L’oeuvre de Kazantzaki à la lumière de la philosophie bergsonienne

Inverser la manière de penser : creuser dans les constructions de l’intelligence

   Les manières de penser de Bergson et de Kazantzaki se rapprochent étonnamment. Nous entendons par manière de penser, non pas exclusivement celle de penser pour la philosophie mais une manière de penser la réalité pour elle-même, distincte de la manière de penser « pour l’action » . Ce que Kazantzaki appelle l’ascèse, c’est le fait de creuser dans les croûtes durcies de nos habitudes de voir, dans nos habitudes de penser pour repérer, tout au fond, la place de l’homme dans l’univers ou encore pour atteindre l’essence même de la réalité. Si le premier devoir est consacré à l’intelligence, Kazantzaki nous laisse déjà entrevoir qu’il s’agit là, déjà,d’une première étape de l’ascèse, plutôt que d’une préparation la précédant. C’est ce que Charles Péguy appellera une « opération de désentrave », expression qui sied très bien car elle permet d’imaginer la tendance de l’intelligence à immobiliser le savoir sur lui-même. Désentraver veut dire essayer de relancer le mouvement arrêté. Il s’agira pour Bergson de « remonter la pente 4 » de l’intelligence, de la matière, du corps, ce qui pour Kazantzaki se formulera davantage par les verbes « creuser », « briser », « rompre », « éclater », « déchirer » « la matière » « la croûte », « le noyau dur » pour rattraper une perte,un écart, entre l’essence chaotique et les phénomènes découpés par l’intelligence. La solidité est la surface dans laquelle « creuser » pour atteindre l’essence de la vie et le fondement sur lequel « construire » pour vivre et travailler en société. La philosophie, écrit Bergson dans l’Introduction à la Métaphysique « consiste à invertir la direction habituelle du travail de la pensée » . Il imagine que ce qui empêchait Kant d’aller plus loin que les phénomènes, « n’est peut-être, au fond, que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s’exerçant sur la matière qu’il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins ». Il propose alors lui aussi une forme d’ascèse pour que la connaissance puisse réfléchir la « structure fondamentale de l’esprit » qui est de durer. Il s’agit de « défaire ce que ces besoins ont fait », « renoncer à certaines habitudes de penser et de percevoir » pour rétablir « l’intuition dans sa forme pure » et reprendre contact avec la réalité. Si la méthode est la même, les habitudes qu’il faut défaire, et les moyens qu’on se donnera peuvent être très différents d’une personne à l’autre. Autrement dit la méthode exige un effort nouveau pour chacun des objets qu’elle se donne, car il faut pouvoir éclairer les besoins qui obstruent une vision directe de la réalité. Par exemple les philosophes n’avaient pas vu que le besoin d’agir était à l’origine de ce qui nous faisait penser la réalité comme discontinue. Il avait fallu faire l’effort de traverser cette pensée pour l’action, de la remonter, pour voir se dessiner une autre forme de penser à côté d’elle mais allant dans le sens inverse, celle de penser la réalité pour elle-même. Un autre exemple pris cette fois-ci dans l’œuvre de Kazantzaki, nous montre les besoins les plus primaires – manger, boire, survivre – propres à tous, dont les habitudes qui en dérivent ne seront combattues que dans le cadre d’un ascétisme caractéristique des personnages kazantzakiens. Ensuite, les besoins superficiels sont fonction de la personne, de la culture, de l’époque. Le besoin vital de nommer les choses pour les soumettre aux besoins sociaux sera lui aussi le lieu d’une ascèse qui mènera à cette belle poésie dans l’œuvre où les choses ne sont plus nommées mais imagées. Tandis que Bergson éclaire la dynamique de la méthode, en amont de son ancrage dans la vie particulière, Kazantzaki nous amène à son intuition de la réalité par sa propre ascèse, son expérience, sa découverte de nouvelles cultures qui l’oblige, nous le verrons, à réfléchir en-deçà de leurs différences

