l’islam bosniaque confronté à la mondialisation

LA REISLAMISATION DE LA SOCIETE BOSNIAQUE, REALITES ET RESISTANCES

A la fin des années 1990, le SDA et la Communauté islamique étaient tout-puissants. Ne souhaitant plus discuter du caractère laïc de l’État, dont ils se firent finalement les garants, ils poursuivirent une politique culturelle active de réislamisation de la société. Ils mobilisèrent d’importants moyens dans cette entreprise, mais firent l’objet de vives critiques pour leur autoritarisme.

La politique religieuse des autorités nationalistes

Les dix années d’après-guerre furent marquées par la construction de plus de cinq cents mosquées à travers le pays. La moitié de ce chiffre correspondrait en réalité à la reconstruction de mosquées détruites pendant la guerre. Souvent classés monuments historiques, ces dernières ont pu être réhabilitées grâce à l’aide internationale, en particulier européenne. Le processus est tout autre pour les nouvelles mosquées. Grâce au contrôle du SDA sur les municipalités et sur l’Institut de planification des cantons de la Fédération croatomusulmane, les plans d’occupation des sols ont été révisés et des centaines de permis de construire délivrés. Le canton de Sarajevo illustre le mieux ce phénomène. Des mosquées et centres islamiques ont été bâtis à la hâte à la place d’anciens centre culturels ou jardins publics, dans la plupart des quartiers de la municipalité de Novo Sarajevo, à Otoka, Ciglane,Dobrinja ou Grbavica . Les fonds proviennent essentiellement de donations, même si la Communauté islamique peut parfois participer au financement de centres islamiques. En milieu urbain, une mosquée peut coûter jusqu’à plusieurs millions de marks. La plus grande des Balkans, celle du Roi Fahd, a entièrement été financée par l’Arabie saoudite. Elle fut achevée en 2000 dans le quartier d’Alipachino Polje, à l’emplacement d’un ancien espace vert. En 2005, l’auteure d’un rapport de l’Aga Khan Foundation s’est intéressée au processus de construction de 92 mosquées en milieu rural depuis la fin de la guerre. La plupart des édifices ont d’abord étaient bâtis grâce au financement et au travail des communautés de croyants, soutenues par les municipalités. Les autorités locales faisaient ensuite appel au Riyaset de la Communauté islamique, son instance exécutive dont le siège est à Sarajevo, afin d’intégrer l’édifice dans la structure religieuse officielle, et de décider de l’affectation éventuelle d’un imam. Aussi, les croyants lançaient souvent un appel aux dons afin de compléter la construction par un minaret ou par l’ameublement intérieur . De manière générale, cette fièvre de construction a transformé le paysage de Bosnie. La nouvelle architecture religieuse ne respecte aucun cahier des charges, et renoue rarement avec l’architecture traditionnelle ottomane. C’est précisément ce que regrette Amra Hadzimuhamedovic, qui travaille à la Commission d”État pour la conservation des monuments nationaux depuis 2002 : « Les mosquées pour lesquelles [certains pays musulmans] fournissent des dons reflètent souvent le style qui est dominant là-bas. Avec leur argent et leurs consignes, on a construit en BosnieHerzégovine des mosquées dont les caractéristiques tendent à détruire la mémoire culturelle bosniaque » . Les constructions flanquées de double minarets sont par exemple exogènes à la région. Le minaret est devenu un instrument visuel pour communiquer la différenciation ethnique et s’approprier le territoire. Aussi, la mosquée du Beg Tuhran à Ustikolina, l’une des plus anciennes du pays et entièrement rasée en 1993, fut reconstruite en 2005 sans aucun respect de son plan d’origine. Le minaret actuel, d’une hauteur de plus de soixante mètres, est considéré comme l’un des plus hauts en Europe. Le minaret d’origine, en pierre, ne mesurait pas plus de trente mètres. Selon le politologue Nerzuk Curak, « instead of beautiful, old Bosnian mosques, we get megalomaniacal mosques that do not testify piety, but power. When religion testifies power, it is overbearing, which clashes with religious principles ». L’action conjointe du SDA et de la Communauté islamique au tournant du XXIème siècle fut aussi d’introduire la religion dans les débats publics, concernant notamment l’éducation ou la morale. L’islam est utilisé comme tuteur éthique pour encadrer la population, comme l’illustrent la présence d’assistants aux questions religieuses au sein de l’armée, l’introduction de l’enseignement religieux à l’école ou l’ouverture de salles de prières dans les lieux publics. Le système éducatif est en grande partie définit par des lois cantonales. Dans la plupart des cantons de la Fédération croato-musulmane, les cours de religion sont optionnels, mais les notes (souvent élevées) obtenues par les élèves comptent autant que n’importe quelle autre matière dans le calcul de la moyenne générale. Cette règle