L’innovation comme processus

L’innovation comme processus

Quand on pense à la ruralité, on imagine de grands espaces peu peuplés, des villages ou des petites villes en milieu agricole ou forestier, où l’exploitation des ressources naturelles fait partie du quotidien de la majorité des habitants. On pense aussi au lien que les gens entretiennent avec le territoire et au fort sentiment d’appartenance. Toutefois, les milieux ruraux ne sont pas uniformes sur les plans économique, social et démographique. La ruralité est un concept large, qu’il est nécessaire d’envisager sous plusieurs angles pour bien le cerner. Le Ministère des Affaires Municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT) définit, sur les plans sociologique et géographique, le concept de la ruralité comme un espace habité de petites communautés humaines, dont les valeurs d’entraide et l’histoire commune tournent encore autour de la fierté et de l’appartenance à un milieu, à un territoire et à la famille. On y retrouve une dynamique et des pratiques sociales, culturelles et économiques fondées sur la proximité, la convivialité, l’entraide et la coopération. Cette communauté humaine est représentée comme un milieu de vie qui associe intimement le territoire, les relations de vie et la cohésion sociale (MAMROT,  2006 : 4). En 2001, dans la première Politique nationale de la ruralité, on pouvait lire que plus de 1,6 million de personnes, soit 22 % de la population québécoise, habitent en milieu rural. Les milieux ruraux couvrent près de 78 % du territoire habité du Québec (MAMROT, 2001 : 5). Si certaines parties de ce territoire situées à proximité des villes accueillent un grand nombre de familles et des nouveaux retraités, d’autres, situées dans des régions dites éloignées voient plutôt leur tissu socio-économique se dégrader et leur population déménager. Les municipalités qui connaissent ces situations sont qualifiées de dévitalisées. Il s’agit d’un phénomène complexe et global, qui recoupe une multitude d’enjeux : démographie, crise des ressources naturelles, lutte contre la pauvreté, accessibilité des services, diversification des sources de revenus, gouvernance territoriale, décentralisation des instances et des outils de développement, etc. (Groupe de travail sur les communautés dévitalisées, 2010 : 9.) En 2006, 152 municipalités québécoises étaient considérées comme étant dévitalisées. Elles sont réparties dans 45 MRC et 14 régions, principalement le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie-îles-de-la Madeleine, PAbitibi-Témiscamingue, POutaouais, la Côte-Nord et le Saguenay-Lac-Saint Jean (Groupe de travail sur les communautés dévitalisées, 2010 :14). En général, ces municipalités rurales connaissent un très fort taux de chômage, on y recense les revenus des ménages les plus faibles du Québec. L’exode de la population est particulièrement visible chez les 15 à 25 ans et l’on assiste à un vieillissement accéléré de leur population. Dans plusieurs cas, ces milieux sont en processus de déstructuration économique à la suite de l’effritement des bases traditionnelles de leur économie (MAMROT, 2006 :4). Les municipalités dévitalisées sont de petite taille : un peu plus de 80 % d’entre elles comptent moins de 1 000 habitants et près de la moitié comptent moins de 500 habitants (MAMROT, 2008 : 6). Une municipalité est considérée comme dévitalisée lorsque son «indice de développement» est inférieur à -5. Cet indice a été établi par le MAMROT, dans le cadre de la Politique nationale de la ruralité 2007-2014; il est basé sur 7 variables socioéconomiques soit, le taux d’évolution de la population de 2001 à 2006, le taux de chômage, le taux d’emploi de la population de 15 ans et plus, le pourcentage du revenu provenant de paiements de transferts gouvernementaux, la proportion de la population des ménages à faible revenu, le revenu moyen des ménages et enfin, le pourcentage de la population de 15 ans et plus n’ayant pas de diplôme secondaire (MAMROT, 2008 : 2). À titre comparatif, le tableau suivant permet de constater l’écart de ces variables, entre les municipalités dévitalisées et la moyenne du Québec.

