L’IMPOTENCE GÉNÉRALISÉE DES RONDS-DECUIR

L’IMPOTENCE GÉNÉRALISÉE DES RONDS-DECUIR

Le fantôme d’Akaki Akakiévitch

Les romanciers de l’impotence écrivent bien, pour paraphraser Nivat, à l’ombre de « l’arbre-Gogol »l en ce qu’ils s’inscrivent pleinement dans la longue tradition romanesque des personnages falots, invitant constamment le lecteur à un véritable débat existentiel. Héritiers légitimes de Gogol (un Gogol abordé parfois à travers l’œuvre dostoïevskienne), Jean de la Ville de Mirmont et consorts
seraient en quelque sorte des passeurs de thèmes et de codes esthétiques empruntés au roman russe qu’ils ont su faire glisser vers le roman français, non sans y avoir déposé eux-mêmes une nouvelle sédimentation. En cela, ils possèdent le don tout particulier d’appréhender avec poésie les choses simples de la vie, de la naissance du sentiment amoureux à l’ambiance pittoresque d’un débit de boisson ou d’une rue parisienne ; mais proposent également un renouvellement profond du thème bureaucratique, du genre romanesque et de ses véritables enjeux à travers la
figure si particulière du rond-de-cuir impotent. Aussi, nous le verrons, une lecture des récits de Jean de la Ville de Mirmont à Henri Calet, dans l’éclairage de la littérature classique russe ne semble-t-elle pertinente que si elle permet de mettre en lumière l’originalité (esthétique et métaphysique) du roman de l’impotence.

Fortune du roman russe au XXe siècle.

L’influence de la littérature russe classique sur le roman français de la première moitié du XXe siècle suscite un intérêt croissant dans la critique actuelle2. « Peut-être n’insistera-t-on jamais assez, déclarait à ce titre il y a peu Bruno Curatolo, sur l’importance qu’a eue le roman russe sur la sensibilité des écrivains français » , en particulier sur les consciences de la jeune génération de
l’entre-deux-guerres. Certaines études de l’époque rendent compte en effet de l’attrait des lecteurs français pour les romanciers russes. C’est le cas par exemple de Vladimir Boutchik qui, dans son Essai sur le destin de la littérature russe en France, expliquait avant tout ce phénomène par la toute nouvelle protection des intérêts des écrivains russes après la révolution de 1917, favorisant plus librement la traduction de leurs œuvres à l’étranger, et par l’accroissement de ces traductions en France des années vingt à trente1. Le fait est que la culture slave bénéficia,
entre les deux guerres, d’un fort courant de sympathie de la part des intellectuels français, comme l’atteste le succès editorial des romans classiques russes à cette époque2. « Cette fois, précise Boutchik, c’est l’époque où tout le monde s’intéresse à la Russie » ; intérêt confirmé du reste par les nombreux séjours à l’Est des intellectuels français. Georges Duhamel4, qui connaît c’est certain la littérature slave, se rendra ainsi à Moscou ; André Gide ensuite, aux côtés de Louis Guilloux et Eugène Dabit, pour un ultime voyage.
Quelques observations pourraient toutefois alimenter la réflexion menée par Boutchik. Ainsi, le lien identitaire déjà étroit qui unissait certains auteurs français à la culture slave accrut certainement cette fascination pour le pays de la Révolution. Nombre de romanciers de l’impotence, représentatifs d’une identité franco-russe, participèrent en ce sens à la promotion de la littérature classique russe. André Beucler, né à Saint-Pétersbourg, d’un père français et d’une mère
russe, épousa lui-même une Russe et contribua activement à l’influence du roman dostoïevskien sur les jeunes écrivains français de la première moitié du XXe siècle. Songeons, en outre, à son collègue et ami, Emmanuel Bove, fils d’un père russe au caractère fantasque et dont l’ensemble des récits pourrait s’intégrer à cette étude, ou à Joseph Kessel dont l’œuvre fut incontestablement influencée par ses origines slaves. La liste bien sûr n’est pas exhaustive, mais donne un aperçu du
rôle prépondérant joué par les hommes de lettres dans l’influence du roman naturaliste russe sur la littérature française de la première moitié du XXe siècle.
Mirmont, Duhamel et Tristan Bernard (dans une autre génération), Bove, Beucler,Meckert, Hyvernaud, Calet furent de ces écrivains qui, à la suite des intercesseurs du roman russe en France, Gide et Thibaudet notamment, se laissèrent porter, aux côtés de Boris de Schloezer, Jacques Copeau, Georges Bataille, Francis de Miomandre, Irène Némirovsky, Charles Ferdinand Ramuz ou Paul Morand, par la vague slave qui déferla sur les littératures européennes au lendemain du premier conflit mondial.

