien par rapport à la composition générale, à l’articulation de l’image, de la musique et du texte. En effet, ces films racontent originellement bien peu de choses : le documentaire Daguerréotypes, préfère s’attarder sur le « rien » qui se passe rue Daguerre, plutôt que d’observer « l’autre bout de la rue », où « il y a des marchés, des journaux politiques, et des militants, et des discussions ». Il y a donc chez Agnès Varda, cinéaste de l’« anti-scoop », un véritable refus du pittoresque et de l’anecdotique, que l’on retrouve aussi avec force dans le travail de Marguerite Duras. Si l’on pense à Moderato Cantabile, l’intrigue est extrêmement resserrée, puisqu’elle se fonde sur une impossibilité, un irréel de l’action, celui de l’amour entre Anne Desbaresdes et Chauvin. Et cet irréel est central dans tout son travail, Le Camion étant l’exemple le plus pertinent. Le choix d’utiliser le conditionnel passé pour raconter la rencontre entre l’auto-stoppeuse, elle qui « aurait parlé de beaucoup de choses », et le routier, ne permet pas simplement de dévoiler le processus créatif à l’oeuvre chez Marguerite Duras et Gérard Depardieu. Il permet également de repousser à l’extrême la narration, pour atteindre l’impression d’une absence et suggérer ainsi un certain rapport au monde, creux, et une certaine universalité.

L’absorption de l’action : le descriptif avant le narratif

Il faut donc bien entendre par « minimalisme » cette forme d’humilité par rapport au réel qui est décrit, cette volonté d’en rendre compte tout à fait simplement, avec authenticité et sincérité. Une telle démarche d’appréhension du réel, suppose des choix qui se refusent à l’extravagance, à la nécessité de l’« action » ou de l’événementiel. Nos artistes, qui rejettent toute forme de représentation proche du drame bourgeois, viennent donc en surface aplanir les faits de l’intrigue, les dégagent de l’exigence de rationalité et de la contrainte de l’explication. Même si certaines conditions de composition sont exigées par la cinéaste Agnès Varda, par exemple, comme celle de la « structure », elle cherche par le dépouillement, par la naturalité de ses « histoires » à permettre aux événements de s’inscrire assez spontanément dans cette forme préétablie, à permettre que « les choses rentrent dedans ». Ce minimalisme de l’action comme condition de possibilité de l’émergence non-artificielle de l’ordinaire est des plus marquants dans le film Documenteur où, de fait, du point de vue de l’action, rien ne se passe vraiment. L’élaboration du récit de cette fiction suit une logique de l’ouverture permettant aux êtres, aux choses et aux émotions de venir se nicher avec aisance. Si rien ne se passe, « quelque chose y passe », comme dans les romans de Nathalie Sarraute. Les revendications narratives et esthétiques des deux « courants » artistiques contemporains, que sont le Nouveau roman et la Nouvelle Vague, ont par ailleurs été interrogées dans un face-àface, pour en dégager les points communs comme les singularités. Et de toute évidence, parmi la longue liste d’éléments narratifs, formels et stylistiques communs, que sont « la perte d’une structure temporelle et spatiale logique »66, « le refus d’une psychologie cohérente des personnages » ou encore « la déconstruction des genres », on retrouve cette même constante d’une « réduction rigoureuse de l’histoire traditionnelle » et d’un « déclin de l’anecdote ». On le voit dans Le Planétarium par exemple, lorsque la tante d’Alain affirme à Gisèle, sa femme, avec une obsession vigoureuse, que celui-ci adore les carottes râpées. Ici, ce n’est pas tant l’anecdote personnelle et légèrement amusante qui intéresse la romancière, mais bien ce que cette information futile vient provoquer de façon disproportionnée chez Alain. Il n’y a jamais chez Sarraute, comme chez Varda, d’événement à proprement parler, puisque ce qui est montré est toujours profondément insignifiant à première vue. L’intérêt d’un tel récit est d’observer le jaillissement des sensations et des impressions, qui peuvent même être intensément chaotiques. C’est donc un « horizon événementiel »68 qui est suggéré, plutôt qu’un événement en soi, une « intensité du vécu », plutôt qu’un fait extraordinaire. L’exemple de Sans toit ni loi est à cet égard particulièrement instructif, car le film est lancé par une anecdote, la fiction trouvant sa raison d’être dans l’annonce de la mort d’une « routarde », Mona, histoire inspirée d’un véritable fait divers69. Or, la cinéaste ne cherche pas tant à en dégager le spectaculaire, qu’à observer la lente marche de cette vagabonde vers sa mort. Celle-ci n’apparaît aucunement comme un événement tragique, le plan fixe du décor froid qui enveloppe le corps de Mona, et ce choix de présenter la mort au début du film, quand le personnage est encore inconnu, permettant ce regard distant et peu engagé. Varda choisit également de ne pas montrer le viol que subit Mona dans la forêt, mais de le suggérer par une musique toujours plus forte et un cri violent qui la transperce. De même, on peut en effet plus aisément imaginer un film dans lequel le point de départ d’un questionnement sur soi serait provoqué par l’annonce d’une mort prochaine, plutôt qu’un film qui se fonde sur un fantasme – au sens de construction imaginaire d’un réel –, sur une spéculation, comme Cléo de 5 à 7. Ainsi, dans ce film, le potentiel dramatique est repoussé jusqu’à l’extrémité du film, et celui-ci ne prétend aucunement mettre en valeur un pathos de l’existence, mais bien un rapport singulier à la mort qui détermine la perception de l’environnement objectif.

