L’objection de conscience sous l’angle de l’art.3

L’arrêt Perisan & autres c. Turquie (20 mai 2010)

En 2003, 2004 et 2005, la Cour a été saisie à plusieurs reprises par un total de quarante-quatre détenus de la prison de Diyarbakir pour des allégations de violations des art. 2 et 3 pendant une opération de sécurité ayant eu lieu le 24 septembre 1996. La Cour a décidé de regrouper les différentes saisines en un seul arrêt.
Le 24 septembre 1996 au matin, trente détenus sont appelés au parloir pour recevoir la visite de leurs proches. Deux détenus demandent alors à des codétenus d‟ouvrir des trappes pour récupérer des présents apportés par leurs proches, ce qui n‟est pas accepté par le gardien en chef. Les deux parties s‟accordent à dire que c‟est là l‟origine des débordements mais leurs versions diffèrent. Selon les requérants, ils se seraient plaints de l‟attente et se seraient faits insulter par le directeur et les gardiens, et vers 15h des policiers et des gendarmes seraient arrivés dans l‟enceinte de la prison pour demander aux fauteurs de troubles de se dénoncer.
Deux détenus se seraient alors dénoncés et auraient été emmenés à l‟écart du groupe. Les forces de l‟ordre auraient alors attaqué le groupe de détenus restant avec des matraques jusqu‟à en battre à mort certains. Selon le gouvernement, ce sont les détenus qui ont déclenché les violences en s‟attaquant physiquement à un gardien et en appelant à la mutinerie. Ils se seraient alors équipés de barres de fer et auraient scandé des slogans à la gloire du PKK . Face à une situation jugée incontrôlable par la direction de la prison, le ministère de la Défense aurait autorisé une intervention des forces de l‟ordre composées de cent quarante-sept gendarmes et quarante policiers, munis de matraques et qui n‟auraient pas fait usage de leurs armes à feu. Le bilan établi dans le procès-verbal fait état de vingt-sept gendarmes blessés et de trente-quatre détenus blessés, dont dix-neuf d‟entre eux ont dû être transférés en soins intensifs vu que leur pronostic vital était engagé. Deux détenus sont décédés dans les vingt-quatre heures ayant suivi l‟émeute.
On voit que le niveau de violence atteint lors des affrontements est important, vu le nombre total de blessés, et également si on prend en compte les gendarmes blessés, alors qu‟ils étaient supposément équipés pour faire face à une émeute de façon sécurisée. Il parait donc évident à ce stade de l‟analyse que l‟usage de la force était nécessaire pour contrôler la situation dans cette prison. Cependant, les rapports médicaux sur les détenus blessés et décédés témoignent d‟un niveau inquiétant de violence exercée à leur encontre. Au total, neufs individus sont décédés des suites de leurs blessures, dont sept d‟entre eux par destruction du tissu cérébral.
Les corps présentaient également différentes lésions : des fractures du crâne, de la mâchoire, du nez, des côtes, ou encore des entailles profondes à la tête et des blessures occipitales. Les gendarmes et les gardiens blessés ont, quant à eux, eu des blessures entraînant des arrêts de travail allant de dix à quinze jours. Le décalage apparent sur le niveau de violence exercée par les uns sur les autres est flagrant.
Deux jours après l‟incident, le procureur ouvre une instruction et recueille les témoignages de six gardiens qui soutiennent que les détenus armées les ont attaqués, tandis que onze détenus affirment le contraire. Un seul détenu cependant confirmera la version des gardiens, ce qui montre la difficulté à établir les circonstances exactes des faits : qui croire ? Les agents de l‟Etat ou les détenus ? Face au dramatique bilan de cette opération, l‟Assemblée Nationale turque envoie un mois plus tard une délégation de membres de la sous-commission parlementaire aux droits de l‟Homme pour enquêter sur cette opération.
Parmi les passages pertinents du rapport d‟enquête de la sous-commission, les entretiens effectués avec les différents médecins impliqués donnent quelques pistes sur le déroulement de l‟opération. Deux médecins de la prison ont déclaré que : « Ils étaient restés dans l’infirmerie jusqu’à la fin de l’opération pour y soigner les gardiens blessés. Ils ont été appelés vers 16h30. Arrivés sur les lieux, ils ont constatés […] qu’une trentaine de prisonniers étaient allongés sur le sol, baignant dans leur sang. […] après avoir procédé à un examen préliminaire, ils ont estimé que six ou sept personnes risquaient la mort. »
Ce passage semble indiquer que de grosses négligences ont été commises par les autorités pénitentiaires dans le traitement médical des détenus blessés, étant donné que jusqu‟à la fin de l‟après-midi, seulement les gardiens ont eu accès à des soins et que les détenus ont juste été laissés sur les lieux pendant une longue durée, jusqu‟à ce que les médecins soient autorisés à intervenir.