 De quelques écrivains « sortis du Manteau de Gogol »

Nous avons, jusqu’à présent, évoqué essentiellement des auteurs russes de la seconde moitié du XIXe siècle. Or le succès editorial que connurent ces derniers durant l’entre-deux-guerres notamment, ne doit retenir notre attention que s’il permet de mesurer en partie l’influence de l’œuvre de Gogol – si infime soit-elle au regard d’autres œuvres majeures telles que Crime et Châtiment ou Guerre et Paix – sur le roman français des années vingt à cinquante. Relayés au tournant du siècle par les auteurs français (lecteurs de romans russes), Tourgueniev,
Dostoïevski, Tolstoï, dont les récits, pour reprendre la formule rendue célèbre par Eugène-Melchior de Vogué, sont « tous sortis du Manteau de Gogol »’, assurèrent en partie la pérennité du thème bureaucratique « à la mode slave » et favorisèrent son introduction dans la littérature européenne au XXe siècle. On ne peut en effet comprendre la postérité des récits de Gogol, sans analyser d’abord leur résonance dans les œuvres de Dostoïevski, Gontcharov et Tchékhov par exemple.
Rendons, dès lors, à l’auteur du Manteau, ce qui lui appartient : la paternité de cette figure si particulière de la littérature européenne que constitue le rond-de-cuir impotent et les nombreuses déclinaisons dont elle fit l’objet dans les romans russes de la seconde moitié du XIXe siècle. La médiocrité du célèbre copiste Akaki Akakiévitch servit de modèle à de nombreux copistes plus tardifs du naturalisme russe . La filiation est plus visible chez Dostoïevski. Et Eugène Melchior de Vogué a raison de voir en Makar Devouchkine, le vieil employé des Pauvres Gens (1846), «une épreuve plus développée et plus noire d’Akaky Akakiévitch, le type grotesque d’employé créé par Gogol»1. Plus proche du protagoniste du Manteau, cependant, mais plus mélancolique aussi sans doute, apparaît Vassia Choumkov, le bossu zélé d’Un Cœur faible de Dostoïevski. Les
thèmes de la copie et de la folie, chers aux deux romanciers russes, y sont en effet largement développés. Dix ans plus tard, l’auteur de L’Idiot (1868) donnera du reste un nouvel exemple de copiste raté en la personne du prince Muichkine offrant vainement ses services de secrétaire au Général Epantchine2.
Avant lui toutefois, Gontcharov avait sorti du manteau de Gogol le monstrueux et emblématique Ilia Ilitch, dit Oblomov, héros paresseux du roman éponyme (1858) qui s’imposera, précise Bruno Curatolo, « comme le prototype le plus abouti de la nonchalance à la mode russe »3. Quoique le narrateur du Journal d’un fou, prenant son plaisir à rester allongé ait pu lui servir de modèle. Il n’est
assurément pas nécessaire de se pencher davantage sur l’histoire littéraire russe au XIXe siècle pour découvrir çà et là quelques traces, à demi camouflées, de cette filiation. En 1898, Tchékhov publie dans La Pensée russe une nouvelle intitulée,
L’homme à l’étui. L’écrivain décrit un personnage qui ressemble étrangement au célèbre copiste gogolien. Mais cette fois, l’employé de bureau est devenu professeur de grec ancien et a troqué son manteau pour un imperméable.
Comment ne pas voir dans cet être médiocre, conformiste pathologique, égaré dès que survient un événement inattendu (au point de désirer conserver, même par beau temps, son imperméable, ses caoutchoucs et son parapluie) un prolongement direct du misérable fonctionnaire pétersbourgeois ?