est considérée comme la moins mauvaise par les instances religieuses du pays : elle permet de maintenir le système laïc mais d’attirer par intéressement l’inscription des élèves en cours de religion. Toute réforme du système semble impossible. La dernière tentative fut portée par le ministre de l’éducation du canton de Sarajevo, Emir Suljagic, rescapé du génocide de Srebrenica et membre du SDA. Souhaitant mettre fin au système discriminatoire qui assure aux élèves assidus au cours de religion de bonnes notes, il fut contraint à la démission en 2011 par son propre parti, officiellement « laïc »  . Certains Bosniaques libéraux souhaitaient aller plus loin, estimant que la religion n’avait pas sa place dans les écoles publiques, et que son enseignement divisait les classes dès le plus jeune âge. Difficilement audible, leur voix se confronte systématiquement à la résistance des formations nationalistes musulmanes. La Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine, dont le statut fut réformé en 1993 puis en 1997, connut un développement très important de ses activités après la guerre. Six muftis régionaux furent nommés à Banja Luka, Mostar, Novi Pazar, Sarajevo, Travnik et Tuzla, et sept nouvelles medresas ouvrirent leurs portes à travers le pays. Parallèlement, deux académies pédagogiques islamiques commencèrent à former le personnel éducatif religieux, à Zenica et à Bihac. Enfin, le Lycée bosniaque, conçu sur le modèle des Fatih Collegeturcs, fut construit pour former les futures élites de la communauté musulmane . En renforçant sa structure, la Communauté islamique assit son autorité dans les domaines de l’interprétation et de l’administration de l’islam dans le pays. Selon sa Constitution, elle est «  chargée de protéger l’authenticité des normes islamiques », suivant les principes de l’école juridique hanafite . L’institution est en charge d’organiser et de maintenir la vie religieuse de la communauté de croyants : elle est la seule habilitée pour émettre des fatwas, gérer les waqfs, maintenir le patrimoine religieux, offrir un service éducatif dans les mektebs (cours de religion destinés aux enfants en dehors du cadre de l’école), collecter et redistribuer la zakat ou aumône. Ses instances se composent d’une assemblée élue par les croyants, et d’une instance exécutive appelée Riyaset. Elles ont autorité sur tout le territoire de Bosnie- Herzégovine et du Sandjak serbe . Le monopole établi ne s’est pourtant pas limité à la sphère religieuse. Les discours et activités politiques des oulémas ne faiblirent pas à la fin de la guerre : « Dans le même temps, l’influence de la Communauté islamique dans l’appareil d’État s’accroît considérablement, comme le montre le nombre important d’oulémas exerçant des responsabilités dans la diplomatie, les services secrets ou l’encadrement et la formation idéologiques de l’armée ».La politique de réislamisation engagée par un parti « laïc » nationaliste et les instances musulmanes du pays ne porta pourtant pas pleinement ses fruits. On peut en fait estimer que la société abandonna au pouvoir la conception de son identité collective, mais qu’elle restait dans sa globalité attachée à la défense de ses libertés et à la conception individuelle de la foi. En aucun cas il ne faut envisager le processus d’islamisation comme une simple conséquence de la guerre, un repli vers la foi conçu comme un automatisme : « En Bosnie-Herzégovine, la réislamisation est une réislamisation autoritaire qui correspond à des projets et à des pratiques politiques clairement repérables, et transforme l’identité collective de la communauté musulmane sans vraiment modifier les comportements individuels de ses membres » . Pour Harun Karcic, s’il existe une volonté politique dans la réaffirmation de l’identité religieuse, il n’en reste pas moins que dans « l’atmosphère chaotique et face à l’incertitude de la vie ou de la mort, de nombreux Bosniaques trouvèrent un refuge dans l’islam, la foi que la plupart d’entre eux n’avait plus pratiqué depuis environ un demi-siècle » . Si l’on compare, avec les précautions d’usage, les sondages et études réalisés sur la pratique religieuse dans le pays avant et après la guerre, les résultats sont très différents . Les taux d’observance du ramadan ou de fréquentation des mosquées sont indéniablement plus élevés de nos jours. Malgré cette recrudescence de la pratique religieuse, l’islam continue d’être considérée comme l’expression d’une spiritualité personnelle, même si sa dimension identitaire est devenue un référent national. Nous avions déjà vu que les autorités, confrontées au sécularisme de leur société (mais aussi aux pressions internationales), ne revendiquèrent jamais de projet religieux global. Pour les tenants du courant pan-islamiste, ce refus n’illustrait pas leur manque d’intérêt pour l’islam politique, mais une acceptation de la réalité du terrain.