Les médecins de l‟hôpital de Diyarbakir, là où ont été transféré les blessés, ont déclaré que : « Les blessés sont arrivés […] à bord de trois fourgons blindés […]. Après avoir fait ouvrir les portes des fourgons pour que nous puissions intervenir, nous avons observé que six ou sept blessés étaient entassés les uns sur les autres et que, à première vue, aucun n’était conscient […]. A l’issue des premiers contrôles, j’ai constaté que deux d’entre eux étaient déjà morts […] et qu’ils présentaient presque tous des traumas crâniens. »
Dans ces conclusions, la sous-commission ajoute que deux blessés ont été transférés en soins intensifs à leur arrivée alors que rien ne mentionnait de telles blessures dans le rapport médical pré-transfert. Selon elle, de gros soupçons pèsent alors sur les gendarmes ayant effectué le transfert, qui auraient battu ces deux détenus pendant le trajet. Elle préconise à la justice d‟identifier ces gendarmes et de les poursuivre.
Pour ce qui est des responsabilités respectives dans cette affaire, la sous-commission rappelle que selon l‟art.17 de la directive du ministère de l‟Intérieur relative aux établissements pénitentiaires, en cas de mutinerie, l‟ordre d‟action des forces de l‟ordre doit être le suivant : donner un premier avertissement oral ; faire usage de bombes lacrymogènes, puis de crosses, de matraques ; et en dernier recours faire usage de son arme à feu. Or ici, l‟ordre n‟a pas été respecté par les forces de l‟ordre qui ont fait un usage immédiat et intensif de leur matraque, ce qui les rend responsables de la gravité des conséquences de l‟opération. En d‟autres termes, ce sont les forces de l‟ordre, donc l‟Etat, qui est, aux yeux de la sous-commission, responsable des blessures et des décès des détenus à cause d‟un usage non légal de la violence.
Le gouvernement, dans sa défense, affirme le contraire en disant que les conclusions des documents officiels relevant de l‟opération ne soulèvent aucune question concernant la légalité du recours à la force effectué, qui est conforme aux conditions fixées par la loi nationale ainsi qu‟à l‟alinéa 2 de l‟art.2. Il n‟y-a donc pas matière à examiner l‟affaire sous l‟angle des art.2 et 3. Les requérants soutiennent que la force utilisée était disproportionnée par rapport à la situation, que l‟utilisation de gaz lacrymogène était suffisante et ils en concluent même que l‟intention n‟était pas de maitriser l‟émeute mais de tuer.
Dans sa réponse, la Cour considère d‟abord que le comportement des détenus correspondait bien à un début de soulèvement qu‟il fallait maitriser, mais qu‟en revanche, le nombre d‟agents des forces réquisitionnés pour cette intervention (cent quarante-sept agents pour une trentaine de détenus) n‟était pas nécessaire. On est alors hors du champ d‟application de l‟alinéa 2-a) de l‟art.2 qui qualifie de non violation un décès s‟il est le résultat d‟un recours à la force nécessaire pour assurer la défense de quelqu‟un contre la violence illégale.
Elle ajoute ensuite que la question de la légalité de l‟opération par rapport au type d‟armes utilisées qui fait débat entre le gouvernement et la sous-commission n‟a pas d‟incidence sur son examen des faits car il s‟agit ici pour la Cour de déterminer si la force utilisée était proportionnée de façon à ne pas être en contradiction avec l‟obligation positive de l‟Etat à protéger le droit à la vie « par la loi ». On en revient à cet équilibre difficile mais nécessaire évoqué en introduction. Elle constate que l‟encadrement de l‟opération n‟a pas été rigoureux : les gendarmes qui sont intervenus dans la prison étaient des appelés effectuant leur service militaire et ils n‟ont en plus pas reçu d‟ordre précis de leur hiérarchie. L‟organisation générale de l‟opération montre que rien n‟a été fait pour infliger le moins de blessures possibles aux détenus ce qui a pour conséquence de nombreux décès. De plus, aucun objet trouvé pendant la fouille post-opération ne prouve que les détenus fussent armés, ce qui est confirmé par le type de blessures très superficielles des agents des forces de l‟ordre blessés. Elle conclut alors que l‟opération a dégénéré au-delà du cadre normal d‟une telle opération de sécurité en raison du comportement des forces de l‟ordre, et que n‟est pas la conséquence d‟un manque éventuel de formation de ces agents, mais à cause « de l’absence d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et de l’abus de la force ». Les autorités turques ont fait un usage disproportionné de la force et n‟ont pas respecté leur obligation positive à protéger la vie, ce qui constitue une violation matérielle de l‟art.2.