Pensée de la vanité

  Quand la raison fait défaut, quand la question, dont l’intelligence peut démontrer le manque de fondement, demeure malgré tout, alors apparaît comme un éclair le sentiment qu’il y a, au fond, une réalité qui dépasse les pouvoirs de l’intelligence ou de la raison : « il est des instants terribles et imprévus où un éclair me traverse : Tout cela n’est qu’un jeu cruel et vain, sans commencement ni fin, sans aucun sens » . Ce fond-là, ce questionnement du sens, quand il ressurgit par la fente percée dans les constructions de l’intelligence, quand il « étouffe » et lance un appel, il donne alors les limites de l’intelligence. Il fallait donc cantonner l’intelligence à son rôle et se placer, avant toute réflexion tendant à conceptualiser, c’est-à-dire à solidifier, à l’endroit où les questions se posent comme si à cet endroit se trouvait aussi la réponse : dans le fond, dans les profondeurs, dans l’âme humaine. C’est comme si on ne pouvait pas avoir accès aux frontières de l’intelligence en partant d’elle, puisque son royaume « L’homme, l’infortuné, a élevé autour de sa pauvre petite existence, une haute forteresse inexpugnable,prétend-il ; il s’y réfugie et s’efforce d’y apporter un peu d’ordre et de sécurité. Un peu de bonheur. Tout y doit suivre les chemins tracés, la sacro-sainte routine, obéir à des lois simples et sûres. Dans cet enclos fortifié contre les incursions violentes du mystère, se traînent toute puissante les petites certitudes aux mille pattes », s’étend à l’infini. Il faut au contraire partir de ce qu’elle rejette, de ce qu’elle n’est pas, c’est-àdire partir des questions qui la dépassent. Ces questions en dessinent les limites non pas parce qu’elles n’y trouvent pas de réponses, mais parce qu’elles n’ont aucune raison d’y être posées. Dans l’Evolution Créatrice, Bergson montre qu’il est nécessaire de partir de l’intuition et non de l’intelligence, car de l’intelligence on ne pourra jamais passer à l’intuition. Il fallait remettre l’intellectualité et la matérialité dans une existence plus large dans laquelle on les verrait naître. Elargir la réalité dans laquelle nous percevons, c’est aussi ce qu’il avait fait dans Matière et mémoire en montrant que notre conscience qui perçoit n’est pas la seule durée,mais qu’elle est prise entre le chaos, et une série infinie d’autres durées, pour autant de consciences virtuelles dont la tension serait différente. Notre perception se trouve désormais englobée dans cette mobilité universelle que nous avions jusqu’alors approché par le bas, par le chaos . Dans L’évolution créatrice, ce n’est plus la genèse de notre perception qu’il fait, mais celle de notre intelligence, laquelle, avec ses catégories et son mode statique, nous fait entrer dans une réalité qu’elle a coulée dans son moule. Hors de cette perception intellectuelle, il y aurait donc une vision intuitive du monde, créatrice de « moules » dans lesquels les concepts viendront ensuite se solidifier. C’est la même idée qu’on retrouve chez Kazantzaki, et si on ne peut pas se donner le chaos comme direction à prendre pour creuser dans nos habitudes, on peut néanmoins sentir, au fond de soi, une insuffisance de sens lorsqu’on se donne la réalité seulement sous les traits de notre perception intellectuelle du monde. L’intelligence sait construire un sens intrinsèque à son royaume justifiant toutes les actions par l’idée de la survie et l’idée de la survie elle-même, une fois satisfaite par les commodités des sociétés évoluées, laisse place à d’autres buts comme celle de l’épanouissement personnel, du confort, du bonheur.Bergson montre ensuite dans Les deux sources, que