Le cadre théorique

L’apprentissage

L’apprentissage est un processus inné chez l’humain et nous pourrions être tentés de dire qu’il est un processus inné à Saint-Camille également. Toutefois, il s’agit davantage d’un processus acquis, construit par les acteurs de la communauté qui ont tiré des leçons des crises et des succès passés. Cependant, ils ont la capacité de reproduire et de transmettre ces processus. Les apprentissages de la communauté de Saint-Camille sont issus d’abord et avant tout de rencontres, de personnes de provenance et d’âge différentes. Des individus qui ont des bagages professionnels et scolaires différents et des expériences de vie variées. Les attitudes d’ouverture, d’accueil de l’autre, d’écoute, la capacité de dialoguer, de s’entraider et de créer une vision commune font partie des éléments préalables, d’abord pour qu’un processus d’apprentissage s’enclenche et pour que ces apprentissages soient intégrés dans la vie de la communauté. La formation des individus contribue également à ce que de nouveaux savoirs s’intègrent dans la communauté. Ces formations peuvent être de nature scolaire ou professionnelle. Des formations collectives peuvent également enrichir le bagage de la communauté. Pensons à la formation en éthique appliquée qui a été l’élément déclencheur de plusieurs autres projets et de nouvelles façons d’interagir et de travailler ensemble à Saint-Camille. Un précurseur du travail en réseau probablement… Les médias également peuvent contribuer aux apprentissages de la communauté. Par le regard sur nous-mêmes, par le reflet de l’expérience de Saint-Camille, par la valorisation issue du regard de l’autre. Il est important ici de distinguer entre la formation généralement dispensée par des experts et où les acteurs sont réceptifs et l’apprentissage dans lequel les participants sont actifs. C’est aussi un processus dynamique qui permet de transformer et surtout de transférer des savoirs tacites en savoirs explicites. Par exemple, comment naviguer à travers les programmes gouvernementaux d’aide financière et les adapter à ses besoins? Ce sont toutes ces petites choses utiles lorsqu’on arrive dans une communauté, dans un projet ou dans un organisme. La transmission des savoir-faire et des savoir-être prend alors toute son importance. L’apprentissage désigne donc l’action d’apprendre. Mais qu’en est-il lorsqu’il est question d’une communauté? Qu’est-ce qu’une communauté apprenante? Comment peuton affirmer qu’une communauté apprend? Et pourquoi l’expression «communauté apprenante» a-t-elle été retenue par Saint-Camille dans le cadre du laboratoire rural? Pour répondre à cette dernière question, revenons aux paroles de Bernard Vachon3 : « Sans conteste, la formation joue un rôle des plus importants dans le processus de développement des collectivités en neutralisant la résistance au changement, à l’innovation. À cet égard, l’innovation la plus urgente est sans doute celle qui touche les actions deformation. » (Vachon, 2001 :23). Comme les acteurs terrain de Saint-Camille ne souhaitaient pas, dans le cadre du laboratoire rural, se limiter à un ou à quelques types de formations, on a plutôt retenu les termes «apprentissage» et l’expression «communauté apprenante» plutôt que le terme formation. La documentation consultée a permis de constater l’utilisation de plusieurs expressions différentes pour parler d’une communauté apprenante : la communauté d’apprentissage, la communauté d’apprenants, la région apprenante, la région d’apprentissage et en anglais : «learning region» et «learning organization». Une autre partie de la littérature traite plutôt des processus d’apprentissage d’une organisation ou d’une communauté. Dans cette section, je présente la communauté apprenante et la région apprenante ; j’aborde sommairement le lien entre la communauté apprenante et les technologies de l’information (TIC).