L’arrêt Sacilik & autres c. Turquie (5 juillet 2011)

L‟arrêt Sacilik & autres regroupe vingt-cinq requérants de la prison de Burdur. Le 5 juillet 2000, une opération de sécurité mobilisant quatre cent quinze agents des forces de l‟ordre a eu lieu dans la prison pour mettre fin à une émeute dont l‟origine diffère selon les versions. Selon les requérants, des détenus auraient été battus par des gendarmes lors d‟un trajet de retour d‟un tribunal le 4 juillet. Ils en auraient informé l‟administration pénitentiaire et auraient déclaré ne plus se rendre au tribunal si leur sécurité ne pouvait pas être assurée. Le lendemain en début de matinée, des forces de l‟ordre extérieures seraient rentrées dans la prison et les détenus auraient alors tenté de s‟enfermer dans leurs cellules pour ne pas être emmenés de force. Les agents auraient alors fermé les fenêtres des cellules après y avoir mis le feu, et les détenus se seraient alors retrouvés confinés dans un espace ne dépassant pas les 30m². Les forces de l‟ordre auraient alors fait un trou dans le plafond à l‟aide d‟une machine pour lancer des gaz lacrymogènes sur les détenus. Ils auraient par la suite été battus et menottés dans le dos pendant près de quinze heures, puis seulement les blessés auraient été transférés dans un hôpital. Pour le gouvernement, l‟émeute aurait commencé dès le retour du tribunal des détenus le 4 juillet, et c‟est cela qui explique l‟intervention des forces de l‟ordre dès le lendemain matin. Le gouvernement ne nie pas que les détenus ont été confinés et qu‟ensuite un trou ait été fait par une machine pour lancer des gaz lacrymogènes, mais il soutient que c‟était une réponse nécessaire aux détenus qui avaient érigé des barricades et qui auraient attaqué les forces de l‟ordre avec des armes artisanales. Une fouille post-opération aurait permis aux autorités de mettre la main sur plus d‟une centaine de barres de fer et objets tranchants, ainsi que différents documents provenant d‟organisations politiques illégales en Turquie. Il considère enfin que les mesures médicales appropriées ont été prises, les détenus blessés ayant été amenés dans un hôpital et pour les autres, un médecin se serait déplacé dans la prison. Au terme de cette opération, dix-sept gendarmes ont été blessés. Du côté des détenus, les rapports médicaux indiquent que certains d‟entre eux ont été brûlés, d‟autres ont vu leurs blessures s‟infecter, quatre souffraient d‟intoxication au gaz lacrymogène et des blessures ont été constatées un peu partout sur le corps des détenus (épaules, bras, mains, têtes, jambes, yeux etc.). Le requérant Sacilik a eu son bras arraché par la machine ayant fait le trou dans le plafond. Sacilik et les autres requérants saisissent la Cour le 30 novembre 2005 pour allégation de violation de l‟art.3 pendant cette opération.