si les questions qui remettent en cause le sens de la vie sociale sont naturelles à l’intelligence, c’est l’intelligence qui trouvera en elle même l’énergie de résister. Il part du tout de l’obligation, ensemble des obligations qui forment, comme un organisme, un dynamisme indivisible où tous les devoirs se soutiennent mutuellement et forment une unité sociale. Ce tout de l’obligation s’impose comme une obéissance naturelle ou instinctive de l’homme, reprise par l’intelligence sous une forme rationnelle, pouvant ainsi, lorsqu’il doute du sens ultime de cette obéissance, en retrouver les fondements dans sa raison. Instinctivement, on ne se poserait donc pas de questions, nousserions, comme les insectes, complètement soumis à la société à laquelle nous appartenons, et serions nés avec un sens instinctif du devoir. Mais l’homme est libre, relève la tête, et relâche son lien organique à la vie, mettant en danger les fondements de la société. Notre intelligence est là pour contrer un déséquilibre qu’elle avait elle-même créé, elle offre encore la solidité des liens extérieurs par lesquels nous sommes tous liés, mais en surface, c’est à dire en fondant ce lien sur la raison. En effet, elle aurait d’abord tendance, selon Bergson, à ne prendre que des décisions pour son intérêt personnel, elle ne penserait qu’à elle . Elle devra donc pallier cette tendance dangereuse pour l’équilibre de la société en employant la fabulation. Par ailleurs, et ce point nous intéresse ici davantage, l’intelligence apporte avec elle la conscience de la mort prochaine. Voyant que tout meurt, l’homme se persuade que lui aussi va mourir. Pour ne pas céder à l’état dépressif que l’idée de la mort, devenant obsédante, devrait rendre permanent, l’intelligence érige la religion, qui permet de « neutraliser l’idée par l’image de la survie de l’âme »

Nietzsche et Bouddha : dépasser les premières influences

   Si on jugeait Ascèse à la lecture de sa première partie « Préparation », alors elle pourrait nous paraître en effet comme l’œuvre d’un nihiliste bien éloignée en ce sens de l’œuvre bergsonienne. Kazantzaki parle régulièrement de Nietzsche qu’il avait lu pour la première fois à Paris en 1907 et qui est selon lui, un des seuls qui sût se tenir devant l’abîme, le regarder sans trembler et formuler ce désespoir dans la théorie de l’éternel retour. Nietzsche lui « ouvre les yeux » , sans rien attendre de Dieu, mais cet ordre, ce ne sera pas Nietzsche qui lui en inspirera la forme. La théorie du surhomme sera « un autre paradis », une « porte de salut » « ouverte dans le cercle fermé de l’éternel retour », chimère que Nietzsche s’était laissé aller à créer. Pourtant le surhomme est un effort pour faire de l’homme le rêve du nouveau monde sur terre, mais cette volonté de puissance ne satisfait pas celui qui, à ce moment à Londres, voit passer les avions bombardiers dans le ciel, les avions qui eux-mêmes, quand Léonard De Vinci les avait imaginés, n’avaient pas été conçus pour détruire le monde . Malgré une thèse écrite sur sa philosophie , thèse assez insignifiante en regard du reste de son œuvre, c’est surtout à l’homme qu’il s’intéresse, à sa souffrance, son martyre, à son effort pour faire tomber les idoles. Kazantzaki semble, comme Nietzsche, convaincu qu’il y a du positif dans l’attitude nihiliste, dans le sens où elle détruit l’équilibre des valeurs. Mais le double sens que prend son ascèse, creuser dans la matière et élargir simultanément l’esprit à travers l’action même de creuser, s’approcher ainsi de Dieu, son Dieu, coïncider de plus en plus avec la réalité, fait de la déconstruction du bâtiment intellectuel le lieu d’une recherche de sens qui prend toujours le pas sur la perte de sens vécue dans cette déconstruction. En 1922, à Vienne, il écrit une tragédie qui s’appelle Bouddha, et