L’expérience de la montagne dans les textes

L’expérience de la montagne dans les textes

Poétique de l’espace

Dans cette première partie, nous nous intéresserons aux spécificités de l’espace de la montagne et aux images que la littérature en donne. Le travail de Gaston Bachelard sur les images et l’imaginaire de l’espace, articulé notamment dans l’ouvrage La poétique de l’espace, va nous permettre d’introduire quelques notions touchant à la fonction de l’irréel1 de l’esprit humain confronté à un espace déterminé. Avant tout, Bachelard met en évidence le caractère malléable et perméable de l’espace imaginé : L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination. En particulier, presque toujours il attire. Il concentre de l’être à l’intérieur des limites qui protègent. Le jeu de l’extérieur et de l’intimité n’est pas, dans le règne des images, un jeu équilibré.2 Cette notion d’espace vécu nous permet de faire le pont entre l’étude de l’espace montagnard, de son imaginaire et de sa symbolique, brièvement abordée dans notre introduction, et l’étude de la relation de l’individu à cet espace, qui nous intéresse plus particulièrement, et que nous explorerons à la lumière des différents textes de notre corpus.

C’est précisément parce qu’il est « saisi par l’imagination » du sujet – qui l’habite depuis toujours ou qui l’occupe un instant – que l’espace se défait des mesures froides du rationnel. Il devient le monde du sujet, joue avec ses perceptions, et au même titre qu’il est un terrain pour ses mouvements physiques, il devient une matière première pour son imagination. Signalons au passage que nous évitons soigneusement et expressément de parler de « subjectivité de l’espace » : le pont dont nous parlions à l’instant entre la symbolique et l’imaginaire de la montagne et la relation de l’individu à cet imaginaire suffit à réfuter la thèse de la subjectivité absolue : pour chaque « archétype spatial », dont la montagne fait partie, il existe des constantes imaginaires. L’un des buts de ce travail comparatiste réside dans le fait de présenter un certain nombre de variations de ces constantes à travers l’étude de textes littéraires, qui révèlent à leur tour la manière personnelle et originale avec laquelle chaque auteur s’approprie ce fonds imaginaire commun.

Verticalité de la montagne C’est tout d’abord la verticalité au sens spatial, presque matériel, de l’objet qu’est la montagne, ainsi que sa perception, qui vont nous intéresser. Alors que la chaîne de montagnes, vue de loin, s’étend dans une perspective horizontale, le mont, lorsqu’il est approché, impose sa dimension verticale par sa hauteur. La verticalité est l’une des caractéristiques les plus évidentes, tant au niveau géographique que symbolique, de la montagne. Elle apparaît particulièrement lorsque le sujet se trouve au pied du mont, et que son regard ne peut plus embrasser la base de la montagne : il perd la dimension horizontale de l’édifice au profit de la verticale. Un exemple nous en est donné par Le Clézio au début de « La montagne du dieu vivant ».

De loin, Jon voit le mont Reydarbarmur comme « très haut et large, dominant le pays de steppes et le grand froid »2 ; la montagne occupe les deux dimensions verticale et horizontale et s’impose par son étendue comme par sa hauteur. À peine quelques lignes plus loin, déjà la dimension verticale semble interpeler Jon : « Reydarbarmur était plus beau que tous les autres, il semblait plus grand, plus pur […]. Il touchait le ciel, et les volutes des nuages passaient sur lui comme une fumée de volcan. »3. L’axe vertical est placé, dessiné par l’orientation de la montagne ; le trait entre la terre et le ciel est tiré. Lorsque Jon parvient au pied du mont, c’est ce seul axe qui subsiste : « Devant lui, la paroi de la montagne s’élevait, si haut qu’on n’en voyait pas le sommet. »4. La vision « en pied », permise par la distance, permettait à Jon d’embrasser du regard tout le massif. La distance abolie, il en perd la dimension horizontale, et, de plus, son regard ne parvient pas jusqu’au sommet.

Reydarbarmur s’élève à l’infini, et ouvre la porte de l’immense – nous y reviendrons. Le Clézio n’insiste cependant pas sur l’image verticale du mont : elle est posée comme axiome, mais peu décrite, comme acceptée tacitement. Chez Ramuz la verticalité de la montagne (toujours en tant qu’objet – la verticalité matérielle) est encore moins explicite : dans ses nouvelles, très souvent, on ne dit rien de la montagne en tant qu’élévation du relief, on ne chante pas ses grandeurs avant d’y plonger un personnage. C’est que ces massifs forment l’environnement et font partie de la vie des protagonistes, comme le font l’air ou le soleil. De la même manière que l’humain ne se préoccupe pas de sa respiration, le montagnard ne s’étonne pas de la hauteur des cimes qui le dominent. Plus encore, il ne peut en avoir une vision générale – qui implique une distance, puisqu’il y vit dedans. Dans « Pierre le berger », par exemple, on ne sait presque rien de la montagne où Pierre garde ses moutons et va recevoir la visite de Saint-Pierre ; le narrateur affirme simplement que « […] Pierre restait berger, et continuait chaque été à garder son troupeau, là-haut, dans la montagne. »1 « Orage », « Coucher de soleil », « Pierre le berger » sont autant de nouvelles qui prennent comme cadre des reliefs montagneux, mais aucune d’elles ne contient de peinture romantique des monts immenses, ni de description « en pied » qui mettrait en valeur l’altitude et l’élévation du relief.

Verticalité de la narration On pourrait alors faire l’hypothèse suivante : l’axe vertical est peu compatible avec la description « pure », au contraire de l’horizontalité, qui porte davantage à la contemplation. La verticale ne permettrait pas au personnage de jouer le rôle de « porte-regard »2 nécessaire à la description. L’axe vertical serait alors plutôt celui du mouvement, de l’ascension, et donc de la narration : il devient un élément structurant des récits qui prennent cet espace pour cadre, notamment dans les épisodes d’ascension. Chargée elle-même de multiples fonctions symboliques sur lesquelles nous reviendrons partiellement, l’ascension détermine le cadre spatio-temporel de la narration et, souvent, de la description de l’espace : c’est en suivant un personnage dans son déplacement de bas en haut que le narrateur montre l’espace et le conte. « La montagne du dieu vivant » de Le Clézio est ainsi construite autour de l’ascension par Jon du mont Reydarbarmur ; la nouvelle « Orage » de Ramuz a pour événement central la montée de Luc et du maître à l’endroit où Erasme paissait ses bêtes ; c’est dans le chapitre VIII de Cenere, qui narre le périple d’Anania sur le massif du Gennargentu, que le lecteur découvre de plus près les montagnes sardes, pourtant cadre de l’entièreté du récit. La narration se trouve confondue avec la description de l’espace sur le même axe vertical ; l’espace apparaît en mouvement, non dans une description figée, mais comme faisant partie intégrante de la narration.

L’image de l’espace et l’organisation de sa représentation littéraire sont alors intimement liés au mouvement ascensionnel et aux changements de points de vue qu’il engendre. Lorsque la narration se concentre sur la perception du personnage qui fait l’ascension, ces changements de points de vue correspondent aux déplacements physiques du personnage. C’est ainsi le cas pour l’épisode de l’ascension du Gennargentu par Anania dans Cenere. Le lecteur suit Anania et découvre en même temps que lui les « sentiers raides »1 brouillardeux, puis, « à travers le voile des vapeurs flottantes, […] le profil cyclopéen du mont Spada »2, puis, lorsque les brumes s’éclaircissent, toute la montagne, et « le spectacle des gorges profondes et des hautes cimes déjà proches »3. La description du paysage se fait en mouvement, par images successives et régulières toujours dirigées vers le haut, jusqu’à l’arrivée au sommet.

Immensité

L’immensité aurait selon Bachelard des attraits particuliers pour l’imaginaire humain. La contemplation de la grandeur, née d’une « inclination native », met le sujet dans un état d’âme particulier, « en dehors du monde prochain, devant un monde qui porte le signe d’un infini »2. Nous tenterons à présent d’étudier dans quelle mesure les montagnes respectivement islandaises, sardes et valaisannes portent ce « signe d’un infini » dans les textes de Le Clézio, Deledda et Ramuz. Tous trois nous semblent se rejoindre sur un point : la montagne met en effet l’homme hors du monde « d’en bas », le sépare et l’isole dans un espace particulier. Mais ce que l’on pourrait nommer la « sensation de l’immense », qui naît de cette séparation, se révèle d’une manière particulière chez chaque auteur. « L’état d’âme particulier » que décrit Bachelard est sans doute proche de celui que Le Clézio veut donner à Jon lorsqu’il se retourne pour observer la plaine dans l’extrait que nous avons cité ci-dessus. Le monde « prochain » des hommes et du particulier s’efface (« C’était comme si la terre était devenue lointaine et vide »3), pour laisser place à une impression immense, sans accident ni fin, « aussi grande et solitaire que l’océan »4. Le sentiment d’immense à la montagne naîtrait donc d’une séparation avec le monde « d’en bas ». Jon ne fait plus partie de ce monde, il le contemple de loin, mais ne peut plus le mesurer, l’appréhender à une échelle humaine : il ne voit en ce paysage que le « signe d’un infini »

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Table des matières

Introduction
Présentation du corpus
I.Espace
1.Poétique de l’espace
2.Verticalité
2.1 Verticalité de la montagne
2.2 Verticalité de la narration
2.3 Horizontalité de la description
3.Immensité
3.1 Ciel immense
4.Étroitesse
5.Espace vécu
5.1 Le Clézio : images impressionnistes
5.2 Deledda : le personnage miroir du paysage – le paysage miroir du personnage
5.3 Ramuz : retour au proche
6.Perspectives
II.Temporalité
1.Le temps comme ordre
1.1 Temps cyclique
1.2 Le « hors-temps » de Le Clézio
1.3 Temps suspendu – temps qui suspend
1.4 Axis mundi temporel
1.5 Ruptures
2.Temporalités convoquées
2.1 Le temps des origines
2.2 Luttes cosmogoniques
2.3 Temps archaïques
2.4 Formes orales
2.5 Le temps de l’espace
III. L’expérience de la montagne dans les textes
1.L’expérience particulière
1.1 Ramuz : l’expérience concrète
1.2 Le Clézio : l’expérience des sensations
1.3 Deledda : le goût du paysage
2.Double face
2.1 Pureté
2.2 Locus terribilis
2.3 Sublime
2.4 L’ambivalence du réel
3.Images et enseignements
3.1 Ramuz : consentement à la lutte
3.2 Le Clézio et Deledda : les ascensions
3.2.1 L’ascension de Reydarbarmur par Jon
3.2.2 Les ascensions d’Anania
4.Nostalgie et attachement
Conclusion
Bibliographie
Déclaration sur l’honneur

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