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Table des matières

SOMMAIRE
INTRODUCTION 5
PREMIÈRE PARTIE – HISTOIRE LITTÉRAIRE DU ROND-DE-CUIR
Chapitre I – Aux origines européennes du personnage
9 1. Le fantôme d’Akaki Akakiévitch
1.1 Fortune du roman russe au XXe siècle
1.2 De quelques écrivains « sortis du Manteau de Gogol »
1.3 Le rond-de-cuir de Gogol à Calet
2. Bartleby, le scribe ou l’expérience de la contradiction
2.1 Un scribe “so British”
2.2 Bartleby ou l'(im)puissance de la littérature
3. Kafka, l’univers cafardeux des ronds-de-cuir
Chapitre II – Le rond-de-cuir dans la littérature française au XIXe siècle
1. Les Employés. Balzac, « secrétaire » de la société
1.1 La faune bureaucratique
1.2 L’homme et son bureau. L’huître et son rocher
1.3 Le rond-de-cuir, figure bourgeoise de la littérature française ?
2. Le copiste flaubertien ou l’art de « faire un livre sur rien »
2.1 Dans l’héritage de Bouvard et Pécuchet
2.2 « Ne pas tolérer la bêtise ». L’exemple de Georges Hyvernaud
2.3 La maladie du langage
2.4 Le rond-de-cuir, un personnage universel ?
3. Les Dimanches de Maupassant
3.1 Le petit commis de troisième classe
3.2 Le bureau ou le mal de vivre
3.3 « Les cloportes en pleine lumière »
4. Huysmans, romancier de « la conscience malheureuse »
Chapitre III – Le rond-de-cuir dans la littérature française au début du XXe siècle
1. Les premiers signes, au tournant du siècle
1.1 Le roman de mœurs de Georges Courteline
1.2 Le « roman de caractères »de Charles-Louis Philippe
1.3 L’univers pascalien d’Henri Barbusse
2. À la veille de la Grande Guerre, déjà
2.1 Alors que Jean de la Ville de Mirmont concevait Jean Dézert
2.2 …Georges Duhamel rencontra Louis Salavin
DEUXIÈME PARTIE – L’IMPOTENCE GÉNÉRALISÉE DES RONDS-DECUIR
Chapitre I – Une « non-vie » professionnelle. L’univers du bureau 112 1. Tâche ingrate et oisiveté
2. Grandeur et misère de l’administration
3. Quand le bureau dévore (le corps et l’âme de) l’employé
4. Les « sales autres », les collègues 125
5. L’autorité hiérarchique
6. Le « spectre du pavé »
6.1 De la révélation
6.2 À la prospection
7. L’errance dominicale
Chapitre II – La médiocrité relationnelle du rond-de-cuir
1. La crise de la famille
1.1 Histoires de famille, histoires sans famille
1.2 Le drame de la filiation
1.3 Les ronds-de-cuir impotents, Hamlet modernes ?
2. Le mal d’amour
2.1 Les ronds-de-cuir, des célibataires ?
2.2 « Nec tecum nec sine te ». Le poids de la solitude… et de l’amour ..
2.3 La perte de l’idéal amoureux
2.4 Iseult antiromanesque ?
3. Pathologie de l’amitié
3.1 La fable de l’amitié
3.2 L’art de la conversation… stérile
3.3 L’amour de l’Autre. L’amour de Soi
Chapitre III – Un mal-être existentiel
1. Une faim métaphysique
2. Dieu, ce grand Absent
2.1 Des origines et des conséquences de la mort de Dieu
2.2 Irrévérence de Jean de la Ville de Mirmont ?
2.3 L’humanisme athée de Georges Duhamel
2.4 Georges Hyvernaud ou le Dieu anonyme
3. La tentation du suicide
3.1 Le suicide ou la résignation ? Dézert, Didi et Gogo
3.2 Louis Salavin entre pulsion de mort et soif de vivre
3.3 La mort heureuse de Paul Duméry
Chapitre IV – Le rond-de-cuir, figure symbolique de l’écrivain moderne
1. Disparition de l’œuvre
1.1 Des lettres au rebus… à la poste restante
1.2 L’art du désœuvrement
2. L’écrivain-écrivant bureaucrate
2.1 Poésie de Jean Dézert
2.2 Paul Duméry, artisan du style
2.3 La signature d’Henri Calet
TROISIÈME PARTIE DONNER FORME À L’IMPOTENCE. LES NOUVEAUX ROMANS DE LA BUREAUCRATIE
Chapitre I – La crise du personnage de roman
1. Cespersonn-ages que l’on ne remarque pas. Le portrait en creux