Les requérants soutiennent déjà qu‟il n‟y avait aucun problème d‟émeutes avant l‟arrivée des forces de l‟ordre le matin du 5 juillet. Ensuite, ils admettent avoir érigé des barricades mais uniquement parce qu‟ils ont eu peur des forces de l‟ordre, étant au fait des autres cas de décès pendant ce genre d‟opération. Enfin, ils ne comprennent pas pourquoi les forces de l‟ordre ont fait un usage intensif de gaz lacrymogène alors qu‟ils était déjà dans un espace confiné avec nul part d‟autre où aller. Donc, compte tenu du fait qu‟il n‟y avait pas, en tant que tel, d‟émeute à réprimer et aussi au vu des rapports médicaux des détenus blessés, les requérants estiment que la force utilisée n‟était absolument pas justifiée.
La Cour rappelle comme dans l‟arrêt Gomi & autres que l‟applicabilité de l‟art.3 ne peut être sujette à aucune dérogation et ajoute ici qu‟il peut être déclaré applicable à un traitement infligé à un individu quel que soit le comportement de celui-ci. Au vu des rapports médicaux, la Cour estime que seuil de gravité minimum a largement été atteint pour entraîner l‟application de l‟art.3 en l‟espèce. Ensuite, elle remarque que concernant le refus des détenus d‟aller au tribunal, qui est l‟élément à l‟origine des troubles, rien n‟indique que les autorités pénitentiaires aient tenté de régler le problème par d‟autres moyens que l‟intervention des forces de l‟ordre. En outre, les rapports des forces de l‟ordre confirment la thèse des requérants en ce qu‟ils disent qu‟il n‟y avait pas de situation d‟émeute avant leur arrivée et qu‟il n‟y avait pas d‟élément pouvant prouver que des détenus avaient attaqué des agents. La Cour en conclut alors qu‟au vu des blessures infligées et des circonstances les entourant, il y a eu violation de l‟art.3 à l‟encontre des détenus par l‟Etat turc au travers de ses agents.
On voit donc que dès les premiers arrêts concernant des opérations de sécurité dans des prisons turques, la violence atteint un tel niveau que la Turquie est condamnée pour des violations de l‟art.3. Quand on se penche de plus près sur le corps de ces arrêts, on constate que la partie consacrée aux enquêtes qui ont suivi les faits est nettement plus longue que celle consacrée aux faits en eux-mêmes et aux appréciations des volets matériels. Cela montre que ces enquêtes semblent poser de vrais problèmes.