dont la rédaction chevauche celle d’Ascèse. Bouddha marque par sa présence nombre de ses œuvres : en particulier l’Odyssée, le chant XVIII où Ulysse rencontre le prince Managui, représentant de Bouddha dans l’épopée ; Zorba, dans lequel le narrateur essaie de « se délivrer » , se délivrer de l’idée du salut ou de l’espoir d’une salut . Ascèse, du moins l’ascèse comme libération de l’esprit, semble étroitement liée à l’ascèse de Siddhartha qui, tapi sous un arbre comme Ulysse au chant XVI de l’Odyssée, procède à un retour de l’esprit sur lui-même, pour se libérer de la souffrance et annihiler tout désir, cause des souffrances, jusqu’à la dernière étape qui est le nirvana, l’absence de souffrance. Comme dans la mystique chrétienne, et comme le remarque Bergson, il y a, derrière la religion savante du bouddhisme une vision mystique « transcendante à la raison comme à la parole », non intellectuelle qui mène à « l’absorption dans le tout » . Mais il prône, à la grande différence des mystiques chrétiens, « une extinction du vouloir-vivre ».Réinsérer chaque chose dans le Tout. Commençons par réinsérer chaque chose dans le Tout, propose Kazantzaki, nous sentirons alors que l’espèce humaine appartient à une continuité vitale universelle, présente en chacun par ce qui le relie à sa race, à l’humanité, et plus profondément, à la nature : Nous sommes une humble lettre, une syllabe, un mot de l’immense Odyssée. Abîmés dans un chant gigantesque, nous luisons comme luisent les humbles cailloux tant qu’ils sont au fond de la mer. Quel est notre devoir? Relever la tête de dessus le texte, un instant, le temps que le supportent nos poumons, et respirer le chant océanique . La durée est ce qui permet de penser, autrement que par l’intelligence, le moi et son rapport à l’univers, par une continuité progressive qui empêche ultimement de considérer un être vivant isolé des autres. C’est aussi par la même méthode que le mot cesse d’être seulement un poids, une corruption du sens profond ; parce qu’il est relié aux autres mots du texte, il « incarne » un sens profond qui le dépasse, le déborde. Nous avions souligné dans la première partie que la philosophie avait pour fonction selon Bergson d’invertir la direction habituelle du travail de la pensée. Dans le troisième chapitre de l’Evolution Créatrice, il écrit que la philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout . Bergson reprend dans ce chapitre un des problèmes cruciaux dont nous avons parlé : dès qu’une théorie pense en terme « de faits et d’objets » , elle se donne l’intelligence. Bergson utilise cet argument contre les théories évolutionnistes qui voudrait engendrer l’intelligence en se donnant dès avant l’intelligence. L’élargissement de la conscience du monde ne peut se faire qu’en désintellectualisant la vision du monde. Les contours des faits et des objets dépendent de la perception que nous en avons, et la perception découpe en fonction de l’action. Mais la véritable influence d’un corps ne se fait pas qu’aux points du dessin que nous en avons. Elle peut s’exercer sur l’univers entier : « plus la physique avance, plus elle efface d’ailleurs, ce que les avancées de la physique elle même tend à montrer. Bergson distingue alors de l’intelligence qui s’intéresse à la réalité « dans la mesure seulement où elle intéresse l’œuvre qui s’accomplit et le sillon qui se creuse » cette autre faculté qui nous replonge « dans l’océan de vie », dans lequel « nous sentons que notre être, ou du moins l’intelligence qui le guide, s’y est formé par une espèce de solidification locale » . Ainsi, si la conscience fait l’effort d’enlever le filet de l’intelligence, alors ce ne sera pas seulement la perception du monde extérieur qui se diluera dans une dynamique universelle, mais l’individu lui-même et la façon dont il se perçoit.
