Linguistique de l’énonciation et dénonciation des conditions de vie de la femme dans Une si longue lettre de Mariama Ba.

Clarification terminologique

   En vue de permettre aux lecteurs de ce présent travail de recherche d’avoir une même compréhension que nous, de certains outils essentiels, nous nous proposons, dans les lignes qui suivent, de les clarifier avant de déterminer l’orientation sémantique que nous comptons prêter à chacun d’eux.
Le Pathos : Le concept de pathos est évoqué pour la première fois par Aristote. Dans sa Rhétorique, il l’énonce ainsi : « il y a persuasion par les auditeurs quand ces derniers sont amenés, par le discours, à éprouver une passion ». (Rhétorique I, 1356a. 1-5.). Pour Aristote donc, le pathos fait appel au sentiment de l’auditoire et constitue par ailleurs, un moyen de persuasion non rationnel.
Le Dictionnaire de l’analyse du discours le définit comme : : Le débordement émotionnel provoqué par l’orateur chez l’auditoire, débordement susceptible de mobiliser des actions, d’orienter des comportements ou tout simplement d’adhérer à la prise de position de l’orateur ». Dès lors, « l’orateur doit se mettre (ou feindre d’être) dans l’état émotionnel qu’il souhaite transmettre […]. Le discours mobilise de ce fait toutes les figures (exclamation, interjection, interrogation, etc.) qui authentifient l’émotion du sujet parlant. Pour cette recherche, nous concevons cette notion telle qu’elle est appréhendée et par la Rhétorique d’Aristote, et par le Dictionnaire.
L’Ethos : En Rhétorique, ce terme correspond à l’image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours. Il s’agit pour lui d’établir sa crédibilité par la mise en scène des qualités morales qu’il est censé posséder. Selon Ducrot, l’éthos est : Le fait pour le locuteur, de donner de lui-même une image favorable, image qui séduira l’auditeur et captera sa bienveillance. […]. Il ne s’agit pas des affirmations flatteuses qu’ il peut faire sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent, au contraire de heurter l’auditeur, mais de l’apparence que lui confère le débit, l’intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments […]. Au sens de Kerbrat-Orecchioni, l’éthos renvoie « aux qualités morales que l’orateur affiche implicitement dans son discours en les rendant observables par des indices linguistiques et comportementaux, mais sans les indiquer ouvertement ». Amossy distingue pour sa part, deux types d’éthos : « l’éthos préalable » qui renvoie à l’image que l’auditoire se fait de l’orateur avant sa prise de parole, et « l’éthos discursif » qui souligne l’image de soi que celui-ci construit dans son discours. Les définitions apportées par ces différents théoriciens, serviront de cadre de référence à notre recherche. Ainsi, pour nous, éthos prendra le sens de l’image favorable que le locuteur se donne de lui-même, à travers son discours aux fins de modifier en sa faveur, le comportement de son auditoire.
La situation d’énonciation : Ce concept prête à équivoque dans la mesure où, l’on est tenté d’interpréter cette « situation » comme l’environnement physique ou social dans lequel se trouvent les interlocuteurs. Pour Culioli, la situation d’énonciation est conçue comme « un système de coordonnées abstraites, purement linguistique, qui rendent possible tout énoncé en lui faisant réfléchir sa propre activité énonciative ». Dans cette perspective, elle ne saurait être une situation de communication socialement descriptible, mais le système où sont définies les trois composantes fondamentales : l’énonciateur (qui est le repère de la référence, mais aussi de la prise en charge modale), le coénonciateur (qui désigne l’autre, diffèrent de « je ») et la non personne (référant aux entités qui sont présentées comme n’étant pas susceptibles de prendre en charge un énoncé, d’assumer un acte d’énonciation). Cette définition d’Antoine Culioli sera celle que nous adopterons pour cette présente recherche.
La scène d’énonciation : Contrairement à la situation de communication qui est considérée « de l’extérieur » et désignant la situation dont tout texte est indissociable, la scène d’énonciation est appréhendée de « l’intérieur ». Elle peut être définie comme : « une mise en place d’un dispositif (des acteurs en interaction dans un cadre spatio-temporel, avec un décor approprié) organisé de sorte que le tout, dans un mouvement dynamique et vivant, donne l’illusion d’une vraie scène de vie ». Pour Maingueneau, il existe trois types de scène d’énonciation :
-la scène englobante qui correspond au type de discours (discours philosophique, religieux, littéraire, etc.). La scène générique qui correspond au genre de discours (discours publicitaire …) La scénographie qui est une scène construite par le texte. Elle renvoie à la manière dont le texte construit son sens pour atteindre sa visée illocutoire. Pour nous scène d’énonciation et scénographie seront deux concepts que nous confondrons pour les besoins de ce travail.
La scène englobante : Elle renvoie au type de discours qui préside à la production d’un texte. Elle a pour fonction d’assigner un statut pragmatique au discours. L’œuvre littéraire est rapportée à une scène englobante littéraire qui obéit aux règles suivantes :
-l’auteur jouit de la liberté de publier son œuvre sous son vrai nom ou de la signer sous un pseudonyme.
-ce type de discours est régi par la fiction.
Ainsi, auteur et lecteur acceptent, de manière tacite, le partage d’un canal de communication fictionnel. L’auteur, alors, par le biais du contrat qu’il noue avec le lecteur, parvient, à travers ses écrits (romans, recueils de poèmes, pièces de théâtre, etc.), à agir sur son âme et sur son esprit. Une si longue lettre semble s’inscrire dans cette dynamique. Œuvre littéraire, elle implique une auteure-écrivaine, Mariama BA, qui s’adresse, par l’artifice de la fiction, au lecteur potentiel en vue de le sensibiliser aux sorts exécrables que connaissent les femmes. La scène englobante, quoique essentielle au statut pragmatique du discours, ne parait pas spécifier, de manière distincte, les activités verbales. MAINGUENEAU l’adjoint, ainsi à la scène générique.
La scène générique : Elle se rapporte au genre de discours. Ainsi, dans le champ de la littérature, (scène englobante), l’on peut parler de la scène générique romanesque, poétique, théâtrale, etc. Ce type de scène implique, selon MAINGUENEAU, « une scène spécifique : des rôles pour ses partenaires, des circonstances (en particulier un mode d’inscription dans l’espace et dans le temps), un support matériel, un mode de circulation, une finalité, etc. ». De ce fait, faire recours aux caractéristiques génériques d’un discours, en vue de son interprétation, c’est prendre en compte les normes d’écriture, de réception et de diffusion propres à cette forme de discours. L’ouvrage, qui nous sert de corpus, en conformité avec sa visée pragmatique, meut dans le genre romanesque. Mais, puisqu’ « en littérature, bien souvent ce n’est pas directement à la scène générique, associée à une scène englobante, qu’est confronté le lecteur, mais à la scénographie » (ATC, p.192), nous analyserons cette forme de mise en scène dans notre œuvre.

Discours romanesque et dénonciation des conditions féminines

    Prisonnière des carcans de la tradition, la femme africaine était et reste à la merci de la machine impitoyable de l’homme guidé de toutes parts par ses intérêts égoïstes. Raison pour laquelle, de nombreux écrivains, sensibles aux conditions peu envieuses de celle-ci, ont tenté, à travers leurs écrits, de réveiller la conscience de la masse féminine qui, depuis des siècles, était endormie par les coutumes traditionnelles. Cette tentative de réveil semble se concrétiser à travers la mise en scène de personnages féminins, conscients de leur sort précaire et dévoués à la cause émancipatrice du sexe féminin. Ainsi, par l’entremise de la fiction qu’autorise la communication littéraire, romanesque en particulier, les écrivains dévoilent la dichotomie qui régissait, dans cette dite société, les relations hommes-femmes. A priori, rien de commun ne les unissait si ce n’est la procréation. Chacun, de son coté, assumait des responsabilités bien distinctes. C’est à l’homme que revenait le titre de chef, de maitre en famille comme en société. La prise de décision lui incombait et jamais la femme n’y était associée. Maman Téné, dans Sous l’orage de Seydou BODIAN, l’illustre parfaitement : Durant la séance, Maman Téné n’avait pas quitté la cour, elle avait eu comme on le dit un œil sur sa marmite et l’autre sur la véranda. Ayant deviné l’objet du débat, elle s’était mise à cœur d’en éloigner les indiscrétions. (Sous l’orage, 1963, Présence Africaine, p. 40). Cette mise à l’écart de la femme de la sphère de décision se confirme, par ailleurs, à travers les propos de la Grande Royale, personnage charismatique de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane : Gens de Diallobé (…), j’ai fait une chose qui ne nous plait pas et qui n’est pas dans nos coutumes. J’ai demandé aux femmes de venir aujourd’hui à cette rencontre. Nous autres, Diallobé nous détestons cela (…) car nous pensons que la femme doit rester au foyer. (L’Aventure Ambiguë, 1961, Paris, Ed. Julliard, p. 55). Ainsi, traditionnellement handicapée par ces mesures sexistes, la gent féminine résumait ses activités à la maternité, à l’entretien des fantasmes masculins et aux tâches domestiques. Guy Menga, dans L’Oracle, l’évoque ainsi : Ma mère, ma grand-mère ont bien vécu. Et elles ont été des épouses modèles (…). Elles ont rempli leurs droits d’épouses comme il le faut. Elles savaient pétrir le manioc, entretenir une propriété absolue dans la case, frire le poisson, cuisiner la viande et préparer des sauces dont l’odeur seulement mettait l’estomac en état de panique gloutonne (…) et c’est cela, une femme. Rien que cela ! Une machine à balayer, à cuisiner, à moudre du plaisir, et à faire des enfants. (MENGA G., L’Oracle). Ainsi, sa vie se bornait, selon Biyoki, personnage de L’Oracle, à l’esclavage et à la soumission totale à l’homme. Cette vision sexiste, longtemps consacrée par les lois coutumières d’une société patriarcale, affecte le secteur éducatif et prive la femme de son droit à l’instruction. Aussi les hommes pensaient-ils : L’instruction ne sert pas une femme. On est sûr qu’elle va moisir dans son crane (…). Point n’est besoin de savoir lire, écrire et calculer pour arriver à laver la vaisselle, à cuisiner un bon plat de viande ou de poisson et à tenir une maison. (MENGA, G, L’Oracle, 1984, Ed. Yaoundé Clé, p. 66). L’attitude discriminatoire qui confine la femme dans une position défavorable, se lit également à travers le roman de Honorine Ngou, Féminin interdit : Dans la classe de Dzibayo, on comptait plus de garçons que de filles ; beaucoup de parents pensaient que l’école était l’affaire des garçons et le mariage, le destin des filles. (NGOU. Honorine, Féminin interdit, 2007, Paris, l’Harmattan, p. 13). In fine, force est de reconnaitre que le discours romanesque, plus que tout autre type de discours, a longtemps été (et continue de l’être) un creuset d’exposition de la négation du statut de la femme. Aussi bien sous la loupe masculine que féminine, les maux liés à sa condition ont été mis à nu aux fins de la conscientiser, d’une part et d’arriver à une subversion des relations de genre, d’autre part.

Le lexique

    La communication, en vertu de son caractère interactif, autorise tout un jeu d’influence. En parlant, le locuteur s’approprie la langue en vue d’orienter le comportement de l’allocutaire. Dans cette perspective, il procède, dans un ensemble virtuel et illimité de vocables (compétence encyclopédique) à une sélection ostensible de lexèmes, qui pourront aller dans le sens de satisfaire son entreprise de persuasion. Rappelons, toutefois, que ces lexèmes ne sont pas, en soi, porteurs de sens et que c’est l’environnement discursif dans lequel ils baignent qui leur en procure. De ce fait, leur choix obéit à des critères d’ordre socio-culturel et idéologique. Aussi, faudra-t-il, envisageant de saisir le poids argumentatif de ces lexèmes, interroger le contexte discursif ; c’est à dire poser les questions suivantes : qui parle ? Où et à quelle occasion se produit l’énoncé ? Quelles sont les intentions qui président à sa production ? Dans les extraits, tirés de notre corpus, nous verrons que la narratrice a usé de l’axe paradigmatique pour y opérer des choix lexicaux indiqués à répondre à sa visée, celle d’amener le lecteur à réprouver l’union polygamique, une des sources du mal féminin. Ce faisant, nous tenterons, dans l’optique d’interpréter judicieusement ces choix, de convoquer l’environnement de discours qui conditionne le sens de ces énoncés.
Enoncé 1 : Mon drame survint trois ans après le tien. Mais, contrairement à ton cas, le point de départ ne fut pas ma belle-famille. Le drame prit racine en Modou même, mon mari. (USLL, p. 69)
Enoncé 2 : Je m’appliquais à endiguer mon remous intérieur. Surtout, ne pas donner à mes visiteurs la satisfaction de raconter mon désarroi. (USLL, p. 74)
Enoncé 3 : Enfin seule, pour donner libre cours à ma surprise et jauger ma détresse. Ah ! oui, j’ai oublié de demander le nom de ma rivale et de pouvoir ainsi donner une forme humaine à mon mal. (USLL, p. 77)
Enoncé 4 : Partir ! Tirer un trait net sur le passé. Tourner une page où tout n’était pas luisant sans doute, mais net. (… ). Partir, m’éloigner de la trahison ! (USLL, p. 79) Les lexèmes, mis en gras, dans ces extraits, réfèrent tous au dénoté, le sentiment provoqué par la polygamie. Si nous interrogeons le contexte d’énonciation, nous aurons à peu près ceci : Source évaluative : Ramatoulaye, une femme, qui s’avère être fort probablement (eu égard aux similitudes qui caractérisent leur parcours de vie), Mariama BA, l’auteure de notre roman. Temps de l’énonciation : les années 1970, années phares du féminisme en Afrique, où les mentalités, véhiculées par ce mouvement, commencent à impacter le vécu des femmes et à les orienter vers une logique d’émancipation. Environnement idéologique : la narratrice énonce sous une posture féministe. Compte tenu de toutes ces considérations, il est aisé, pour nous, de comprendre les raisons d’un choix de lexique à connotation négative et polémique pour caractériser ce sentiment. En effet, Ramatoulaye, sous une casquette féministe, ne peut que voir noir en la polygamie, la considérant de mal, de détresse, de trahison, de drame, de désarroi, etc. Sous une posture autre, elle aurait, peut-être, pour exprimer son sentiment à l’égard de la polygamie, employé des lexèmes à connotations mélioratives. Ainsi, cette sélection dénote, certes un jugement et une prise de parti, mais semble également recouper les préoccupations de la narratrice, à savoir émouvoir le lecteur et le conduire à porter un regard défavorable sur la polygamie.

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Table des matières

Introduction
Chapitre I : Cadre théorique et méthodologique 
I.1 : Problématique
I.1.1 : Contexte et justification
I.1.2 : Revue de la littérature
I.1.3 : Question de la recherche
I.1.4 : Formulation d’hypothèses
I.1.4.1 : Hypothèse principale
I.1.4.2 : Hypothèses secondaires
I.1.4.2.1 : Hypothèse secondaire 1
I.1.4.2.2 : Hypothèse secondaire 2
I.1.4.2.3 : Hypothèse secondaire 3
I.1.5 : Objectif de la recherche
I.1.5.1 : Objectif principal
I.1.5.2 : Objectifs secondaires
I.1.5.2.1 : Objectif secondaire 1
I.1.5.2.2 : Objectif secondaire 2
I.1.5.2.3 : Objectif secondaire 3
I.2 : Cadre théorique et conceptuel
I.2.1 : Cadre théorique
I.2.2 : Cadre conceptuel
I.3 : Présentation biographique et thématique de l’œuvre de corpus 2018
I.3.1 : Présentation biographique de l’auteure
I.3.2 : Présentation du roman de corpus : Une si longue lettre
I.3.2.1 : Résumé de l’œuvre
I.3.2.2 : Thèmes abordés
I.3.2.2.1 : La polygamie
I.3.2.2.2 : Le mariage forcé et/ou arrangé
I.3.2.2.3 : Les castes
I.3.2.2.4 : L’image de la belle-mère
I.3.2.2.5 : Les funérailles
I.3.2.2.6 : La problématique de l’émancipation
Chapitre II : Communication littéraire et dénonciation des conditions de vie de la femme dans Une si longue lettre 
II.1 : Caractéristiques de la communication littéraire
II.2 : Scène d’énonciation et dénonciation des conditions féminines
II.2.1 : La scène englobante
II.2.2 : La scène générique
II.2.3 : La scénographie
II.3 : Discours romanesque et dénonciation de la condition féminine
Chapitre III : Méthodologie de l’analyse et de l’interprétation des données
III.1 : Analyse et interprétation des outils discursifs de dénonciation de la condition féminine dans Une si longue lettre
III.4.1 : Les procédés énonciatifs
III.4.1.1 : Deixis, axiologisation et modalisation
III.4.1.1.1 : Les déictiques
III.4.1.1.2 : Les termes axiologiques
III.4.1.1.3 : La modalisation
III.4.1.2 : La polyphonie comme stratégie discursive de dénonciation
III.4.1.2.1 : La mise entre guillemets
III.4.2 : Les procédés rhétoriques
III.4.2.1 : Le pathos, argument au service de la subversion
III.4.2.1.1 : La mise en abyme, procédé suscitateur du pathos
III.4.2.2 : L’orientation persuasive de l’éthos dans Une si longue lettre
III.4.2.2.1 : L éthos prédiscursif du « garant » de l’énonciation de Une si longue lettre
III.4.2.2.2 : L éthos discursif
III.4.2.3 : Procédés stylistiques et dénonciation du mal de la femme
III.4.3 : Construction syntaxique et choix lexical au service de la dénonciation
III.4.3.1 : Construction syntaxique
III.4.3.2 : Le choix lexical
Conclusion
Bibliographie

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