Des forces de l’ordre protégées par le système judiciaire ?

Les enquêtes dans l’arrêt Gomi & autres c. Turquie

Suite aux deux incidents examinés dans cette affaire, des enquêtes judiciaires ont été ouvertes pour établir les circonstances exactes des faits ainsi que les responsabilités respectives de chacun. Concernant l‟émeute du 4 janvier ayant entrainé des décès, une enquête sur les forces de l‟ordre a été ouverte par le préfet d‟Istanbul, mais l‟issue est toujours inconnue à l‟heure de l‟examen des faits par la Cour. Une décision de non-lieu a été rendue par le procureur en ce qui concerne les gardiens en mars 1996 pour motif qu‟ils n‟avaient pas, eux, activement participé aux événements. Les requérants ont formulé un recours contre cette décision qui a été rejetée.
En parallèle, en février 1996, deux cent huit détenus ont été mis en accusation devant le tribunal correctionnel pour « révolte envers l’administration pénitentiaire » à deux reprises. Avant l‟annonce du verdict cependant, la loi n°4616 est entrée en vigueur. Elle permet de bénéficier d‟un sursis pour certaines infractions commises avant avril 1999. De ce fait, en décembre 2003, le tribunal correctionnel a décidé d‟un sursis à statuer sur ces faits pendant cinq ans, mais sans abandonner les charges qui pèsent sur les détenus.
Les requérants dénoncent l‟absence d‟enquête effective pour faire la lumière sur les événements. La Cour examine alors le volet procédural de l‟allégation de violation des art.2 et 3.
Pour l‟art.2 qui concerne les décès survenus, la Cour pose un principe simple : selon l‟art.1 et 2 de la Convention, les Etats signataires ont l‟obligation positive de protéger de façon procédurale le droit à la vie des individus sous leur juridiction. Cela signifie qu‟il leur incombe de mener un enquête effective quand le recours à la force des autorités étatiques a entraîné la mort. La Cour ajoute que c‟est une obligation de moyens et pas de résultats, c‟est à-dire que l‟obligation réside dans l‟action d‟ouvrir et de mener une enquête effective sur ce type de faits, sans forcément que cela amène à des résultats dans l‟établissement exact des circonstances et des responsabilités. Une enquête effective implique aux yeux de la Cour qu‟elle fasse preuve d‟une diligence raisonnable. Les enquêtes de cette affaire répondent-elles à ces critères ? La Cour constate que les démarches d‟ouvertures d‟enquêtes ont bien été faites mais estime que les autorités ont manqué de promptitude car il n‟y a pas d‟élément qui prouve que l‟enquête ait été suffisamment approfondie et le fait que l‟enquête sur les forces de l‟ordre ait été confiée au préfet d‟Istanbul est problématique. En effet, dans d‟autres affaires, la Cour a estimé que ce type d‟enquête était « douteux » du fait du manque d‟indépendance entre les instances judiciaires et le pouvoir exécutif, puisque que l‟affaire est confiée à un préfet. Au vu de ces éléments, il apparaît que la Turquie n‟a pas respecté son obligation positive de mener une enquête effective, ce qui constitue une violation procédurale de l‟art.2. Les mêmes conclusions sont faites pour le volet procédural de l‟art.3 car le gouvernement n‟a pas fourni d‟élément prouvant qu‟une enquête ait été menée par rapport aux blessures des détenus, donc la Turquie est aussi condamnée sur ce point. La Cour applique ici le raisonnement de référence pour l‟examen du volet procédural de l‟art.3 : quand un détenu, privé de sa liberté et placé sous la responsabilité de l‟Etat, est blessé, c‟est à l‟Etat de fournir une explication plausible pour être dédouané de la responsabilité de ce dommage physique.
A noter que selon la loi n°657 sur les agents de l‟Etat, un fonctionnaire ne peut pas être attaqué personnellement par une action en réparation d‟un dommage causé par son acte, sauf si cet acte est illicite, dans ce cas alors cela n‟est plus du ressort de la juridiction administrative. Par conséquent, quand, comme ici, la justice interne estime que l‟Etat n‟est pas responsable des dommages causés et qu‟aucun agent de l‟Etat n‟a commis d‟acte illicite, les détenus lésés ne peuvent pas d‟eux-mêmes introduire d‟action en justice pour obtenir réparation des dommages qui leur ont été causés. Une situation préoccupante qui laisse les détenus absolument désarmés face à la machine judiciaire nationale. Alors que selon le Code des Obligations turc, toute personne qui subit un dommage peut demander réparation, cela ne semble pas s‟appliquer réellement aux détenus pendant les opérations de sécurité. Ainsi, on voit que les détenus qui commettent des infractions sont traités comme n‟importe quel citoyen turc en étant jugés par un tribunal correctionnel etc., mais que lorsqu‟il s‟agit pour ces détenus d‟essayer d‟obtenir réparation des dommages physiques qu‟on leur a causé, là ils n‟ont pas exactement les mêmes possibilités qu‟un citoyen lambda, ce qui va à l‟encontre d‟un principe universel selon lequel les individus sont tous égaux en droit.