a) Dépassement du « moi » et du « mot ». :Ne faut-il pas en fait, commencer par oublier le mot, le point, suspendre sa matérialité, faire éclater ainsi ses limites en ne le considérant que sous le rapport qui le lie au reste de la phrase ? Puis de la phrase elle-même, observer que la pause marquée par le point qui l’extériorise en une phrase, ne commande pas un retour à rien, mais une continuité hors de laquelle elle n’a plus de sens, puisqu’elle participe irréductiblement à une histoire ? Le sens d’une phrase, le point d’eau dans un paysage, l’oasis dans un désert, la vie d’un homme, seront perçus différemment en fonction du contexte dans lesquels on les met, de la vision plus ou moins large dans laquelle ils s’inscrivent. La vie est, du point de vue de l’individu, comme ,une phrase qui ne sait pas qu’elle appartient à un texte. C’est pourtant tout le texte qui la précède qui lui donne tout son sens, et elle apporte à son tour, mais avec tout ce qui la précède, à tout le texte qui suivra, un sens qui ne peut être compris qu’en fonction du reste. Entre le visible brut de la vue, et l’invisible, qui n’est que le visible dilué, deux façons de voir se distinguent : il s’agirait dans le premier cas de voir les lignes d’écriture d’un livre, comme s’il s’agissait juste d’en observer l’imprimerie, et dans le deuxième cas, de voir ces mêmes lignes mais cette fois-ci en les lisant, dans l’ordre, chaque ligne rajoutant à la précédente, les voir non seulement avec les yeux mais aussi avec l’esprit. La durée est d’abord mémoire. Voir les choses dans la durée, c’est pouvoir sentir le mouvement continu indivisible que la suite de mots forme. On part de presque rien (« oui, oui, je ne suis rien » . Le « moi » est ainsi réduit spatialement, comme un point à peine visible dans la plaine mais aussi temporellement, il crie pendant quelques heures puis il meurt. La vie de l’individu, dit Kazantzaki est éphémère mais aussi passagère, dans le sens où elle est un passage, elle laisse passer, elle se laisse traverser . C’est l’idée qu’il oppose implicitement dès le prologue à celle de l’abîme obscur que sont la naissance et la mort : « Dans les corps vivants et passagers luttent deux courants » . A la fin du premier échelon de la deuxième partie, le « moi » prend conscience qu’il est un « pont provisoire » , à la fois donc passage, dans le sens où à travers lui passe celui qu’il sent dans ses entrailles, et passager, dans le même sens que provisoire : il n’est là que pour laisser passer celui qui crie : « quelqu’un passe au dessus de moi et, aussitôt, je m’effondre derrière lui » . L’homme serait donc traversé par une continuité qui le relie aux autres êtres vivants, continuité qu’il ne s’agit pas seulement de constater du point de vue biologique, selon lequel, nous le verrons avec Bergson, l’individu n’est jamais totalement clos sur lui-même. Kazantzaki propose d’aller plus loin et de rappeler en soi cette continuité, travail de mémoire que les recours à la fantaisie et à l’image seules pourront traduire proprement. Kazantzaki n’aspire pas dans cette deuxième partie d’Ascèse à remettre le moi dans un contexte qui le transcenderait mais à le fondre dans ce contexte pour qu’il y ait dépassement du « moi », disparition de ses limites, osmose avec l’univers. Cela implique à la fois un changement dans son être, et un sens renouvelé du monde. On n’élargitle contexte qu’en élargissant le moi. La science est capable d’étudier l’évolution de la vie sur des millénaires mais pour notre vision – non pas spatiale, car comme le remarque Bergson notre perception atteint les étoiles , mais temporelle – le plan est trop large. Nous sommes comme des « tout petits vers» dira le narrateur à Zorba pour répondre à la question qu’il lui pose : d’où vient-on ? Où va t’on ? « De tout tout petit vers sur la feuille d’un arbre gigantesque » . Il faut marcher, dira-t-il, pour aller jusqu’au bout de la feuille : « La marche » sera le titre de cette deuxième partie d’Ascèse. Or les différents arguments avancés par Bergson pour arriver à l’idée d’un élan vital offrent à Kazantzaki le sens d’une marche qui procède comme un élargissement de l’intérieur : il faut qu’il y ait continuité qui unisse les êtres entre eux à la fois dans le temps, et dans l’espace, et mémoire, pour que cette continuité se conserve et progresse.

Problème de la primitivité et du progrès

  Les deux échelons qui succèdent à celui du « moi », sont l’échelon de « la race » et celui « de l’humanité ». Qu’il y ait continuité, cela ne fait plus aucun doute, même si cette continuité se ramifie et se divise entre les générations d’hommes. Le problème que l’on rencontre à ce stade de l’élargissement du « moi » est davantage celui de la mémoire. C’est par la mémoire continue que le moi s’élargira jusqu’à l’univers, en faisant de l’homme le détenteur d’une mémoire de plus en plus grande, mais aussi, nous le verrons, de plus en plus condensée. Le problème d’une mémoire dans l’humanité du progrès de l’espèce peut se poser dès lors qu’il n’y a pas d’hérédité des acquis, et même plus encore, dès lors que l’espèce est considérée comme close sur elle-même : elle n’évolue plus. Ce problème de la mémoire nous oblige à nous placer directement à l’endroit où aboutira la marche de Kazantzaki, celle du mouvement indivisible duquel nous voyons naître l’ensemble des êtres vivants. Nous nous donnons ainsi, d’abord le mouvement plutôt que sa solidification dans l’homme et les autres espèces. L’élan vital est l’image d’ordre biologique de la force qui relie, par une continuité indivisible, l’évolution de l’ensemble des espèces vivantes. Mais l’image est avant tout une façon de récuser la façon dont les finalistes et des mécanistes pensent la vie. La grande erreur des deux grandes théories est de considérer que « tout est donné » et que le temps n’y change rien, ce qui engendre la possibilité d’un déterminisme radical dans lequel, puisque tous les éléments sont là, tout pourrait être prévu. Là où Bergson nous amène, c’est à l’idée d’une force créatrice imprévisible qui ne sied pas aux concepts intellectuels que l’on se donne généralement, c’est-à-dire, tous ceux qui ont rapport à notre action sur les choses . Dans Les deux sources, il résume en cinq points ce qui l’avait amené à parler d’un élan vital. Nous donnerons ici le résultat de ses démonstrations pour avoir une vue d’ensemble de ce pourquoi la vie lui semble comme un élan vital, mais nous aurons à revenir sur certains points qui nous intéresseront plus particulièrement : tout d’abord du premier point émerge le fait que le phénomène vital n’est pas résoluble en une explication physico-chimique ou que du moins lascience est bien loin d’en avoir montré la possibilité. Le deuxième point montrait que la vie avance dans des directions déterminées et n’est pas, comme le soutenait le darwinisme le fruit du hasard ou d’une multiplicité d’accidents infimes. Il souligne ensuite que l’évolution a lieu en profondeur dans les germes plutôt que dans l’« action mécanique des causes extérieures », et que cette transmission est cause d’une complication accrue des organismes vivants. Il s’agit d’une « solution originale, trouvée par la vie, du problème que lui posent les conditions extérieurs » (quatrième point) et non d’une réponse imposée par des conditions extérieures. Mais le fait que ces solutions transforment l’ensemble de l’organisme et non seulement une partie, n’est pas encore expliqué. C’est en prenant le point de vue de la durée et non le point de vue mécanique que le mystère est en partie soulevé : le mouvement qui nous amène de l’organisme simple à l’organisme plus compliqué est le mouvement simple, indivisible, d’une force qui réussit petit à petit à soulever les obstacles de la matière (cinquième point). Bergson démontre que les espèces évoluent ainsi de manière identique sur les différentes lignes d’évolution à partir de l’étude de la structure de l’œil chez les mollusques et chez les vertébrés. Il peut ainsi aboutir au constat d’une vie en général. Puisqu’elle ne peut être envisagée ni du point de vue de la chimie, ni du point de vue de la physique, alors que la matière peut l’être, la vie est ce qui se « surajoute » à la matière (sixième point). La matière, elle, divise en différentes lignes d’évolution une force qui était originellement unique (septième point), et en divisant, elle la précise en individualités distinctes. Le dualisme vie et matière et la nature psychologique du mouvement vital que Lamarck avait pressenti permettent ainsi d’expliquer pourquoi la vie nous apparaît naturellement divisée dès lors qu’elle se mêle à la matière. Mais en tant que vie, elle est une force qui agit comme la conscience, c’est-à-dire comme une mémoire qui grossit en conservant chaque moment de son progrès, lesquels constituent un dépassement d’elle-même. Ce qui attire notre attention ici, c’est le fait que la continuité vitale se ramifie dans la matière pour constituer des espèces par sauts brusques, mais que ces espèces ne prolongent pas l’évolution continue à laquelle elles appartiennent. Les espèces sont closes, elles constituent un arrêt de la création de l’élan vital, et prennent par là-même la forme imprévisible dans laquelle nous les voyons. Nous pouvons déduire de ce que nous avons vu jusqu’à présent, que la matière est ce qui se caractérise par la discontinuité, et la vie ce qui se caractérise par la continuité. Or dans l’évolution des espèces, on peut « observer » à la fois la continuité de la vie engendrant les espèces les unes après les autres, et la discontinuité des espèces dont les contours sont visibles. Dès que la vie rencontre la matière, elle est ralentie, elle tourne sur elle-même, son énergie s’essouffle . L’élan vital se solidifie dans les espèces, comme il se solidifie dans l’homme. Il y a entre cette visibilité du solide et l’invisibilité de l’élan « une irrémédiable différence de rythme » . Là où il y a vie, il y a mobilité. La vie pénétrant la matière, son rythme est ralenti, si ralenti qu’elle « contrefait » l’immobilité alors qu’il ne s’agit que du « dessin d’un mouvement », autrement dit d’une condensation d’un mouvement très lent, ralenti par la matière, qui est un mouvement de création. Dans la continuité, on prend en compte la vie en se remettant dans la direction de son effort progressif qui a créé les différentes espèces, tandis que la discontinuité, autrement dit la continuité contractée en différents éléments solides, pouvant être regardés rétrospectivement comme autant decréations faites, est envisagée du point de vue de la matière et automatiquement du point de vue de l’intelligence qui la découpe. C’est la matérialité même de ces espèces qui épuise leur force et leur confère les contours saisissables. Chacune des espèces fait en cela le moins d’effort possible : « elle ne vise qu’à sa commodité », « elle va à ce qui demande le moins de peine », « elle entre dans un demi-sommeil » . C’est comme si la force détachée de son élan originel n’était plus assez intense pour prolonger la création plus loin. Chaque effort par lequel une espèce est créée apparaît au contraire comme une lutte contre l’inertie dans laquelle la vie était plongée.

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Table des matières

Remerciement
Résumés
Table des matières
Introduction
Annonce du plan
PREMIERE PARTIE  Du chaos à l’élan vital : formation du « sur-homme » bergsonien 
Premier chapitre : creuser dans les acquis
I) « Retour » à une vision virginale du monde
a)Suspension de l’intelligence
b ) Du chaos à la solidification
c) Voir pour la première fois
d) Inverser la manière de penser : creuser dans les constructions de l’intelligence
II) Pensée de l’abîme : vaincre le dernier obstacle
a) Pensée de la vanité
b) Nietzsche et Bouddha : dépasser les premières influences
Deuxième chapitre : Constitution de l’homme nouveau
I) Réinsérer chaque chose dans le Tout
a) Dépassement du « moi » et du « mot »
b) continuité vitale entre les individus
II) Problème de la primitivité et du progrès
a) le primitif avant et après l’intelligence
b)La mémoire découverte : Continuité de l’homme à l’humanité
c) l’homme et ses descendants
III) Premiers traits de l’homme intuitif
a) Le sur-homme bergsonien
b) Schéma d’une morale : nouvel axe des vertus
c) L’attitude de vie du nouveau personnage
Troisième chapitre: L’élan vital, vers une matérialisation croissante
I) Occurrence du mouvement et personnification
II) l’Elan vital comme terme générique
a) Destruction ou dépassement ?
b) Maturation de l’idée de l’élan vital dans la pensée Kazantzakienne
c) Du dieu bergsonien à l’intuition de la durée
d) Problème théologique et processus divin
II) créations divines et créations humaines :Dieu comme personnage de la fabulation -moteur d’évolution de l’homme
a) visible et invisible
b) représentation efficace de Dieu
DEUXIEME PARTIE L’action efficace de l’écrivain et du héros sur la réalité
Premier Chapitre : Le mot comme obstacle, instrument et stimulant 
I) Ecart entre l’intelligence et l’esprit : le mot comme obstacle.
II) Nécessité de l’expression
a) Le mot comme contrepoids : réinsertion de l’esprit dans la réalité
c) Fixation de l’esprit et mise en ordre dans le mot
d) La matière comme laboratoire de l’esprit
III) Faire de l’esprit avec la matière
a) transsubstantiation naturelle
b)Acte de la transsubstantiation.
IV) Changement de nature : langage et roman
a) Du langage conceptuel au langage créateur
b) Insuffisance de la matière du roman
d) le rythme du roman englobé dans la durée universelle
Deuxième chapitre: les hommes d’action et l’écrivain mobilisé
I) Le pouvoir d’action de l’art
a) pouvoir « local » de l’écrivain : créateur de notre perception
b) l’art et le temps de l’acte créateur.
c) Contrepoids de la matière littéraire à la réflexion philosophique.
II) La graine qui devient semence : l’homme créateur de l’humanité. 
a)Le communisme et l’action des profondeurs du héros
b) Jésus semeur de la graine, cause non productrice
III) Les personnalités créatrices du futur : Kazantzaki comme poète visionnaire
Troisième chapitre : Effort indivisible du temps créateur, lecture linéaire de la genèse de l’Odyssée. 
a) maturation profonde et attente féconde
b) Se soumettre au rythme universel
c) l’œuvre comme la raison d’être de toute sa vie
d) le récit comme extériorisation maximale de l’intuition
e) Le « Cri », ou l’œuvre détachée qui dure
TROISIEME PARTIE :  Matérialisation progressive du personnage divin, dans l’œuvre et à travers les œuvres 
Premier chapitre : carnets de voyage et prospection de l’effort de l’âme humaine
I ) La sympathie et le pré-humain
II) l’émotion dans le contact avec l’étranger : impressionisme des récits
III) Témoignage de l’effort de l’âme humaine 
IV) le double niveau du récit : niveau des profondeurs – maturation de l’écrivain – et niveau de surface – perception du pays.
Deuxième chapitre : La montée des personnages humains aux personnages divins
I) Les personnalités qui fleurissent et celles qui se fânent
a) Le héros shakespearien
b) La personnalité humaine
c) multiplicité des consciences
II) La montée des personnages 
a) Au commencement, l’homme et ses limites.
b) Libération, dépassement et disparition des limites.
c) « Δεν χωράει » ou l’insuffisance infinie de la matière
d) Le déséquilibre nécessaire à l’évolution de l’âme humaine.
III) Dépassement de l’obstacle matériel. 
a) l’ascétisme
b) L’action, le héros, l’héroïsme (François, Manolios, Zorba, Le Capétan Michalis)
IV) Ulysse, l’homme futur
Troisième chapitre : l’expression de la durée, dans la matière du roman 
I) L’expression de l’âme hors de la pensée du héros
a) Réfutation d’une théorie du roman chez Bergson
b) Les multiples supports de l’expression.
b) l’expression de la durée dans toute forme de création
II) L’expression du mouvement
a) expression du temps
b) expression de la sainteté
CONCLUSION
Bibliographie

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