L’évolution de la pensée philosophique de Sartre et Camus

Sartre et l’engagement du solitaire

La position philosophique sartrienne de base est marquée d’un pessimisme général vis-à-vis les rapports humains. L’auteur maintient que toute interaction est une lutte inévitable entre deux consciences dont chacune veut se faire dieu (c’est-à-dire affirmer sa propre subjectivité pour ensuite se définir comme objet divin) en essayant de transformer l’autre en objet à travers son regard. Même les relations les plus intimes constituent une confrontation de caractère hostile, et même les gestes les plus altruistes ne sont que des stratégies qui visent la limitation systématique de la liberté subjective de l’autre. Par rapport à la générosité, par exemple, Sartre nous conseille : « à celui qui donne sans que vous puissiez rendre offrez toute la haine de votre coeur ». A propos du respect de la liberté d’autrui, il suggère que ce n’est qu’un « vain mot : si même nous pouvions projeter de respecter cette liberté, chaque attitude que nous prendrions vis-à-vis de l’autre serait un viol de cette liberté que nous prétendons respecter »160. On peut bien se demander d’où vient ce cynisme extrême, et comme réponse Francis Jeanson, un protégé de Sartre ainsi que son biographe, nous offre l’opinion suivante : « tout l’effort de Jean-Paul Sartre a été pour vaincre, d’une façon mâle, la solitude qu’il trouva peu après sa naissance »161. On reviendra à la notion de masculinité soulevée par cette citation dans un chapitre postérieur, surtout vu qu’elle joue aussi un rôle important dans l’oeuvre de Camus. Pour l’instant il suffit de remarquer que le jeune Sartre, privé de son père et installé chez son grandpère, dont il reçoit tous les biens d’un parent sans que celui-ci en est (c’est-à-dire que le grand-père jouait le rôle d’un père sans l’être véritablement), et sans avoir l’impression de les avoir mérités, souffre de ce que Jeanson appelle « le ressentiment de celui qui a reçu, et à qui l’on a fait sentir qu’il n’avait aucun droit à recevoir ».
En d’autres mots, Sartre a l’impression d’être un bâtard privilégié, et de profiter d’une vie bourgeoise qui n’est pas la sienne de par sa naissance ou par ses propres mérites.
Son enfance l’imprègne non pas seulement d’un sentiment de culpabilité perpétuelle, mais en même temps d’une profonde méfiance à l’égard des motivations des autres164. Ces données biographiques donnent peut-être une clé pour comprendre pourquoi un si grand nombre de ses personnages principaux sont des fils naturels ou des orphelins, par exemple Oreste dans Les Mouches, Hugo dans Les Mains Sales, et surtout Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu. Tous les actes de Goetz, d’un bout à l’autre de la pièce, ne sont que la manifestation d’un profond complexe d’infériorité qui est le résultat de sa propre illégitimité. Sartre peut beau dire de ce sentiment : « si l’esprit de sérieux règne sur le monde, il y a tout de même quelques consciences, des consciences de bâtards, d’intellectuels, de traîtres, des consciences hors-la-loi, qui peuvent le dénoncer »165. En réalité son propre sentiment de bâtardise ne lui laisse que des impressions négatives, qui se manifestent plus tard dans ses oeuvres philosophiques et littéraires premières comme le genre de pessimisme à l’égard de l’interaction humaine qu’on vient d’indiquer.