Vers une remise en cause du monopole sur le discours identitaire

En 2000, le retrait d’Alija Izetbegovic de la vie politique annonça la fin de la toute puissance du nationalisme musulman. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, alors que la Bosnie-Herzégovine était pointée du doigt pour avoir servi de sanctuaire à des terroristes liés à Al Qaëda, les autorités se montrèrent plus mesurées dans leur discours relatif à l’islamisation. Des tensions éclatèrent au sein du SDA après la mort du grand leader charismatique en 2003. La lutte pour le leadership du parti s’engagea entre Hasan Cengic associé à Bakir Izetbegovic, fils du président défunt et partisan de « l’aile dure » héritière du courant pan-islamiste, et Sulejman Tihic, lui-même cousin d’Alija et tenant d’une politique plus « modérée » . Le tandem que le parti formait avec la Communauté islamique se fragilisa et le reis ouléma opéra un véritable revirement lors des élections générales de 2006 en soutenant Haris Silajdzic et son « Parti pour la Bosnie-Herzégovine ». Ancien bras droit d’Alija Izetbegovic, premier ministre du gouvernement bosniaque entre 1993 et 1996, Silajdzic fit scission en 1997 pour créer un parti non nationaliste et défenseur de l’unité territoriale du pays. Son grand retour en 2006 surprit tous les observateurs. Il devança le candidat du SDA Sulejman Tihic à l’élection du membre bosniaque à la présidence collégiale du pays, en recueillant plus de 62% des voix . Le soutien apporté par le reis ouléma illustra l’influence que celui-ci conservait sur la politique du pays, certains n’hésitant pas à qualifier Mustafa Ceric de « faiseur de roi » . Lors des élections générales de 2010, le reis ouléma soutint Fahrudin Radoncic, nationaliste bosniaque détenteur du groupe de médias Avaz et autrefois fervent défenseur du SDA. En créant son propre parti l’« Alliance pour un meilleur avenir » (SBB), Fahrudin Radoncic se présenta lui-même comme le « Berlusconi » bosniaque, et parvint à attirer d’anciens cadres du SDA . Pendant la campagne électorale, le reis ouléma n’hésita pas à appeler les Bosniaques à « créer un meilleur futur », ou à déclarer qu’il ne « fallait pas être effrayé par les changements », confirmant son soutien à peine voilé à Radoncic . S’il ne parvint pas être élu à la présidence collégiale, celui-ci obtint cependant plus de 30% des voix, devançant le candidat sortant Haris Silajdzic, et talonnant le candidat du SDA et vainqueur Bakir Izetbegovic . Ces interventions de la plus haute instance religieuse ont démontré à quel point la politique et la religion demeurent étroitement liées en Bosnie-Herzégovine. Cependant, la fin de l’alliance entre le SDA et la Communauté islamique ne remet pas en cause les orientations idéologiques nationalistes des dignitaires religieux. Tous deux issus du Parti de l’action démocratique, Haris Silajdzic et Fehrudin Radoncic se sont surtout distingués en 2006 puis en 2010 par leur volonté de renouveler l’oligarchie au pouvoir. Le premier présenta un programme « unioniste » face au morcellement du territoire dont se seraient satisfaits les cadres du SDA. Mais le véritable objectif du « Parti pour la Bosnie-Herzégovine » est la création d’un État centralisé et le démantèlement de la Republika Srpska. De nombreux analystes estiment que la stratégie de Silajdzic consiste à promouvoir une Bosnie réunifiée afin de disposer d’un État majoritairement musulman : alors qu’en 1991 la population musulmane représentait 43,5% de la population totale du pays, elle serait aujourd’hui légèrement majoritaire selon les dernières estimations, entre 50 et 55% . Se distinguant par ses qualités d’homme d’affaires, Fehrudin Radoncic reste quant à lui idéologiquement proche du SDA. Dnevni Avaz, le quotidien dont il est propriétaire, fait régulièrement l’éloge du nationalisme bosniaque ou de l’action entreprise par l’ex-reis ouléma Mustafa Ceric. Ces changements politiques illustrent en réalité la diversification du courant nationaliste bosniaque, plus qu’ils ne remettent en cause la nature du discours identitaire dominant.
La communauté islamique fut déstabilisée dans les années 2000 par la remise en cause du monopole qu’elle exerçait sur la vie religieuse. L’arrivée d’islamistes étrangers pendant la guerre a introduit une composante salafiste radicale dont l’influence dépasse certainement le nombre restreint de militants. Les néo-salafistes sont eux mêmes divisés face à deux postures stratégiques : celle consistant à reconnaître l’autorité de la Communauté islamique et les lois du pays afin de les influencer de l’intérieur, et celle destinée à rompre avec les institutions pour promouvoir un nouveau modèle islamique radical. La « reconnexion » de l’islam bosniaque au reste de l’Umma et son ouverture aux réseaux islamistes est porteur de menaces directes pour la Communauté islamique.
Au-delà de ces acteurs qui portent l’attention des médias et sur lesquels nous reviendrons, d’autres courants tentent d’échapper à la main mise de la Communauté islamique. Les turuq, ou ordres mystiques soufis, transmettent un islam souvent qualifié d’ « hétérodoxe ».
L’enseignement religieux et les rituels pratiqués peuvent varier d’un tariqa à l’autre, mais aussi d’un tekke (ou lieu de culte) à l’autre. Les ordres connaissent une renaissance importante dans le pays depuis la fin de la guerre, même si le phénomène ne connaît pas la même ampleur qu’en Albanie où 20% de la population s’identifierait à l’ordre bektachi, vingt ans après la chute du communisme . L’instrumentalisation des turuq par la Communauté islamique, notamment dans la définition d’un islam bosniaque « tolérant », n’est pas sans créer de tensions : l’islam « savant » des ouléma se heurte alors à l’islam « populaire » ou « mystique » des soufis .Enfin, de nouvelles figures populaires émergent, dont le meilleur exemple est celui de l’imam Sulejman Bugari. Originaire du Kosovo, il étudia la théologie à Sarajevo à la fin des années 1980, combattit deux ans en Bosnie puis termina ses études à Médine en Arabie saoudite.
Directeur de la Mosquée blanche, situé dans le quartier populaire de Vratnik à Sarajevo, il représente lui-même les intérêts de la Communauté islamique. Cependant, son profil de leader charismatique lui permet de prendre certaines libertés vis à vis de sa direction. Très populaire chez les jeunes religieux, il se distingue par ses pouvoirs thaumaturgiques. Même si ces propos radicaux (et notamment sa rhétorique contre le pouvoir « américano-sioniste » qui domine le monde) peuvent le rapprocher du courant néo-salafiste, il tient lui-même à ne pas être identifié comme tel, notamment parce que ses pratiques de guérison le rapprochent davantage des traditions soufies . Ses publications fournissent aujourd’hui les vitrines des librairies de Sarajevo, et les conférences qu’il donnent peuvent attirer plusieurs centaines de personnes, comme constaté en juillet 2013 pendant le Ramadan.
La mise en scène de l’identité islamique de la nation bosniaque se traduit toujours par l’organisation de grands rassemblements, annuels ou ponctuels. Ainsi, le 28 juillet 2007, 14 rajab 1428 de l’hégire, des dizaines de milliers de personnes se sont réunies au stade olympique Kosevo de Sarajevo pour commémorer le 600 ème anniversaire de l’islam en Bosnie. La fête fut baptisée Moj Ummete, un néologisme issu du terme arabe Umma et que l’on pourrait traduire par « Mon univers » . La commémoration du génocide de Srebrenica, qui a lieu chaque année le 11 juillet, est devenu un temps fort du nationalisme bosniaque, auquel les personnalités politiques doivent répondre présentes. Chaque année, plusieurs centaines de corps identifiés son enterrés au mémorial de Potocari . Avant la cérémonie à proprement parler, le cortège funèbre traverse le pays et le silence est respecté à son passage. A Sarajevo, les gens se massent le long du convoi, et déposent des fleurs à l’arrière des camions. Attaché aux cérémonies, l’ex reis ouléma Mustafa Ceric souhaita faire de Srebrenica le miroir d’Auschwitz dans les Balkans, « un haut lieu du martyrologue musulman en Europe, un lieu de mémoire, à vocation universelle, du génocide mené contre les musulmans d’Europe » . La chercheuse Olivera Simic regrette cette instrumentalisation. Décidée par Lord Ashdown, le quatrième Haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine, la construction du mémorial de Srebrenica fut achevée en 2003. En 2007, la même autorité fit valider une loi plaçant l’ensemble du complexe sous autorité de l’État, alors que son territoire dépendait de la Republika Srpska. Olivera Simic estime que ces décisions empêchèrent les Serbes d’assumer leur responsabilité et de se confronter à leurs crimes, en même temps qu’elles permettaient au nationalistes bosniaques d’exploiter un discours identitaire articulé autour de la récupération de la terre des morts. Selon elle, ces mesures n’ont pas réconcilié les peuples mais favorisél’esprit de haine ou de vengeance parmi les Bosniaques : « The dead are used by the living to re-create the land and give it nationality and ethnicity […]. Thus, 13 years after the DaytonPeace agreements, it seems that only Serbs should live in the « Serb territory », and only Muslims (even the dead) in « Muslim land » » . La « sanctuarisation » du site de Srebrenica fut habilement exploité tant par les autorités bosniaques tant religieuses que politiques.

Une illustration de la pluralité de l’islam bosniaque : le cas des pèlerinages

Dans son étude sur les sites sacrés musulmans de Bosnie centrale, David Henig analyse les rapports conflictuels qu’entretiennent les propres musulmans entre eux.L’appropriation du paysage sacré et la signification des rituels ou des pèlerinages qui lui sont associés varient de nos jours. En prenant l’exemple de deux sites emblématiques, Karici et Prusac, l’anthropologue américain étudie le processus de recomposition de l’identité islamique bosniaque. Ces lieux de pèlerinage traditionnels sont aujourd’hui des espaces où différents acteurs entrent en compétition pour faire valoir leur version de l’Islam et leur interprétation des symboles.
La Bosnie centrale est une région culturellement homogène, une zone de hauts plateaux ayant été islamisée dès la seconde moitié du XVème siècle par le sultan ottoman Mehmet Al-Fateh. Depuis lors, la vénération des sites sacrés tels que des tombes, grottes, fontaines, collines ou arbres constitue un élément culturel essentiel des communautés villageoises musulmanes. Ces rituels, individuels ou collectifs, sont intimement liés à des notions de bien-être, et considérés comme sources de bénédiction personnelle (bereket, de l’arabe baraka), de bonne fortune et de chance (häir etsreca). Le pèlerinage annuel à Karici fait l’objet d’une intense dévotion. D’une durée de trois jours, il se déroule fin juillet. Le premier jour est fixé par le calendrier julien au 12 ème mardi après la Djurdjevan ou « Saint-Georges », que les racines païennes identifient à la fête du printemps.
La mosquée de Karici, construite en bois, est implantée sur un plateau à l’orée d’une clairière. Les pèlerins y prient Allah et célèbrent Hajdar-dedo Karic, considéré comme l’un des messagers de l’Islam dans les Balkans au XVème siècle, bien qu’aucune source écrite ne mentionne son existence. Dans la tradition orale, cette figure sainte est décrite comme un sage, un savant islamique, un effendi(envoyé de Dieu) voire un cheikh derviche(soufi). Il aurait construit la mosquée à l’emplacement indiqué par l’un de ses rêves. Les qualités que les croyants attribuent à Hajdar-dedo Karic varient : ami de Dieu selon certains (evlija, de l’arabe wali), faiseur de miracles selon d’autres (keramet). Au centre de la mosquée, la tombe présumée du saint présente une excavité qui recueille l’eau de pluie, laquelle est ensuite utilisée comme eau bénite, aux propriétés curatives. David Henig évoque dans son étude une légende sur la sacralité du site. Alors que la région était majoritairement peuplée de musulmans, seules des familles serbes vivaient près de la mosquée en bois. Frappées par des épidémies et la multiplication de mauvaises récoltes, les familles orthodoxes allèrent voir un moine, qui leur confia qu’ils devaient prendre soin d’un objet sacré prés de leurs foyers. Les Serbes protégèrent la mosquée des diverses agressions et constatèrent en effet une amélioration de leur sort.
Les qualités sacrées du site de Karici animent le pèlerinage annuel, qui n’a jamais cessé d’avoir lieu, y compris sous le régime communiste yougoslave, qui interdit par ailleurs la plupart des autres rassemblements à caractère religieux. La mosquée fut détruite en 1993 par un tank de l’Armée nationale yougoslave, mais les musulmans poursuivirent leur rassemblement dans une mosquée voisine. Reconstruit à l’identique en 2002, le lieu de culte est aujourd’hui géré par la Communauté Islamique. Celle-ci est aussi responsable de l’organisation du pèlerinage, en s’appuyant sur des groupes religieux locaux. Le pèlerinage est l’occasion pour les dévots de réciter le Coran ( hatma dove) ou de chanter des psaumes louant Allah (ilahija). La composante mystique n’y est pas absente, et des vers soufis sont déclamés à la fois en turc et en bosniaque. Des prières commémorent les martyrs Ottomans et Bosniaques (shehide), certaines pouvant prendre l’aspect d’une expérience extatique collective, le kijal sikr(de l’arabe qiyam dikhr), exclusivement réservée aux derviches cependant. La plupart des pèlerins méprisent ce dernier rite, les derviches n’étant pas considérés comme les tenants de l’islam traditionnel de la région, contrairement aux idées reçues qui feraient de l’islam bosniaque un islam à forte influence soufie : « as dervishes as historically been conceived of ambiguously and were viewed as the islamic other within in the former Yugoslavia » .
Le pèlerinage de l’Ajvatovica est un autre pèlerinage emblématique de Bosnie centrale, situé à Prusac plus à l’ouest. Lui aussi commémore un personnage légendaire, mais près d’un site naturel et non d’un lieu de culte. Ajvaz-dedo, autre missionnaire de l’Islam et « ami de Dieu », se rendit dans le village de Prusac au XVIIème siècle. Les villageois se plaignaient du manque d’eau dans la vallée, estimant que la principale source était bloquée par un chaos rocheux. Attristé par leur sort, Ajvaz-dedo pria Allah quarante nuit durant. La dernière nuit, un songe divin l’envahit, et lorsqu’il se réveilla, les roches s’étaient fissurées, laissant couler un ruisseau d’eau pure. Les habitants saluèrent le miracle et se rendent depuis lors à la faille rocheuse pour commémorer sa mémoire. Contrairement au pèlerinage de Karici, celui de l’Ajvatovica fut interdit sous le régime communiste. Grâce à l’engagement de la Communauté islamique et du SDA, il devint pourtant le pèlerinage le plus populaire de la Bosnie-Herzégovine indépendante. Il est aujourd’hui présenté comme le plus important rassemblement musulman en Europe, attirant plusieurs dizaines de milliers de personnes chaque année. Là encore, à la légende originaire viennent se greffer des croyances populaires plus récentes, liées au caractère sacré du site. Pendant la dernière guerre, la région fut conservée par les forces bosniaques malgré de longs mois d’encerclement par les forces croates et serbes. Prusac ne fut jamais prise, et d’aucuns estiment que la gorge exerça son pouvoir sacré, son rôle de repoussoir face aux armées ennemies dont l’objectif était d’annihiler l’héritage culturel musulman. Aujourd’hui, l’événement est l’occasion de célébrer l’identité nationale bosniaque, telle que la conçoit l’élite politique nationaliste. Devenu l’un des symboles de l’identité collective bosniaque, Ajvatovica réunit indifféremment hommes, femmes et enfants, alors que le pèlerinage de Karici est resté réservé aux hommes. Cette ouverture date seulement de 1990. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’y croiser des touristes, comme en témoigne le journaliste Rodolfo Toè, qui a participé au 500 ème anniversaire du rassemblement en 2010.
Les deux pèlerinages décrits ici sont communément considérés comme l’illustration d’un islam bosniaque fédéré autour de traditions et de rituels ancestraux, à l’origine certainement païenne ou « bogomile », et à caractère potentiellement syncrétique. Pourtant, de vifs débats animent les communautés musulmanes bosniaques sur les différences entre les pèlerinages, sur l’interprétation des lieux sacrés, sur le caractère national de tel rite ou de telle célébration. Ces débats sont d’autant plus passionnants qu’ils font entrer en jeu des acteurs externes à la Bosnie, de nouveaux acteurs dans la recomposition de l’identité nationalo-religieuse. Privilégié par les médias et le pouvoir, l’Ajvatovica est considéré par certains Bosniaques comme une grande fête (teferic), une grand messe dans laquelle les hommes politiques profitent de l’événement pour être vus et délivrer des messages qu’ils estiment opportuns, sur la grandeur de la patrie ou la résistance nationale bosniaque. En 2010 Bakir Izetbegovic prononça un discours remarqué pour les 500 ans de l’Ajvatovica, peu après avoir participé à la marche jusqu’à la source : « l’Ajvatovica, en raison de son poids symbolique et de son poids historique, est l’une des pierres angulaires de la mémoire et des valeurs des Bosniaques. Nous devons rester unis et travailler pour que cette œuvre puisse inspirer notre foi pendant les siècles à venir ».