Les enquêtes dans l’arrêt Perisan & autres c. Turquie

On retrouve des faits similaires dans l‟arrêt Perisan & autres. Vingt-quatre détenus ont été déférés devant le tribunal correctionnel pour émeutes et voies de fait sur des dépositaires de l‟autorité publique en novembre 1996, et l‟affaire est en sursis en vertu de la loi déjà évoquée précédemment.
Pour ce qui est des forces de l‟ordre, les gardiens impliqués ont immédiatement été révoqués après les faits. Le procureur saisit en octobre 1996 le comité administratif de Diyarbaki pour déterminer s‟il faut ou non poursuivre les agents de l‟Etat impliqués dans l‟opération, sans obtenir de réponse. Les détenus déposent alors plainte en décembre contre les forces de l‟ordre qui sont inculpées par le procureur pour coups ayant entraîné des préjudices corporels et/ou psychologiques. Le comité administratif finit par donner son feu vert aux poursuites, le personnel pénitentiaire est alors inculpé pour abus de fonction et les forces de l‟ordre pour « homicides résultant de l’emploi injustifié d’une force excessive », et l‟affaire est transmise à la cour d‟assises. A ce stade, la justice turque ne semble en rien tenter de protéger les agents de l‟Etat ou de leur octroyer un quelconque traitement de faveur. Ce qui change par la suite.
Le procès en cour d‟assises s‟ouvre en avril 1997. Les agents des forces de l‟ordre se défendent d‟avoir donné des coups à la tête des détenus et soutiennent que l‟émeute avait été planifiée par les détenus. Pourtant, des expertises ainsi que des photos et enregistrements vidéos ont permis de déterminer que les coups avaient bien été portés dans l‟intention de donner la mort et que les agents inculpés ne se sont pas seulement bornés à maitriser une émeute. Un juge estime même que les blessures de ces agents aux doigts et aux orteils étaient dues aux coups qu‟ils avaient portés. Le procès dure neuf ans, jusqu‟à ce que la cour d‟assises rende son verdict en février 2006. Soixante-deux agents sont reconnus coupables d‟homicide par un usage disproportionné de la force. Ils sont d‟abord condamnés à dix-huit ans de réclusion criminelle, puis à cinq ans d‟emprisonnement et trois ans d‟interdiction d‟exercer des fonctions publiques. Mais, un an plus tard, la cour de cassation infirme cette décision pour des raisons de forme : les condamnations ne sont pas compatibles avec les réquisitions du parquet et la cour d‟assises n‟a pas respecté la loi car elle n‟a pas entendu le procureur ni le directeur de la prison. L‟affaire est renvoyée à la cour d‟assises fin 2009 pour un nouvel examen. Par ce cheminement sinueux, on se retrouve plus de dix après les faits sans que les agissements des forces de l‟ordre n‟aient été encore jugés, ce qui bloque potentiellement l‟accès des détenus à une action administration pour obtenir réparation.
Pour les requérants, la durée de cette affaire est excessive et « le comportement dilatoire de la cour d’assises sape l’efficacité du procès des fonctionnaires mis en cause et leur garantit une forme d’impunité ». Le gouvernement au contraire, tente d‟utiliser cette situation à son avantage pour rendre la requête irrecevable. Il invoque l‟art.29 §3 de la Convention qui dispose qu‟en l‟absence de décision définitive en droit interne, la Cour ne peut pas se prononcer sur le fond d‟une affaire car cela signifierait qu‟elle se substitue aux juridictions nationales, et demande la suspension de cette affaire. La Cour rappelle alors que cette disposition est liée à l‟effectivité du procès en question et que, de toute façon, l‟absence de décision définitive en droit interne ne l‟empêche pas en soi de se prononcer sur des allégations de violation des art. 2 et 3, étant donné que, quelle que soit cette décision définitive (condamnation ou non des agents), l‟Etat est toujours tenu de respecter les articles de la Convention. Il n‟y a donc pas de raison de suspendre l‟examen de cette affaire.
En référence à sa jurisprudence, la Cour doit déterminer si l‟enquête est effective ou non. Elle estime que les actions menées juste après l‟opération et l‟action des juges de fond pendant le procès contre les forces de l‟ordre ne posent pas de problèmes, mais que le fait que ce procès dure depuis plus de dix ans l‟est en revanche. Aucune preuve tangible n‟indique que cela avance vers l‟établissement des responsabilités, alors qu‟en plus le personnel pénitentiaire a déjà pu bénéficier de la prescription des faits qui leur étaient reprochés. Pour la Cour, c‟est la preuve que l‟enquête n‟a pas la célérité et la diligence exigée pour répondre à l‟obligation positive de l‟Etat, il y a donc violation également au volet procédural des art.2 et 3.