La communauté apprenante (communauté d’apprentissage) Une large part des articles et textes consultés est en lien avec le domaine de l’éducation. Par contre et même si l’on y fait régulièrement référence aux élèves et aux enseignant(e)s, les parallèles sont nombreux entre les définitions de ces termes et ce qui se passe dans une communauté qui mise sur l’apprentissage continue . Jean-Claude Kalubi de l’Université de Sherbrooke (2004 : 1) dit d’une communauté apprenante qu’elle «apparaît comme une figure interactive en construction et reconstruction continue (…) et qu’elle est articulée autour des rapports de partenariat, de participation et de réajustement; autour des démarches fonctionnelles et des besoins contextuels». Plus loin (2004 : 2), il en donne une description générale : «la communauté apprenante peut apparaître comme une structure imaginaire mise en place en vue d’organiser l’échange de paroles, l’expression du respect mutuel et la démonstration d’une écoute active. Elle devient alors un espace de liberté, de libération et d’ajustement, fondé sur le partage des expériences, des savoirs et des savoir-faire.» L’article de Kalubi mentionne également l’apport important des technologies dans une communauté apprenante comme étant un moyen de briser l’isolement, de favoriser le sentiment d’appartenance à un groupe et de favoriser les échanges sans être limité par un horaire fixe. Ce dernier point est probablement encore plus observable en contexte scolaire, où les élèves ont tous des habiletés avec les nouvelles technologies. Il faut donc nuancer ce lien aux technologies en contexte communautaire : les individus n’ont pas tous les mêmes habiletés, le même accès ni le même intérêt pour les technologies de l’information. De son côté, le Collaboratoire TACT (Té lé Apprentissage Communautaire et Transformatif) propose une première définition, très large voulant «qu’une communauté d’apprentissage se présente comme une organisation (si embryonnaire soit-elle) et un ensemble de processus soutenus et stimulés par diverses activités»(tiré du site web de TACT http://www.tact.fse.ulavalxa/fi’/html/prj~7,l/commime3.html). Une seconde définition, en contexte scolaire cette fois, définit une communauté d’apprentissage comme «un groupe d’élèves et au moins un éducateur ou une éducatrice qui, durant un certain temps et animés par une vision et une volonté communes, poursuivent la maîtrise de connaissances, d’habiletés ou d’attitudes» (tiré du site web http://www.tact.fse.ulaval.ca/fr/html/prj-7.1 /commune2.html). Cette définition introduit les notions de «vision», de «volonté commune» et de la «maîtrise de connaissances, d’habiletés ou d’attitudes», notions qui se retrouvent possiblement dans d’autres contextes que le monde scolaire. En lien avec cette définition, TACT décrit ainsi le fonctionnement et les conditions particulières à une communauté d’apprentissage : Une communauté d’apprentissage se bâtit avec des personnes qui, dans le domaine des connaissances, des habiletés et des attitudes, s’interrogent, consultent, font des liens, assimilent, transposent, confrontent avec le réel, tentent des applications et, ainsi, raffinent peu à peu leur compréhension du monde et d’eux-mêmes et leur capacité d’action individuelle et collective. Une telle entreprise, où l’activité principale consiste, en somme, à apprendre, se situe dans le prolongement de besoins humains fondamentaux, notamment le désir de connaître, de communiquer et d’agir, mais elle exige aussi, pour se déployer effectivement dans le cadre d’un communauté d’apprentissage, au moins les trois conditions suivantes : une vision commune, une volonté commune et du temps . En plus des trois conditions mentionnées précédemment, trois attitudes sont jugées fondamentales à la mise sur pied et surtout au maintien d’une communauté d’apprentissage: l’attention, le dialogue et l’entraide. Certains auteurs anglophones considèrent même que ces trois attitudes sont si étroitement reliées qu’elles peuvent se comprendre en un seul terme, celui de «care» ou de «caring»6 L’attention est celle que les personnes qui composent la communauté d’apprentissage se portent mutuellement. Cette attention, empathie, prévenance et sollicitude contribueraient à nourrir la perception d’être accueilli et donc conséquemment, un sentiment d’appartenance qui contribue à renforcer les liens communautaires. On parle de dialogue plutôt que de discussion à partir du moment où l’information structure et transforme plutôt que de simplement circuler. Le dialogue apparaît également lorsqu’un «groupe ou une communauté de travail passe du stade de la simple expression de points de vue à celui d’un dialogue sur ces points de vue et qu’il se transmue peu à peu en communauté d’apprentissage. » (TACT http://www.tact.fse.ulavalxa/iMitml/pri7. l/commune2.html) Saint-Camille est probablement une communauté apprenante depuis longtemps, mais le microprogramme en éthique appliquée a pu être un de ces moments de passage de la «discussion» au «dialogue» sur des points de vue et la création d’une certaine communauté d’apprentissage. Enfin, si l’attention rend sensible aux autres et qu’à travers le dialogue, l’apprentissage devient une réalité pour la communauté et pour les individus qui la composent, l’entraide «ancre l’apprentissage dans un contexte de solidarité et de responsabilité (…)» (Ibidem.) L’entraide serait donc liée au fait que chaque individu se soucie des autres individus autour de lui ainsi qu’à la communauté prise comme un tout. La. région apprenante (région d’apprentissage et «learning region») Certains articles parlent plutôt de régions apprenantes ou d’apprentissage. Le Regional Network for Life-Long Learning (R3L) décrit les régions apprenantes comme « des territoires dans lesquels tous les acteurs collaborent, afin de satisfaire les besoins locaux spécifiques en termes d’apprentissage, et mettent en œuvre des solutions communes à des problèmes communs» (cité dans Philippe Destatte (2006) : 4). Philippe Destatte (2006 : 7) établit également un lien entre l’apprentissage et la créativité « comme une recherche collaborative en vue de produire de l’innovation. Dans une région apprenante, la créativité naît avant tout de l’intelligence collective sous toutes ses formes. »

À propos de la créativité, Richard Florida (2002, cité dans Destatte, 2006 : 7) a introduit la notion de « classe créative ». Cette dernière comprendrait les scientifiques, les ingénieurs, les architectes et les designers, les travailleurs des domaines de l’éducation, des arts, de la musique et du spectacle. Bref, « tous ceux dont la fonction consiste à créer de nouvelles idées, de nouvelles technologies ou de nouveaux contenus créatifs. » Florida a réalisé des études sur ce qu’il nomme « les trois T », soit la tolérance, la technologie et le talent et il avance l’idée que « la classe créative veut vivre dans des lieux ouverts et tolérants qui stimulent sa créativité ». De façon très résumée, il conclut que « les sociétés et territoires tolérants disposeraient ainsi d’un avantage compétitif sur les autres en attirant les personnes talentueuses qui contribuent à l’innovation technologique ». Même si les conclusions de Florida sont issues d’études menées en milieu urbain, nous croyons qu’il est possible de tirer les mêmes conclusions en milieu rural. En effet, Saint Camille possède son propre « groupe de citoyens créatifs », composé essentiellement de jeunes familles dont les parents sont hautement scolarisés : artistes, artisans concepteurs web, etc. Plusieurs de ces « créatifs » travaillent à distance par le biais d’Internet. Ajouté à ce groupe, le P’tit Bonheur lieux de recherche et diffusion de spectacles et d’arts visuels contribue largement à bâtir ces lieux ouverts et tolérants qui stimulent la créativité tels que décrits par Richard Florida. De l’avis des leaders du projet démographique de SaintCamille, il y a des liens entre le succès de ce projet, l’ouverture et l’accueil dont les citoyens ont fait preuve à l’égard des nouveaux arrivants (tolérance) ainsi que les efforts mis de l’avant pour que les résidents du Rang 13 aient accès à Internet haute vitesse, par exemple. Le «succès» du projet démographique ne se mesure pas seulement quantitativement (atteinte plus rapide et du double de l’objectif d’augmentation de 10 % de la population en 10 ans), mais également de façon qualitative, par le fait que ces nouveaux citoyens s’impliquent dans les organisations de la communauté, démarrent des entreprises, bref aient énormément de talents qui enrichissent l’ensemble de la communauté.

L’innovation

II y a un lien direct entre l’apprentissage, la capacité de transmettre les savoirs et l’innovation. On peut ajouter à cela l’importance de la créativité et l’ouverture à la créativité de l’autre pour réussir à combiner différents éléments et ainsi innover. La créativité peut se définir comme une action individuelle ou collective innovatrice, par laquelle un domaine de la culture est transformé. (…) En général, la créativité est une vertu ou un trait de personnalité qui représente une valeur positive pour la société. Certains distinguent la créativité, qui serait l’invention d’idées nouvelles, de l’innovation, qui serait leur mise en pratique. (Cottraux, 2010: 15.) L’innovation à Saint-Camille réside probablement dans toute la créativité qui est déployée depuis de nombreuses années pour trouver des solutions locales aux défis, aux difficultés et aux besoins locaux. Ce n’est pas simple et comme le dit Alter (2007 : 142) de manière globale, l’innovation « dérange » parce qu’elle se fonde sur « du coup d’œil et de l’intuition » ainsi que sur une capacité à transgresser les règles établies et, du même coup, à être non prévisible. Finalement, reprenons l’idée de Schumpeter (1935, cité dans Tremblay, 2007 :232), qui fait un lien entre l’entrepreneur et l’innovateur, ce dernier étant celui qui introduira (une) découverte dans l’entreprise, dans l’industrie, dans l’économie, soit le responsable de la diffusion de l’innovation à proprement parler; peut-être que la créativité et l’innovation dont font preuve les Camillois(es) trouvent leur source dans la transmission de processus d’apprentissage et de créativité qui s’opèrent depuis l’arrivée des premiers colons. Car s’il est vrai que la fonction spécifique de l’entrepreneur est de vaincre une série de résistances (Schumpeter, op.cit.), il en va probablement de même dans la création et le maintien d’un milieu innovateur. L’innovation est un vaste concept qui a pour origine l’innovation technologique (Harrisson, 2006 : 129). Pensons notamment au développement de nouveaux procédés, de nouveaux produits, de nouvelles machines et plus récemment, de l’avènement de l’informatique dans toutes les sphères de nos vies. Ces découvertes et l’introduction de ces nouveautés dans nos vies sont fascinantes, mais ne feront pas l’objet central du texte qui suit. Nous nous attarderons plutôt sur l’innovation sociale, à partir des questions suivantes : qu’est-ce qui caractérise un milieu innovateur? Peut-on affirmer que SaintCamille est un milieu innovateur? La recension de différents écrits permettra de proposer une réponse à ces deux questions.

Les auteurs consultés s’entendent généralement sur un certain nombre de points concernant l’innovation sociale. D’abord l’innovation sociale est complexe (Harrisson, 2006 : 130) et il n’existe pas de définition unanime et reconnue de tous. Un autre point sur lequel plusieurs auteurs s’entendent est que même si ce concept est très à la mode et très présent dans les discours d’un peu tout le monde, on trouve depuis longtemps des écrits qui traitent d’innovation sociale. Dès le début du 18e siècle, Benjamin Franklin évoquait l’innovation sociale comme étant de petites modifications dans l’organisation des communautés (Moulaert et Nussbaumer, 2008 : 50). À la fin du 19e siècle et au début du 20e , Max Weber et Emile Durkheim se sont interrogés, respectivement sur le rapport entre ordre social et innovation, et sur l’importance de la régulation sociale dans le développement de la division du travail qui accompagne le changement technique (Moulaert et Nussbaumer, 2008 : 51).

Toujours au début du 20e siècle, Joseph A. Schumpeter fut l’un des premiers économistes à apporter un éclairage relativement précis qui s’impose encore aujourd’hui et qui en fait le théoricien le plus novateur du siècle et le plus stimulant en matière de recherche sur l’innovation (Lévesque, 2007 : 44). Ainsi, dès 1912, Schumpeter qualifiait l’innovation de processus de « destruction créatrice » (cité dans Alter, 2007 :139). La destruction, même si le mot semble fort, correspond à l’idée de rompre avec une situation antérieure et de la remplacer par autre chose. Cependant, comme dans le cas de Saint-Camille, le concept de destruction s’exprime plus « pacifiquement » dans une série de changements presque continus, venus modifier en profondeur la société camilloise. Si l’on compare Saint Camille aujourd’hui avec ce que le village était il y a 30 ans, il y a bel et bien rupture, mais il n’y a pas eu de véritable blessure du tissu social. La créativité requise pour assembler autrement les éléments d’une situation ou encore pour proposer de nouvelles combinaisons explique l’utilisation du terme «créatrice». Norbert Alter propose sa définition de l’innovation sociale, à partir du processus de destruction créatrice,puisque ce processus est le moyen défaire naître de nouvelles combinaisons entre les différentes ressources économiques et organisationnelles d’une entreprise ou d’un marché; destruction, parce que cette élaboration nouvelle suppose de se défaire des combinaisons antérieurement élaborées. Cette définition, tirée vers une perspective sociologique, permet de comprendre que l’innovation est l’occasion de l’émergence de rationalités et d’acteurs nouveaux, mais qu’elle représente un « coût » : celui de la destruction des régulations sociales antérieures. Plus encore, l’émergence des logiques d’innovation entre en conflit avec l’ordre établi antérieurement. Le processus d’innovation du point de vue collectif et du point de vue individuel, représente cette rencontre tumultueuse (Alter, 2007 :139). Actuellement au Québec, le Réseau québécois d’innovation sociale (RQIS) propose une définition de l’innovation sociale qui amalgame celles de Camil Bouchard9 , du RQIS, du CRISES, du Stanford Center for Social Innovation et de Young Foundation. Cette définition a été proposée dans la Déclaration pour l’innovation sociale au Québec au printemps 2011. Une innovation sociale est une nouvelle idée, approche ou intervention, un nouveau service, un nouveau produit ou une nouvelle loi, un nouveau type d’organisation qui répond plus adéquatement et plus durablement que les solutions existantes à un besoin social bien défini, une solution qui a trouvé preneur au sein d’une institution, d’une organisation ou d’une communauté et qui produit un bénéfice mesurable pour la collectivité et non seulement pour certains individus. La portée d’une innovation sociale est transformatrice et systémique. Elle constitue, dans sa créativité inhérente, une rupture avec l’existant. (RQIS, 2001 : 3) On sent l’influence de Schumpeter également dans la dernière phrase de cette définition lorsqu’il est question de «créativité inhérente» et de «rupture avec l’existant». Invention on Innovation? Parmi les apports de Schumpeter, on trouve la distinction entre l’invention et l’innovation. Pour lui, «l’invention représente la conception de nouveautés d’ordres différents : biens, méthodes de production, débouchés, matières premières, structures de la firme ou technologies (…). L’innovation représente la mise en marché et/ou l’intégration dans un milieu social de ces inventions». (Cité dans Alter, 2007 : 8.) Un bon exemple d’inventeur à Saint-Camille est Zoël Cyr Miquelon, un des pionniers de la municipalité, qui a obtenu un brevet pour la serrure avec combinaison en janvier 1880. Le fait que cette invention soit maintenant largement utilisée en fait également une innovation.

Inventeurs, entrepreneurs, innovateurs : il y a tout de même plusieurs responsables de l’introduction d’une innovation. Pour Schumpeter, c’est Ventrepreneur innovateur qui est responsable de l’innovation. Celui-ci «n’est pas l’inventeur d’une découverte; c’est plutôt (…) celui qui introduira cette découverte dans l’entreprise, dans l’industrie, dans l’économie, soit le responsable de la diffusion de l’innovation à proprement parler. (…) Sa fonction est donc de vaincre une série de résistances» (Tremblay, 2007 : 232). Le Réseau québécois d’innovation sociale (RQIS) de son côté, propose quatre catégories d’acteurs de l’innovation sociale : 1- Les porteurs qui sont à l’origine de l’innovation ou du projet innovateur. Ce sont des créateurs, des promoteurs et des propulseurs. Ce sont en général des visionnaires et sont en mesure de prendre des risques, souvent élevés. 2- Les bailleurs de fonds qui reconnaissent, valorisent et financent les processus d’innovation sociale. 3- Les partenaires de soutien, qui supportent, accompagnent un projet, lui donnent une certaine crédibilité, le diffusent et en font la promotion. Une partie de la rétroaction se fait par les partenaires de soutien. Ils apportent de nouvelles idées aux porteurs, les soutiennent et les encouragent dans leur démarche. Ils peuvent aussi documenter une démarche novatrice. Les partenaires de soutien contribuent  à faire passer l’innovation dans les pratiques courantes et à ce qu’un plus grand nombre d’utilisateurs se l’approprie. 4- Les preneurs sont les utilisateurs et les bénéficiaires de l’innovation. Leur rôle est bien sûr de profiter et d’utiliser une innovation ou une pratique innovante. Par contre, ils peuvent également jouer un rôle important dans la rétroaction et jouent assurément le rôle central dans l’adoption d’une nouvelle pratique. En fait, les preneurs peuvent également être à l’origine d’une innovation, car ils sont les mieux placés pour évaluer leurs besoins et les pratiques qui demandent amélioration (RQIS, 2011 : 16). On retrouve ces acteurs en nombre inversement proportionnel à leur ordre de présentation : les porteurs sont peu nombreux dans un projet d’innovation. Il y a peu d’individus qui sont très à l’aise avec le risque élevé que comporte une proposition innovante. Les bailleurs de fonds sont également peu nombreux, du moins dans les projets d’innovation sociale. Par contre, les partenaires de soutien sont déjà plus nombreux que les deux catégories précédentes. Et les preneurs représentent la majorité d’une population. Lorsque les preneurs adoptent l’innovation, on peut dire que celle-ci est entrée dans les habitudes…

La solidarité

La solidarité vécue dans la vie de tous les jours est loin d’être uniquement un concept théorique et c’est peut-être la raison qui la rend plus difficile à circonscrire. Disons qu’il s’agit d’une action ou plutôt une multitude d’actions et d’attitudes qui se produisent entre des personnes qui partagent des caractéristiques communes, des intérêts, des visions ou tout simplement de la sympathie, de l’amitié ou de l’amour. Si l’on creuse tout de même un peu du côté des définitions théoriques de la solidarité, nous constatons que l’idée de la solidarité trouverait ses assises dans la tradition judéochrétienne, avec Saint-Paul qui disait : «nous sommes tous membres d’un même corps» (Biais, 2008:10). Selon le Petit Larousse, la solidarité est le «rapport existant entre des personnes qui, ayant une communauté d’intérêt, sont liées les unes aux autres»14 . Dans l’Encyclopédie Universalis, on peut lire la définition proposée par Emile Durkheim dans son travail de thèse «De la division du travail social» (1893). Pour Durkheim, cette notion «renvoie au lien moral qui unit les individus d’un même groupe, et qui forme le ciment de la cohésion sociale : pour qu’une société existe, il faut que ses membres éprouvent de la solidarité les uns envers les autres»15 . Sur la cohésion sociale, la Banque de ressources interactives en sciences économiques et sociales (BRISES) dit qu’il s’agit de « l’état d’une société dont les membres sont unis par des valeurs communes ou des règles de vie communes acceptées par tous. La cohésion sociale correspond à la situation d’un groupe fortement solidaire et intégré; en découlent l’existence de buts communs, l’attraction des individus les uns par rapport aux autres et enfin l’attachement des individus au groupe. Cette cohésion favorise donc l’intégration des individus, c’est-à-dire la participation à un réseau de relations sociales qui confère aussi une identité propre» (BRISES, Banque de ressources interactives en sciences économiques et sociales).

De son côté, l’Encyclopédie de l’Agora définit la solidarité comme «l’interdépendance impliquant une responsabilité mutuelle d’assistance et d’entraide réciproques entre les membres d’un groupe, fondée sur le contrat et/ou la communauté d’intérêts17 ». Le Centre d’Analyse Permanent des Tendances et Innovations du Format Social (CAPTIFS) dit de la solidarité qu’il s’agit d’une «dépendance réciproque, [le] caractère des êtres ou des choses liés de telle sorte que ce qui arrive à l’un d’eux retentisse sur l’autre ou sur les autres». Certains ont décrit la solidarité comme allant «de soi». En 1893, Bourgeois écrivait que «l’homme, en arrivant sur cette terre, n’est pas un être indépendant, mais un associé nécessaire. Qu’il le veuille ou non, l’homme doit entrer dans une société préexistante dont il doit accepter les charges comme il profite de ses avantages. Il est débiteur ou créancier de naissance» (Bourgois, 1893, cité dans Biais, 2008 : 15). Cette description de Bourgeois rejoint celle de l’Agora et de CAPTIFS, du moins à travers les notions de dépendance et de dette envers les autres individus d’une communauté d’intérêts ou d’une communauté comme lieu de vie. Dans l’avant-propos des Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu, Serge Bouchard propose une réflexion intéressante sur le sens même de la communauté, entre la société individualiste dans laquelle nous vivons et la force de chaque individu qui compose cette société. Il dit : La force de la société innue à cette époque [1890-1960] et en ces espaces, au temps révolu de Mathieu, tenait à sa souplesse, à sa flexibilité, ainsi qu’à l’autonomie de tous et chacun de ses membres. Les observateurs n’ont jamais su saisir ni rapporter correctement ce haut niveau d’intelligence collective qui permettait à la collectivité de réussir solidairement en s’appuyant sur la force d’adaptation de chacun. Cette question est très moderne. Car la force de l’individu qui s’accorde à la force du groupe résume tout le problème des sociétés actuelles qui valorisent les droits de la personne sans pour autant réussir à maintenir le sens de la communauté (Bouchard, 2004 :23) La dernière partie de cette citation est particulièrement intéressante. Lorsqu’on constate tous les efforts mis à l’intégration des individus, au développement de projets et à la valorisation d’initiatives individuelles à Saint-Camille, peut-être que c’est cet équilibre qui est atteint : celui de valoriser l’individu au sein de la communauté tout en maintenant ce sens de la communauté.

La solidarité existe lorsque des individus vivent ensemble selon des valeurs telles que le respect, l’écoute, l’ouverture aux autres, l’empathie et l’entraide, combinées à des modes d’organisation qui ont pour objectif premier le bien-être des individus et donc, de la communauté qu’ils composent. Pensons par exemple aux coopératives, aux organismes à but non lucratif (OBNL), aux entreprises d’économie sociale. Pensons également aux réseaux, formels et informels; dans la définition d’une communauté solidaire, les réseaux informels semblent prendre une place importante, que ce soit pour faciliter l’intégration des nouveaux arrivants, pour trouver une gardienne ou pour trouver un emploi. Si les valeurs sont davantage un pré requis, les modes de prise de décision concernant l’avenir de la communauté sont également significatifs lorsqu’il est question de solidarité. Les consultations publiques en sont un bon exemple; la capacité des leaders de remettre un projet à plus tard devant une population qui n’est pas prête à y souscrire démontre de la considération et du respect pour ses concitoyens, un fonctionnement solidaire plutôt que d’imposer sa vision et ses décisions. Car à Saint-Camille, comme partout, l’ensemble de la population n’est pas d’accord avec les actions ou les projets de développement. Que ces actions ou projets émanent de la municipalité, de coopératives, de comités ou d’autres OBNL, on retrouve une portion de la population qui est indifférente ou qui s’y oppose carrément. Par contre, plusieurs informateurs ont mentionné l’importance de ces opinions contraires, car elles contribuent à ajuster et à solidifier les projets ainsi qu’à les rendre acceptables pour une plus grande proportion de la population. L’opposition devient une forme de participation et elle force les leaders à s’interroger davantage sur les projets, leurs objectifs, les résultats escomptés et les moyens pour y arriver. Le respect et la prise en compte de l’opposition font ressortir une autre facette de la solidarité, en évitant (ou en minimisant) la formation de clans dans la communauté de Saint-Camille.

En résumé une communauté se construit en quelque sorte en trois temps: l’apprentissage, qu’il se fasse par la formation ou le partage de connaissance et plus précisément par l’intégration de la dynamique de l’apprentissage comme partie intégrante du fonctionnement social de la communauté. En deuxième lieu, l’innovation ou dans le cas de Saint-Camille, plus particulièrement la créativité qui transforme en profondeur le tissu social avec le temps, portée particulièrement par un groupe de gens scolarisés, travaillant dans le domaine des nouvelles technologies de l’artisanat et de l’art. Finalement, le troisième élément de cette base triangulaire : la solidarité, constituée d’une multitude d’actions par des acteurs qui partagent des visions et valeurs communes. L’empathie, le respect et la sollicitude qui régnent entre les membres d’une communauté comme celle de Saint-Camille permet l’intégration des individus, le partage des connaissances et l’établissement d’un fort lien de confiance entre les individus et les organisations. Dans le deuxième chapitre je m’emploierai à tracer le portrait de SaintCamille, de faire le récit de son développement du début des 1970 à aujourd’hui ce qui me permettra de mieux décrire le « modèle » de développement de Saint-Camille.

Méthodologie utilisée dans le cadre de ce mémoire

Population à l’étude et échantillonnage La population à l’étude ici est celle de Saint-Camille et plus particulièrement celle qui est impliquée dans la trentaine d’organismes recensés dans la communauté (coopérative, OBNL, comités de bénévoles, clubs sociaux, etc.). Sur les 511 habitants du village, 9 personnes ont été interrogées en lien avec leur implication dans au moins un de ces organismes dits structurants pour la communauté. Au total, les informateurs nous ont parlé de huit organismes et de leurs projets. Le but de ces entretiens était d’avoir une vision de l’intérieur des organismes; ceux-ci ont été choisis en fonction de leur importance pour le développement de la communauté. Ils ont été et sont encore le point d’émergence de projets structurants et constituent un réseau d’acteurs et de ressources permettant une continuité entre les projets.

Conclusion

Pour conclure ce document et pour synthétiser tout ce qui a été dit dans les pages précédentes en un modèle simple et cohérent, voici une représentation graphique du modèle de développement évolutif de Saint-Camille. Comme son nom l’indique et comme nous l’avons déjà mentionné, ce modèle est évolutif, il fera donc sans aucun doute l’objet de retouches, de modifications, d’améliorations, de changements… Ce modèle graphique synthétise à la fois l’historique, la description du processus et des éléments du modèle de développement de Saint-Camille. Il permet de répondre à l’objectif décrit dans le premier chapitre, celui de comprendre comment s’articulent l’apprentissage, l’innovation et la solidarité dans la communauté de Saint-Camille, et quels sont les autres éléments qui s’ajoutent à ces trois premiers, afin de décrire le processus de développement local à Saint-Camille.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Introduction
Chapitre 1. Problématique
1.1 Mise en contexte
1.2 Objectifs de la recherche
1.3 Le cadre théorique
1.3.1 L’apprentissage
La communauté apprenante (communauté d’apprentissage)
La région apprenante (région d’apprentissage et «learning region»)
Les technologies de l’information et la collectivité apprenante
1.3.2 L’innovation
Invention ou innovation?
L’innovation comme processus
L’innovation en lien avec l’apprentissage
Le milieu innovateur
1.3.3 La solidarité
1.4 Méthodologie utilisée dans le cadre de ce mémoire
Population à l’étude et échantillonnage
Cadre d’observation et de collecte de données
Pertinence sociale et scientifique
Chapitre 2. Le portrait de Saint-Camille
2.1 Contexte géographique et sociodémographique actuel de Saint-Camille
Contexte géographique
La population
La scolarité
L’emploi et les entreprises
Les revenus
2.2 Sommaire des événements historiques de Saint-Camille 4
La période de colonisation
L’âge d’or
Le déclin de la population et les projets de relance
La fin du magasin général et le début du P’tit Bonheur
Le Groupe du coin
Le P’tit Bonheur
Vente du bâtiment et situation financière
Un élément déclencheur : la crise des bureaux de poste
La Corporation de développement
Vente du presbytère et la naissance de la Corvée
Le microprogramme en éthique appliquée
La Clé des champs
La situation de la Clé des champs
Avec l’école, une « communauté apprenante »
Situation actuelle
Le projet de développement démographique
Le projet du Rang 13 et la Coopérative du Rang 13
Le financement initial de la coopérative
Le parc agro-villageois
Le laboratoire rural de Saint-Camille
Le projet Inode Estrie
En guise de conclusion à ce portrait
Chapitre 3. Le modèle de développement évolutif de Saint-Camille
3.1 Le processus de développement
3.2 Les éléments du modèle de développement
3.2 Les éléments du modèle de développement
L’apprentissage, l’innovation et la solidarité
L’apprentissage
L’innovation
La solidarité
Le territoire
Qu’est-ce que le territoire vécu?
Le leadership (individuel, partagé, collectif)
L’insertion des leaders dans des réseaux
La stabilité du leadership
Les médiateurs
Une vision et la culture
Un lieu de rencontre
La gouvernance
Les réseaux
Les technologies de l’information
Prendre le temps
Le volontariat et l’intelligence collective
Conclusion

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