L’IDENTITE BOSNIAQUE DANS LES RAPPORTS INTER-COMMUNAUTAIRES

État déchiré par trois années de guerre et trois nations qui se font aujourd’hui face, la BosnieHerzégovine peut-elle panser ses plaies et croire en l’émergence d’une citoyenneté « bosnienne » ou « bosno-herzégovinienne » solide ? La cohabitation inter-confessionnelle et la laïcisation de l’identité nationale ne sont toujours pas garanties.

Les religions guerrières et discriminantes

Les symboles religieux brandis pendant la guerre des années 1990 participèrent à la construction d’une identité islamique fondamentalement guerrière. Les unités militaires bosniaques qui observaient les préceptes religieux les plus rigoureux se rebaptisèrent aux noms de Bérets Verts, Moudjahidines, Légion verte ou Brigades musulmanes. Alija Izetbegovic, chef politique et chef de guerre, fut reconnu leader spirituel par certains, un « combattant de l’islam », envoyé par Dieu pour « guider les musulmans dans le droit chemin » , la « première personne après Mahomet à révéler l’ultime vérité » (sic !). Le roi Fahd d’Arabie saoudite décora le président bosniaque d’une médaille pour « sa contribution à la diffusion de l’islam ».

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Table des matières
Introduction
I Entre identité culturelle et idéologie politique
1. Une Histoire de la nation bosniaque
1.1 Des Slaves islamisés
1.2 La confrontation aux nationalismes croate et serbe
1.3 L’émergence d’une nation et le premier renouveau islamique
1.4 Le triomphe de l’idéologie islamo-nationaliste
2. La réislamisation de la société, réalités et résistances
2.1 La politique religieuse des autorités nationalistes
2.2 Vers une remise en cause du monopole sur le discours identitaire
2.3 Illustration de la pluralité de l’islam bosniaque : le cas des pèlerinages
3. L’identité bosniaque dans les rapports inter-communautaires
3.1 Les religions guerrières et discriminantes
3.2 Une expérience historique des relations inter-confessionnelles
3.3 L’émergence d’une société civile laïque et pluriethnique
II …l’islam bosniaque confronté à la mondialisation
1. Un « Cheval de Troie » du terrorisme en Europe ?
1.1 L’implantation de réseaux néo-salafistes radicaux
1.2 Le déclin d’une politique subversive menée par l’Iran
1.3 La diplomatie culturelle, nouvelle stratégie iranienne
2. L’heure du « néo-ottomanisme » en Bosnie ?
2.1 Une politique étrangère turque ambitieuse
2.2 Le renforcement des acteurs islamiques turcs
2.3 L’identité bosniaque face au « complexe turc »
3. Vers l’intégration d’un « islam européen » ?
3.1 La promotion de l’ « islam européen » : une stratégie politique
3.2 La réalité d’un islam séculaire
3.3 Sur l’idée de postislamisme en Bosnie
Conclusion / Bibliographie

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