Camus et l’art de la déception

En ce qui concerne Camus, sa conception de l’homme se concentre autour de la déception qu’il éprouve en prenant connaissance du fait qu’il ne fait pas entièrement partie du monde naturel. Cette intuition s’impose au moment même où il croit pouvoir revendiquer la rationalité humaine, mais qui en fait entraîne une rupture décisive entre l’homme et la nature, et qui se manifeste surtout dans la reconnaissance de sa propre mortalité. Cette rupture caractérise souvent le passage de l’âge d’enfant à l’âge adulte, et plonge Camus, dans ce cas, dans un sentiment d’amertume et de désappointement à l’égard de sa vie dont il ne se guérira jamais tout à fait.
Néanmoins, Camus continue à bénéficier des expériences quasi-mystiques de son enfance, dont on peut avoir une idée approximative en en comparant la description à celle des expériences analogues de Philippe Jaccottet. Selon Jaccottet, l’expérience mystique comme elle est éprouvée par rapport à un lieu naturel, est marquée par les deux sentiments d’unité et d’intemporalité. Par conséquent, on peut imaginer que Camus enfant se croit une partie vivante du paysage méditerranéen qui l’entoure, aussi doué d’immortalité ou de permanence que le paysage a dû apparaître à son regard encore innocent. Certes, toutes les évocations de cette enfance retrouvables un peu partout dans l’oeuvre de Camus, même déguisées en fiction, donnent l’impression d’une époque heureuse marquée par de longues journées trempées dans une mer couleur d’azur et illuminés par un soleil d’or, pleine d’une joie de vivre qui n’est en rien diminuée par l’extrême pauvreté de sa famille185. En plus on lit que Camus, à l’époque, est assez doué physiquement. Il est bon nageur et joueur avide de football186, capable par sa force et sa santé de profiter à fond de son existence purement physique. Laurent Mailhot, professeur émérite de littérature à l’université de Montréal, décrit cette existence comme une enfance « barbare »187. Par ce terme il en indique le caractère en même temps libre et irrationnel. Puis Camus tombe malade,
d’abord au cours de son adolescence188, et une deuxième fois comme adulte189. Dans les deux cas la maladie est suffisamment grave pour interrompre ses études190 et, plus tard, l’empêcher de s’engager dans l’armée. On reviendra à l’influence que cet échec, et cette maladie, ont pu avoir sur la philosophie et les écrits de Camus. Pour l’instant je me borne à indiquer à quel point la première confrontation avec sa propre mortalité a dû être un choc pour l’enfant qu’il est à l’époque. Bien que l’auteur ne nous ait pas laissé de description précise sur cet évènement sans doute bouleversant, on imagine sans difficulté qu’il a dû être assez traumatique, surtout si on considère le ton amère avec lequel Camus s’exprime lorsqu’il parle de la mort, même dans des textes écrits bien des décennies après. L’amertume n’a rien d’étonnant. Après tout, il ne s’agit pas simplement d’un athlète ou d’une jeune personne physiquement douée tout d’un coup privée de sa capacité de profiter de sa vie active. Il s’agit aussi d’une sorte de mystique dont la sensation qu’il partage une connexion profonde avec la nature, et par là d’une immortalité qui ressemble à la permanence de celle-ci, est d’un caractère physique. L’expérience mystique constitue une partie intégrale de son existence. On peut donc bien comprendre que la reconnaissance du fait que cette connexion et cette immortalité ne sont qu’illusoires ait pour effet non seulement un sentiment profond d’injustice, mais également un sentiment d’incompréhension totale. L’incompréhension se trouve à l’origine de la notion de l’absurde dont j’ai parlé dans le chapitre précédent. Elle inaugure la première étape dans l’évolution philosophique de Camus, marquée surtout par une résolution d’accepter la « douce indifférence du monde » de manière courageuse et de situer le sens de la vie justement dans l’absence de sens. Ce faisant l’auteur défend en même temps la valeur de la vie physique et la rejection de la rationalité humaine qui cherche toujours à tout comprendre. A cet égard son admiration quelque peu exagérée pour la force et pour la vitalité physique est sans doute le résultat de sa propre sensation de faiblesse et d’incapacité corporelle suivant des années de maladie, mais elle comporte aussi un élément psychologique plus complexe, dont on traitera dans un chapitre postérieur.

CHAPITRE I : Introduction
CHAPITRE II : Les principes philosophiques fondamentaux dans les écrits de Sartre et Camus
Sartre et l’enfer existentiel
Camus et le mysticisme méditerranéen
CHAPITRE III : L’évolution de la pensée philosophique de Sartre et Camus
Sartre et l’engagement du solitaire
Camus et l’art de la déception
CHAPITRE IV : La contradiction entre l’athéisme et l’impératif moral dans l’oeuvre de Sartre et Camus
La notion de jugement dans l’oeuvre de Jean-Paul Sartre
La notion de jugement dans l’oeuvre d’Albert Camus
CHAPITRE V : Une histoire spéculative de la religion en Occident
La mort, la magie et l’origine de la pensée religieuse
De la fertilité agricole aux mystères
La philosophie grecque et le monde mythologique
La tradition juive
La vie de Jésus et la création du Christianisme
Le Gnosticisme et le développement du Christianisme
CHAPITRE VI : L’influence de la pensée religieuse occidentale sur l’oeuvre de Sartre et Camus
CHAPITRE VII : L’origine du sentiment religieux dans l’oeuvre de Sartre et Camus
CHAPITRE VIII : Conclusion
CHAPITRE IX : Summary (anglais)
Bibliographie

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