Les enquêtes dans l’arrêt Sacilik & autres c. Turquie

L‟affaire Sacilik & autres est encore plus parlante en ce qui concerne la tendance de la justice turque à ne pas condamner les actes des forces de l‟ordre car ici, le procureur qui voulait poursuivre les agents s‟est heurté au refus du ministère de l‟Intérieur.
L‟enquête préliminaire a été confiée à un commandant de la gendarmerie qui a conclu à l‟inexistence de mauvais traitements et que de telles allégations avaient été formulées « dans le but de tenir la réputation des forces armées ». Une enquête est finalement ouverte sur le déroulement général de l‟opération par le ministère de l‟Intérieur, qui désigne un colonel de la gendarmerie pour enquêter. Pour la seconde fois dans cette affaire donc, on se retrouve avec un gendarme qui doit enquêter sur de potentiels abus commis par d‟autres gendarmes, ce qui pose un évident problème de partialité. Le colonel conclut qu‟il faut refuser la demande de poursuite du procureur car l‟opération a été un succès et qu‟il n‟y a aucune preuve de mauvais traitements. Aucun agent n‟a alors été poursuivi en pénal.
Cet arrêt nous montre que les doutes exprimés par la Cour dans l‟arrêt Gomi sur la non indépendance de la justice et de l‟exécutif dans ce type d‟affaire est avéré. En nommant des gendarmes pour mener l‟enquête avec les conclusions sans surprises qui ont suivi, le ministère de l‟Intérieur a clairement interféré avec l‟indépendance de la justice, empêchant les agents d‟être poursuivis par le procureur. De façon indirecte, ces agents sont en ce sens protégés par le système judiciaire qui permet ce genre d‟interférence de l‟exécutif. Nous retrouvons alors le même constat évoqué plus tôt : alors que les détenus sont pénalement traités comme n‟importe quel autre citoyen, les agents des forces de l‟ordre ne le sont pas.
Une enquête administrative a tout de même été ouverte dans cette affaire, mais comme on l‟a vu, les actes des agents n‟ayant pas été illicites, il ne s‟agit en rien d‟une enquête traitant de la responsabilité des agents, ce qui rajoute encore au sentiment d‟impunité de ces agents qui ne sont jamais jugés de leurs actes.
Si on se penche plus en détails sur le cas du requérant Sacilik, qui a eu son bras arraché par une machine utilisée par les forces de l‟ordre, il d‟abord reçu une compensation financière de 140 000 € pour la perte de son bras. Le tribunal administratif d‟Antalya a ensuite estimé que le conducteur de la machine avait bien vu Sacilik, qui ne représentait pas une menace, mais a tout de même continuer sa besogne, ce qui rend l‟Etat responsable de l‟accident. Seulement l‟Etat a fait appel de cette décision et a gagné. La compensation initiale a été annulée et le recours formulé par Sacilik rejeté. Ce requérant, qui a subi un dommage corporal extrêmement grave, n‟a donc au final obtenu aucune réparation de la part de l‟Etat turc.
Les requérants affirment alors devant la Cour que l‟enquête menée par les gendarmes n‟était là « que pour sauver les apparences » et que le procureur a été « excessivement influencé ». La Cour ne s‟éloigne pas de ces affirmations en estimant que les premières enquêtes menées par des gendarmes sont partiales. La Cour mentionne à ce sujet une lettre du colonel enquêteur disant qu‟il était nécessaire de rapidement clore l‟enquête pour empêcher aux détenus de demander des compensations financières, des détenus qualifiés de « terroristes [qui veulent] ternir l’image de l’armée » et ce sans aucun fondement. Les enquêtes sont jugées ineffectives par la Cour qui condamne la Turquie pour violation procédurale des art.2 et 3.
A ce stade de l‟analyse, on peut déjà conclure que le niveau de violence opéré pendant les opérations de sécurité dans les prisons est extrême et qu‟il est autant que possible condamné par la Cour. Mais elle se trouve parfois en difficulté face au flou entourant le déroulement exact des faits, et, par divers moyens, les agents de l‟Etat ne sont jamais condamnés pour leurs abus. Cette situation va connaître un pic dans tous ses aspects avec l‟opération « Retour à la vie » du 19 décembre 2000, qui va amener la Cour à condamner toujours plus fermement la Turquie.

L’opération « Retour à la vie » du 19 décembre 2000 et ses particularités

Que s’est-il passé le 19 décembre 2000 et pourquoi ?

L‟opération de sécurité « Retour à la vie » s‟est déroulée le 19 décembre 2000 d‟environ 5h à 20h, dans vingt prisons à travers toute la Turquie et mobilisant environ 10 000 agents des forces de l‟ordre. Elle a été présentée par le gouvernement comme une opération de « secours », pour sauver les membres d‟organisations illégales « forcés » à jeûner par les chefs de ces organisations . Des grèves de la faim avaient effectivement été entamées par des prisonniers politiques en signe de protestation contre leur futur transfert dans des prisons de hautes sécurités de type F. Des sources non-officielles affirment que jusqu‟à deux mille détenus se laissaient mourir de faim à l‟époque des faits.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : LES PRISONS 
I- Les opérations de sécurité dans les prisons
II- Les conditions de détention
PARTIE 2 : L’ARMEE 
I- L‟objection de conscience
II- Les suicides de soldats
CONCLUSION

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *