L’impact de la jurisprudence de la cour de justice sur le choix des états membres

Doctrine soutenant qu’une lecture entre les lignes de l’article 54 aboutit à un avantage accordé à la théorie de l’incorporation

Une partie de la doctrine soutient que le texte de cet article conduit en réalité à donner un avantage, fût-il indirect, à la théorie de l’incorporation.
Comme nous l’avons souligné, ce texte établit les conditions auxquelles une personne morale doit satisfaire afin de pouvoir bénéficier de la liberté d’établissement. Or, selon certains, la première des conditions qui y est énoncée – « Les sociétés constituées en conformité de la législation d’un État membre » – donne lieu à la logique suivante : lorsqu’une société s’est constituée dans le respect des règles d’un ordre juridique, elle s’y incorpore. Les mouvements ultérieurs éventuels de son siège social sont dès lors sans importance ; la personnalité juridique d’origine de la société est censée subsister tout au long de son existence.
Par conséquent, selon certains, l’alinéa 1er de l’article 54 oriente déjà le texte vers une certaine préférence pour une approche en termes d’incorporation.
Une réserve est cependant soulignée par ces auteurs : la ratio legis de l’article 54 n’est pas d’instituer des critères de reconnaissance mutuelle des personnes morales ; le texte se situe purement sur le plan de la liberté d’établissement. Or, le Traité lui-même fait une distinction entre établissement et reconnaissance .Pour autant, pour ces mêmes auteurs, cette réserve peut rapidement être relativisée puisqu’il va de soi que la liberté d’établissement d’une personne morale est conditionnée par sa reconnaissance préalable par son pays d’accueil .

GARDE-FOU APPORTÉ PAR LE PROGRAMME GÉNÉRAL DE 1968 : L’EXIGENCE D’UN LIEN EFFECTIF ET CONTINU AVEC L’ÉCONOMIE D’UN ÉTAT MEMBRE

Le texte de l’article 54 doit en outre être connecté à l’interprétation qui en a été faite par le Conseil des ministres et la Commission européenne dans le « Programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d’établissement » de 1968.
Ce programme établit une différence de système selon la liberté d’établissement en jeu. Ainsi, la liberté d’établissement primaire reste accessible à toute société respectant les conditions mentionnées à l’article 54 du TFUE, alors que les sociétés bénéficiaires de la liberté d’établissement secondaire sont celles qui, outre le respect des conditions indiquées à l’article, ont une activité qui « présente un lien effectif et continu avec l’économie d’un État membre […], étant exclu que ce lien puisse dépendre de la nationalité, notamment des associés ou des membres des organes de gestion ou de surveillance ou des personnes détenant le capital social ».
Cette précision apportée par le Programme général permet donc en réalité de limiter la portée de l’article 54 : la seule existence du siège statutaire d’une société sur le territoire de l’Union européenne – le cas échéant, fictif – ne permet pas à cette société, en vertu de ce Programme général et contrairement à la lettre – ou tout au moins à l’esprit – de l’article 54, de bénéficier de la liberté d’établissement secondaire, puisqu’elle doit à cet effet avoir un lien économique effectif et continu avec un État membre.
Par conséquent, l’apport de ce programme général a finalement pour effet de limiter la portée de la théorie de l’incorporation au sein de l’Union européenne.

Liberté de détermination de chaque État membre des modalités d’attribution et de conservation de la personnalité juridique propre à sa souveraineté

Conservation d’une personnalité juridique

Tant dans l’arrêt Daily Mail que dans l’arrêt Cartesio, dans le cadre desquels une société souhaitait déplacer son siège réel dans un autre État membre tout en conservant la personnalité juridique du premier État, la Cour a souligné le manque d’uniformité des critères de rattachement d’une société à un ordre juridique au sein de l’Union et a rappelé que cette problématique devait être réglée par des travaux législatifs ou conventionnels non encore aboutis. C’est précisément à partir de ce constat que la Cour a alors décidé, dans l’arrêt Cartesio, que lorsqu’une société souhaitait transférer son siège réel ou statutaire tout en conservant la personnalité juridique de son État d’origine, les modalités de transfert devaient être déterminées par la législation nationale de cet État. En outre, lorsque, dans les arrêts Überseering et Cartesio, la Cour a précisé l’interprétation qu’il fallait donner à son arrêt Daily Mail, elle a souligné qu’il fallait retenir de ce dernier qu’un État membre pouvait imposer des restrictions au déplacement du siège effectif d’une société constituée en vertu de son droit pour que ladite société puisse conserver sa personnalité juridique.
Autrement dit, en l’absence de critère de rattachement unique d’une société à un ordre juridique au sein de l’Union, la Cour donne à l’État dont la société souhaite conserver la personnalité juridique la prérogative d’en déterminer les modalités.
La Cour a d’ailleurs spontanément précisé dans l’arrêt Cartesio que son raisonnement eût été tout à fait différent si la société avait souhaité transférer son siège tout en changeant de droit applicable.

Acquisition d’une personnalité juridique

Dans l’arrêt Polbud, la Cour a eu l’occasion de juger de la situation dans laquelle une société souhaitait déplacer son seul siège statutaire et où une « barrière à la sortie » était mise en place par son État d’origine, qui soumettait en effet un tel transfert à la liquidation de la société.
Dans cet arrêt, la Cour a souligné à plusieurs reprises l’égalité mise en place par le traité en ce qui concerne les critères de rattachement d’une société à un ordre juridique, et la prérogative subséquente laissée aux États membres dans le choix de la théorie qu’ils souhaitent appliquer.
La Cour a également affirmé que la liberté d’établissement conférait à la société le droit de se transformer en société de droit luxembourgeois, à la condition, cependant, que la société respecte les modalités exigées par ce droit à cet effet. Or, le droit luxembourgeois acceptait parfaitement que la société se (re)constitue conformément à son droit tout en gardant son siège réel dans son État d’origine. C’est ce qui a amené la Cour à valider l’opération.
De nouveau, donc, la Cour a donné une liberté totale de décision à l’État auquel la société demandait la personnalité juridique.
C’est seulement à partir du moment où l’État d’accueil, in casu, a accepté que la société soit soumise à son droit que la liberté d’établissement a ‘pris le relais’ dans le raisonnement de la Cour.

Application du principe de liberté d’établissement

Nous pouvons ainsi remarquer que, dans le raisonnement de la Cour, dès lors qu’une personnalité juridique est attribuée à une société par un État membre, la liberté d’établissement s’applique en faveur de cette société.
Deux conséquences à l’application de cette liberté d’établissement se dégagent de la jurisprudence: d’une part, un État membre ne peut soumettre une société qui en bénéficie à une «barrière à la sortie» (Polbud) et, d’autre part, il ne peut non plus la soumettre à une «barrière à l’entrée» (Centros, Überseering, Inspire Art ).

La question des « barrières à la sortie »

Par une lecture de l’arrêt Polbud du point de vue de l’État d’origine de la société, il peut être remarqué que la Cour a interdit à cet État, la Pologne, de mettre en place une barrière à la sortie à l’encontre de cette société.
En réalité, à partir du moment où l’État d’accueil, le Luxembourg, avait accepté que ladite société se reconstitue selon son droit et y soit soumise, la liberté d’établissement était applicable et, par conséquent, l’État d’origine, la Pologne, ne pouvait soumettre le transfert du siège statutaire de la société à sa liquidation.

La question des « barrières à l’entrée »

Selon la jurisprudence de la Cour, à partir du moment où l’État d’origine d’une société accepte que cette dernière conserve sa personnalité juridique (voy. infra, observation 1)), la liberté d’établissement empêche également l’État d’accueil de refuser que cette société ne déplace son siège sur son territoire (Centros, Überseering, Inspire Art).
L’on peut ainsi regrouper les arrêts Centros, Überseering et Inspire Art par leur contexte similaire : une société souhaitait transférer son siège réel dans un État membre, lequel lui a fait subir une « barrière à l’entrée ». Dans les trois arrêts, les sociétés avaient été constituées dans un État adepte de la théorie de l’incorporation, qui acceptait donc en toute logique parfaitement que ces sociétés transfèrent leur siège réel dans un autre État membre tout en gardant leur personnalité juridique. Du point de vue de notre première observation donc, la situation desdites sociétés était «en règle».
Ainsi, dans l’arrêt Centros, la Cour a fondé le droit pour la société de transférer son siège réel dans un autre État sur le principe de la liberté d’établissement. Dans cet arrêt, l’État d’origine de la société, l’Angleterre, ne contestait d’aucune manière que la succursale s’établisse dans un autre État membre tout en ayant la personnalité juridique anglaise.

INCONVÉNIENTS POTENTIELS DE LA THÉORIE DU SIÈGE RÉEL AU REGARD DE LA JURISPRUDENCE DE LA CJUE

Comme nous l’avons déjà souligné et exposé, beaucoup d’auteurs soutiennent que la jurisprudence de la Cour de justice – ou du moins certains de ses arrêts – a (fortement) fait décliner l’efficacité de la théorie du siège réel au sein de l’Union européenne.
Tentons ici de nous focaliser, à partir de la jurisprudence exposée ci-avant ainsi que des observations faites à son égard, sur l’impact potentiellement négatif de cette jurisprudence sur les États adeptes de la théorie du siège réel.
Comme nous l’avons exposé dans les développements précédents, la Cour, à travers sa trilogie Centros – Überseering – Inspire Art, a interdit aux États d’accueil en cause de faire obstacle au déplacement du siège réel d’une société au sein de leur territoire dans la circonstance où chacune de ces sociétés souhaitait rester soumise au droit de son État d’origine et où ce dernier ne s’y opposait pas. Bien que les États d’accueil en cause dans ces trois affaires n’étaient pas tous partisans de la théorie du siège réel, mais refusaient pour certains le déplacement du siège effectif de la société pour d’autres raisons que celle de la lex societatis, beaucoup d’auteurs voient ce triptyque comme étant restrictif à l’égard des États adeptes de la doctrine du siège réel. Concrètement, ces arrêts peuvent-il impliquer de réels inconvénients ou restrictions pour ces États?

La reconnaissance des sociétés

Dans l’arrêt Überseering, la Cour a affirmé qu’un État (en l’occurrence, l’Allemagne) ne pouvait se contenter de faire valoir la théorie du siège réel pour refuser de reconnaitre une société constituée en vertu du droit d’un autre État membre. Ainsi, en application de cette jurisprudence, un État ne peut refuser qu’une société ait son siège réel sur son territoire sans pour autant être soumise à son droit dans la circonstance où ladite société reste soumise au droit de son État d’origine. Une première limite est donc ainsi infligée aux États adeptes de la théorie du siège réel : dans un tel cas de figure, ils ne peuvent refuser de reconnaitre une société, bien que le critère de rattachement qu’ils appliquent ne donne en principe pas lieu à cette reconnaissance. Cet arrêt semble donc effectivement constituer une certaine restriction pour les États adeptes de la doctrine du siège réel– bien qu’il ne soit en réalité que le résultat de l’application par la Cour de la liberté d’établissement ainsi que de la doctrine de l’incorporation et ses effets.

Le « legal shopping »

Dans les arrêts Centros et Inspire Art, c’est du point de vue du « legal shopping » que beaucoup de commentateurs ont vu une restriction à la théorie du siège réel. En effet, via ces arrêts, la Cour permet à une société de choisir de se constituer dans l’État dont le droit des sociétés lui semble le plus attractif, dans le but d’être soumise à ce droit. La jurisprudence Polbud, quant à elle, permet ce même «legal shopping», en cours de vie de la société, via une modification de sa lex societatis. Cette acceptation du « legal shopping » par la Cour peut-elle donc constituer un inconvénient pour les États adeptes de la théorie du siège réel ?
L’acceptation d’une telle pratique a pour effet de créer une compétitivité entre les droits des États membres. Or, il est vrai que cette compétitivité n’est pas sérieusement conciliable avec la théorie du siège réel, puisque cette dernière soumet chaque changement de principal établissement d’une société à son changement de droit applicable. En conséquence, donc, concrètement, un État adepte de la théorie du siège réel pourra difficilement se créer une place au sein de cette «compétition».
Le sujet de la compétitivité des droits au sein de l’Union dépassant le cadre de ce travail, nous renvoyons sur ce sujet à d’autres écrits. Toutefois, sur le point de savoir si cet état de compétitivité constitue réellement un inconvénient pour les États adeptes de la théorie du siège réel, il est à noter que beaucoup d’auteurs soulignent une nécessaire relativisation. À titre très général, nous mentionnerons simplement que le droit des sociétés ne parait tout d’abord pas nécessairement constituer la branche juridique à laquelle les sociétés se réfèreront afin de réduire leurs coûts – elles se pencheront probablement plutôt sur des matières telles que le droit social ou le droit fiscal, plus conséquentes en termes économiques.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. LA QUESTION DE LA NEUTRALITÉ DE L’ARTICLE 54 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’UNION EUROPÉENNE
SECTION 1 – NEUTRALITÉ PRIMA FACIE
SECTION 2 – UNE APPARENCE À NUANCER ?
1) Doctrine soutenant qu’une lecture entre les lignes de l’article 54 aboutit à un avantage accordé à la théorie de l’incorporation
2) Doctrine soutenant que le choix est entièrement laissé aux États membres
SECTION 3 – GARDE-FOU APPORTÉ PAR LE PROGRAMME GÉNÉRAL DE 1968
CONCLUSION
II. LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE ET SON INTERPRÉTATION PAR LA DOCTRINE
SECTION 1 – EXPOSÉ DE QUELQUES ARRÊTS PHARES ET DE LEUR(S) INTERPRÉTATION(S) PAR LA DOCTRINE
1) L’arrêt « Daily Mail » du 27 septembre 1988
(a) Introduction
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétation(s) par la doctrine
2) L’arrêt « Centros » du 9 mars 1999
(a) Introduction
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétation(s) par la doctrine
3) L’arrêt « Überseering » du 5 novembre 2002
(a) Introduction
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétation(s) par la doctrin
4) L’arrêt « Inspire Art » du 30 septembre 2003
(a) Introduction
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétation(s) par la doctrine
5) L’arrêt « Cartesio » du 16 décembre 2008
(a) Introduction
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétation(s) par la doctrine
6) L’arrêt « Vale » du 12 juillet 2012
(a) Introduction
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétations par la doctrine
7) L’arrêt « Polbud » du 25 octobre 2017
(a) Introduction.
(b) Arrêt de la Cour
(c) Interprétation(s) par la doctrine
SECTION 2 – OBSERVATIONS RELATIVES À CETTE JURISPRUDENCE
1) Liberté de détermination de chaque État membre des modalités d’attribution et de conservation de la personnalité juridique propre à sa souveraineté
(a) Conservation d’une personnalité juridique
(b) Acquisition d’une personnalité juridique
2) Application du principe de liberté d’établissement
(a) La question des « barrières à la sortie »
(b) La question des « barrières à l’entrée »
3) Bilan général des observations
CONCLUSION GÉNÉRALE
III. L’IMPACT DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE SUR LE CHOIX DES ÉTATS MEMBRES EN MATIÈRE DE LEX SOCIETATIS
SECTION 1 – INCONVÉNIENTS POTENTIELS DE LA THÉORIE DU SIÈGE RÉEL AU REGARD DE LA JURISPRUDENCE DE LA CJUE
1) La reconnaissance des sociétés
2) Le « legal shopping »
SECTION 2 – LE CAS DE LA BELGIQUE ET SON CHANGEMENT DE CAP À L’OCCASION DE L’ADOPTION DU CSA (2019)
1) Raisons liées aux inconvénients intrinsèques à la théorie du siège réel
2) Raisons directement liées à la jurisprudence de la CJUE
3) La volonté de faire de la Belgique le « Delaware » de l’Europe
CONCLUSION
CONCLUSIONS FINALES

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