Des choix méthodologiques transgressifs

Fiction vs. documentaire : la transgression des genres

Partons tout d’abord d’une définition des termes « documentaire » et « fiction » que nous tentons ici d’opposer, mais aussi de questionner dans leur signification et leur efficacité.
Est communément admise l’idée que la « fiction » est une « construction imaginaire »103 d’un univers nécessairement mensonger, qui s’oppose au réel, que le « documentaire » est lui, plus à même d’approcher, par sa dimension « informati[ve] ou didactique »104. Ces deux modes de production artistique s’opposent donc par rapport à la transmission qu’ils réalisent, c’est-à-dire vis-à-vis de leur participation et de leur approche de la connaissance et du monde. Alors que l’approche fictive serait du côté de l’imaginaire, de la rêverie, du romanesque, l’approche documentaire serait elle, proche du savoir scientifique, dans un souci de fidélité au réel.
L’article de Yann Kilborne intitulé « Le cinéma à la frontière du réel. Contribution à une réflexion sur le concept de “limite” à travers l’exemple de la distinction entre fiction et documentaire », est à ce sujet très intéressant, car il propose d’une part de dépasser les lieux communs qui nous servent à penser ces deux approches du réel, c’est-à-dire à redéfinir les concepts, et d’autre part, il tente de déstabiliser la rigidité notionnelle et la polarité de l’approche, qui sont, selon lui, peu convaincantes. Évidemment, il ne prône aucunement la destruction définitive de ces concepts, mais cherchent à montrer qu’ils peuvent être parfois en deçà des pratiques artistiques elles-mêmes, qui brisent cette frontière pour en faire une « zone (frontalière) »105 où des échanges se produisent. C’est cette idée de « zone » d’interactions qui va nous intéresser, et en particulier la manifestation de cet entrechoquement des notions dans la perspective d’une mise en récit, d’une représentation, ou du moins d’une suggestion du réel ordinaire. Rappelons d’abord, avant de nous intéresser à quelques oeuvres et à leurs processus de transgression, que le documentaire n’échappe pas totalement à la fiction, car il ne donne jamais à voir une image parfaitement identique au réel, étant toujours le résultat d’une « distorsion » par le regard subjectif du documentariste qui émet des choix de cadrage, de montage, mais également des choix profilmiques. De même, la fiction n’est jamais véritablement épargnée d’un aspect documentaire, dans la mesure où toute fiction dit quelque chose de l’homme et du monde dans lequel il vit. Mais Yann Kilborne, tout en montrant l’insuffisance notionnelle relative à la question du genre, affirme la nécessité de conserver cette dichotomie, ce que nous choisissons de ne pas perpétuer, afin d’explorer la force d’authenticité des démarches transgressives. Tout le cinéma d’Agnès Varda s’organise autour de cette opposition entre fiction et documentaire, ou plutôt cherche-t-elle à créer une tension d’interdépendance, voire un rapport de nécessité entre ces deux approches a priori antagonistes. L’Opéra-Mouffe est tout à fait caractéristique de cette démarche, puisqu’il met en parallèle une micro-fiction, qui raconte les angoisses d’une femme enceinte au travers de métaphores très suggestives – on peut penser à la colombe dans le verre ou au melon tranché –, et des images documentaires extraites de la vie quotidienne de la rue Mouffetard.
Cet essai filmique a été largement commenté, et notamment l’articulation entre documentaire et fiction au sein de l’objet, mais nous ne nous intéresserons pas ici aux travaux qui juxtaposent les deux dimensions dans un pur parallélisme – comme La Pointe courte –, mais plutôt à des oeuvres qui combinent les deux, celles qui atteignent un niveau de réalité – fictionnel ou non – tel que la nature de l’objet filmique devienne ambiguë. Le film Documenteur se caractérise par cette forme hybride, que le titre même du film vient mettre en valeur, par le télescopage ludique entre le mots « documentaire » et « menteur », afin de supposer l’illusion de documentaire dans un objet fictionnel. On retrouve ainsi, insérées au sein du film, diverses images qui semblent directement issues de la vie quotidienne de Little Venice, que ce soit les pêcheurs et ouvriers attendant sur les quais, mais aussi les SDF errant et fouillant dans les poubelles de la ville, ou encore des individus ordinaires, comme cette femme dont les « courbes, [les] boucles [et les] circonvolutions »107 de ses cheveux viennent apaiser Émilie. Il y a un déplacement de l’observation qui consiste à passer d’une matière fictionnelle qui s’exprime par une poésie de l’intériorité, à une matière plus documentaire avec des images brutes qui informent sur les activités, les comportements et les rapports des individus au sein de la société. Mais la force du travail d’Agnès Varda dans son approche transgressive de l’ordinaire, c’est également d’injecter une teinte documentaire au pur fictionnel, par le biais d’une irréversibilité du temps notamment. Alors que la fiction se caractérise par une réversibilité du temps, c’est-à-dire par le changement, le retournement de situation, les fictions de la cinéaste se caractérisent par une sorte de stabilité, voire une stagnation de l’histoire, où les révolutions ne sont pas actes mais bien émotions, ressentis et rencontres. Sans toit ni loi est aussi très représentatif de cette démarche, bien que l’approche soit tout à fait différente de celle de Documenteur, puisque le premier s’applique à donner un cadre à la pseudo-enquête ouverte préliminairement par la cinéaste elle-même, au travers de faux témoignages. Ceux-ci rappellent en effet une certaine tradition du cinéma documentaire, qu’est la « tradition allemande » qui consiste en une observation directement sur le terrain, par l’échange et le témoignage des « acteurs » de la société, complétant ainsi les images glanées sur les lieux de l’« étude ». De fait, le dispositif, ces témoignages directs avec des regards caméra, rappellent ceux des paysans filmés par Raymond Depardon dans sa trilogie des Profils paysans, mais dans Sans toit ni loi, malgré un dispositif pensé en termes de narration – les témoignages sont toujours introduits et fermés par un fondu au noir –, la fiction rattrape l’aspect documentaire et le met en échec à travers ces témoignages qui ne font finalement qu’épaissir le mystère que Mona traîne avec elle, par un jeu de fragmentation du discours, impossible à rassembler, inapte à rendre cohérente l’image du personnage. Chez Agnès Varda, ce sont souvent les détails qui viennent déstabiliser le spectateur, qui viennent secouer les attentes de celui-ci et remettre en cause ses convictions sur le genre de l’objet qui se trouve sous ses yeux. Ainsi, Le Bonheur apparaît dans une forme d’extrême naturalité, par la description en retenue de la vie d’une famille ; une naturalité qui se trouve fragilisée par le choix d’une stylisation artificielle des images, par un travail sur les couleurs. Cette porosité des genres découle bien souvent d’un regard qui opère une sorte de déplacement par rapport à ce qui se trouve filmé : faire se rencontrer un regard subjectif– à travers la présence de l’artiste par la voix ou le « je » – et un monde qui dit une réalité sociale singulière, comme Sans toit ni loi, qui apparaît finalement comme un portrait de la société « post-soixante-huitard[e] ». Par contre, un film comme The We and the I de Michel Gondry, qui montre le retour en bus de lycéens du Bronx avant les vacances, ne fait ressentir son aspect fictif qu’au travers de certains détails que le spectateur doit repérer. Cette histoire vraisemblable est en effet perturbée, par exemple, par l’intervention de flashbacks qui apparaissent sur les vitres du bus. De même, Passe ton bac d’abord de Maurice Pialat, bien qu’étant une fiction et ne déployant aucun dispositif à proprement parler documentaire – comme le témoignage ou l’insertion d’images –, est très ambigu, car pris dans une retenue de la représentation et une cruauté délicate de ce qui est montré, qui vient interroger le spectateur sur le genre du film.

Documents réels, écritures pauvres : une identité complexe, entre fiction et documentaire

Afin de brouiller encore davantage la frontière générique que nous venons d’interroger, les artistes – et en particulier les artistes contemporains – font appel à de nouvelles stratégies d’ébranlement de la narrativité classique. Car, si le réel est dicible à travers une forme cohérente et linéaire de représentation fictive, il apparaît dans ce cas doublement trahi, du moins doublement irréalisé – et notamment pour ce qui concerne le cinéma. C’est ce qu’explique Michel Marie dans son article « Le direct et la parole » car, selon lui, le film de fiction ne fait que dire son incapacité à dire le réel « par ce qu’il représente » mais aussi « par la manière dont il le représente », c’est-à-dire la « reproduction » des objets et des personnes.
Or la transgression des genres offre la possibilité aux artistes de dépasser l’unicité de la représentation, et fonctionne comme point de départ à un renouvellement des formes et des techniques d’embrassement du réel ordinaire. Apparaissent dans la contemporanéité de nouvelles stratégies d’écriture, issues de l’idée que ce n’est pas l’objet d’art qui documente le réel, qui en révèle la nature, mais que c’est bien le réel lui-même qui documente, au sens où il produit des documents bruts dont la création va pouvoir jouir afin de provoquer de nouvelles significations et de faire bouger les représentations conventionnelles. Ces « nouvelles » stratégies d’écriture, ne sont pas tant nouvelles que généralisées à l’époque ultra contemporaine, car on trouve dans les années 1960 des démarches assez similaires, et même avant, avec les Surréalistes. En effet, nombre d’écrivains et poètes surréalistes avaient saisi le pouvoir corrupteur de l’insertion de documents réels au sein de leur production artistique, comme moyen de court-circuiter la rationalité de l’oeuvre et ce qu’elle « décrit ». Les photographies insérées dans Nadja d’André Breton ne viennent ainsi pas tant représenter les lieux, les êtres et les choses auxquels l’auteur fait allusion, qu’agir comme preuve concrète de l’existence de ces éléments et comme souvenirs vivants, traces d’une expérience au monde. La démarche est donc ici celle d’une juxtaposition qui déjà déstabilise le récit, mais par la suite, cet ébranlement se fait par des assemblages directement au cœur de l’oeuvre.

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Table des matières
Introduction 
I. La mise en scène de l’ordinaire 
1.1 Que fait-on du récit ?
1.1.1 Des années 1960 à aujourd’hui : les prémisses d’une esthétique du réel ordinaire
1.1.2 Le minimalisme narratif : condition de possibilité à l’émergence de l’ordinaire
1.1.3 L’absorption de l’action : le descriptif avant le narratif
1.2 Des choix méthodologiques transgressifs
1.2.1 Fiction vs. documentaire : la transgression des genres
1.2.2 Documents réels, écritures pauvres : une identité complexe, entre fiction et documentaire
1.2.3 L’écriture de l’instantané, les notes prises sur le vif
1.2.4 La constitution d’une mémoire vivante
1.3 Quel langage adopter ?
1.3.1 Le conflit entre neutralité et lyrisme
1.3.2 La nécessité de recherches formelles et langagières
1.3.3 La place du langage ordinaire
II. D’un monde-objet à un monde vécu 
2.1 La mise en échec de la représentation
2.1.1 Des esthétiques de l’imperfection : montrer la marge, le bord, le bougé
2.1.2 L’indétermination de l’ordinaire : langage heurté, bafouillant, fragmenté et digressif
2.1.3 Rejeter le rationalisme au profit de la libération des possibles
2.2 Dire l’être-au-monde : les déplacements contemporains vers le medium-objet
2.2.1 L’ordinaire-surface et l’ordinaire-authentique : dépassements contemporains
2.2.2 De l’espace comme représentation à l’espace vécu
2.2.3 Du temps fragmenté au fragment de temps
2.2.4 Habiter le monde par la matière : la sensation et la matérialité
III. L’ordinaire comme espace à réinventer : les phénomènes de réappropriation 
3.1 Mise en branle du réel : l’ordinaire détourné
3.3.1 L’ordinaire comme espace de jeu : reformuler le réel
3.1.2 La distanciation du regard et la neutralité
3.1.3 Une nouvelle esthétique du tragi-comique ?
3.1.4 L’estrangement
3.2 Vers une négativité de l’art ?
3.2.1 Le recyclage : le contemporain et la citation du réel
3.2.2 Déconstruire le cliché et dépasser les apparences ?
3.2.3 L’oeuvre à partir du rien : de la simplicité à la soustraction ?
3.3 L’expérience ordinaire : une expérience esthétique ?
3.3.1 L’autobiographie et la rencontre de l’ordinaire
3.3.2 La réflexivité de l’écriture
3.3.3 Le lecteur/spectateur comme condition de possibilité à la création et au sens ?
Conclusion 
Bibliographie

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