1.1 L’inquiétante généralité du rond-de-cuir
1.2 Une moustache… étonnante !
1.3 L’autoportrait en minus habens de Paul Duméry
1.4 Le scripteur de Peau d’ours, une voix sans visage
2. « Et moi, que suis-je ? ». Une crise identitaire
2.1 Dans les marais identitaires des romans de l’impotence
2.2 Jean Dézert ou l’évidence du nom
2.3 Une poétique du nom sous le signe de la médiocrité
2.4 Le Wagon à vaches. De l’onomastique au nonyma
Chapitre II – Vers une nouvelle conception du roman
1. Ces livres où il ne se passe rien
1.1 Des romans… antiromanesques. Ratage de l’intrigue
1.2 Le Journal d’un meurtrier, un roman policier ?
1.3 Attirance et défiance du romancier pour le romanesque
1.4 Antihéros et faits divers font-ils bon ménage ?
1.5 De la médiocrité comme essence du roman
2. Cogito (ergo patior) ergo sum. Des romans de l’intériorité
2.1 Les « aventures intérieures » des ronds-de-cuir
2.2 L’étrange complexité de Salavin
2.3 Une lucidité pathologique
Chapitre III – Le monologue intérieur. Variations sur un procédé littéraire….
1. L’écriture de l’intime. Premières impulsions
1.1 Des récits sur le mode de la confidence
1.2 De la Confession au monologue intérieur
2. … et premières expérimentations
2.1 Non sum qui sum. De drôles de Narcisse
2.2 Présence de l’Autre. Le plurilogue intérieur de Louis Salavin
2.3 Un exemple de monologue intérieur à la troisième personne
QUATRIÈME PARTIE TOUT EST UNE QUESTION DE POINT DE VUE
Chapitre I – Les premiers scrupules
1. Une lecture des Dimanches de Jean Dézert 3
1.1 Diderot, Mirmont, Butor. Le pronom narratif, modes d’emploi
1.2 De l’effritement de l’instance narrative
1.3 Subjectivité de Jean Dézert ?
2. Salavin sous tous les angles. Salavin sur le divan ?
3. Vers une autonomie narrative… du discours intérieur
Chapitre II – Impotence de la temporalité narrative ?
1. Présence-s de Jean Dézert
1.1 Les Dimanches de Jean Dézert, une « narration simultanée » ?
1.2 Un temps pseudo-énoncmûî
1.3 Le présent épicurien de Jean de la Ville de Mirmont
2. Le martèlement narratif de Jean Meckert
2.1 Métro, boulot, dodo. Permanence du vide
2.2 … et retour du Même
2.3 L’Homme au marteau ou le temps régressif
3. Georges Hyvernaud, une temporalité mutilée
3.1 Le temps de la captivité
3.2 … et des retrouvailles
3.3 Intimité du temps historique
3.4 Du passé subsistant dans le présent
3.5 Une idée de l’intelligence narrative
4. Le Journal d’un meurtrier ou le temps de l’intime
4.1 Genèse d’une temporalité de l’absurde
4.2 Le temps des remords ?
4.3 Modernité de Tristan Bernard : la narration intercalée
Chapitre III – Une idée du relativisme dans l’art romanesque
1. Une pratique d’écriture… et dépensée
1.1 L’engagement artistique des romanciers de l’impotence
1.2 Axiologie du romanesque impotent ?
2. L’homme et l’âme à l’envers
2.1 « Conscient de mon rôle obscur… »
2.2 Un fameux brouillage axiologique
2.3 L’impotence ou la lance de Télèphe
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
1. Corpus de travail
2. Corpus périphérique
2.1 Sur les origines (européennes) du rond-de-cuir
2.2 Le rond-de-cuir au XXe siècle
2.3 Actualité du rond-de-cuir au XXIe siècle
3. Lectures critiques
3.1 Littérature européenne
3.2 Littérature française au XIXe siècle
3.3 Littérature française au XXe siècle
4. Sur l’univers bureaucratique (Littérature, histoire, sociologie)
5. Ouvrages de théorie littéraire
6. Romans, récits, correspondances
7. Sur le contexte de la première moitié du XXe siècle
7.1 Articles critiques
7.2 Études, essais, numéros de revues et recueils critiques
8. Lettres, philosophie et sciences humaines

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