L’Établissement Al-Assad : territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisations dans le Projet de l’Euphrate

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L’Établissement Al-Assad : territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisations dans le Projet de l’Euphrate

Cette thèse s’appuie sur une monographie de l’Établissement Al-Assad, qui fait partie du Projet de l’Euphrate, ensemble d’aménagements hydro-agricoles situés au nord et à l’est de la Syrie (figure 1). En construction depuis les années 1960, le Projet de l’Euphrate visait au départ à élever un grand barrage et à équiper d’infrastructures d’irrigation et de drainage gérées par le secteur public 640 000 ha de terres déjà irriguées auparavant ou non58. Soumises un climat semi-aride, ces régions étaient considérées comme sous-développées, ce qui justifiait d’autant plus ce grand projet qui visait un développement non seulement économique mais également social (sous-chapitre III du chapitre 2). C’est dans cette optique de fabriquer un « homme nouveau » (section III.A du chapitre 3) qu’une partie des périmètres irrigués (le Projet pilote et l’Établissement Al-Assad) ont été exploités sous la forme de fermes d’État.
L’Établissement Al-Assad, créé dans les années 1970 sur une superficie d’une trentaine de milliers d’hectares (section III.A du chapitre 2), est donc le résultat d’une territorialisation double titre, d’une part en tant que grand périmètre irrigué, d’autre part en tant que ferme d’État59 (même si dans les faits, les deux processus sont partiellement confondus ; section III.A du chapitre 2). Dans cette thèse, un territoire est considéré comme un « espace contrôlé-borné »60, qui implique dans ces conditions une organisation composée d’individus pour exercer pratiquement ce contrôle. Dans l’Établissement Al-Assad, la création de la ferme d’État a débouché sur un contrôle non seulement des ressources hydrauliques et foncières mais également de l’organisation du travail, l’occupation du sol et le fonctionnement d’une grande partie des services publics (section III.A du chapitre 2 et sous-chapitres III et IV du chapitre 3) : le tout était alors principalement géré à cette échelle territoriale, souvent de façon exclusive.
Dans ces conditions, la liquidation de la ferme d’État qui débute en 2000 se traduit par une déterritorialisation, c’est-à-dire une disparition de ce territoire en tant que tel (section I.A du chapitre 4). Concrètement, ce processus implique plusieurs opérations : d’une part une privatisation à travers le transfert de l’exploitation agricole aux particuliers par la distribution de droits d’usufruit, la vente des maisons des villages-modèles (sous-chapitre IV du chapitre et la disparition de nombreux emplois publics qui conduisent les habitants à trouver des sources de revenus dans le secteur privé (sous-chapitre III du chapitre 6) ; d’autre part, des reterritorialisations, au pluriel, à travers le transfert de certaines compétences à d’autres branches du secteur public (section III du chapitre 5) et la nécessité pour les habitants de créer des territoires pas le bas pour palier certaines insuffisances liées à la disparition de la ferme d’État (sous-chapitre IV du chapitre 4 et sous-chapitre V du chapitre 5).

L’évolution des modes d’habiter dans un environnement maintes fois bouleversé

Partir du discours que portent les habitants sur les bouleversements qu’a connus leur environnement, le monde qui les entoure, ces quarante dernières années, est d’abord une reconnaissance du fait que l’individu est une unité d’analyse pertinente61. Chacun de ces habitants a une existence qui ne se réduit pas aux groupes auxquels il appartient, ni aux lieux qu’il habite. D’autant plus que dans l’Établissement Al-Assad, les individus sont de plus en plus mobiles, à l’instar de bien d’autres habitants dans le monde62. En outre, même s’ils subissent certaines contraintes, ils effectuent également des choix, notamment concernant le lieu où résider et l’emploi à occuper, ont des projets et des aspirations et, malgré le contexte politique, donnent parfois franchement leur avis.
Dans un sens très large, comme habiter n’est pas synonyme de résider63, tous les individus qui ont à voir avec l’Établissement Al-Assad, l’habitent. Ainsi, le chauffeur de taxi rencontré le temps d’une course à Alep qui raconte que son père a fait du commerce de bois de peuplier avec l’Établissement Al-Assad l’habite, au moins pendant qu’il évoque ce souvenir. De même, les bâtisseurs de ce périmètre irrigué l’ont habité le temps des travaux de conception et de construction, et même après, lorsqu’ils se souviennent de cette période.
Dans cette thèse, il est néanmoins décidé de restreindre cette définition : les habitants dont le point de vue est analysé sont essentiellement des individus qui y résident au moment où les enquêtes sont réalisées. Ce sont, pour ainsi dire, les habitants principaux, ou en tout cas ceux pour qui « l’intensité de l’habiter »64 est la plus forte. Ils sont donc les plus concernés par les bouleversements qu’a connus cette région qu’ils habitent depuis parfois plusieurs décennies. En outre, ils sont ceux dont l’accès est le plus aisé étant données les conditions dans lesquelles les enquêtes sont réalisées (sous-chapitre V de cette introduction).
L’Établissement Al-Assad est un territoire dont les frontières sont nettes (section I.A du chapitre 2). Celles-ci définissent à ce titre une portion de surface terrestre incluse dans le territoire, tout le reste en étant exclu. Néanmoins, les limites de ce territoire ne correspondent pas à celles des autres ensembles territoriaux, notamment les villages (section I.B du chapitre 1). Il est donc considéré dans cette thèse que les résidents de l’Établissement Al-Assad sont ceux qui vivent dans un village dont tout ou partie du territoire, bâti ou non, est inclus dans les frontières de l’Établissement Al-Assad, même si leurs logements sont effectivement situés à l’extérieur de ces limites. Dans le corpus utilisé pour cette thèse, 93 individus répartis dans 78 familles65 résident dans les frontières du périmètre irrigué au moment où les enquêtes sont réalisées.
Pour autant, afin de mettre en perspective les propos des interlocuteurs ci-dessus et mieux comprendre les types de lien qui attachent les uns et les autres à ce lieu, douze individus répartis dans sept familles ne résident pas dans les frontières de l’Établissement Al-Assad au moment où les enquêtes sont réalisées. Toutes ces familles sont originaires d’un village situé à l’extérieur du périmètre irrigué. Parmi elles, quatre ont résidé dans la ferme d’État lorsqu’un ou plusieurs de leurs membres en étaient employés, avant de repartir dans leurs villages d’origine lors de sa liquidation. Une autre famille a eu une résidence secondaire dans les frontières de l’Établissement Al-Assad des années 1950 aux années 2000. Dans les deux dernières familles, un membre a simplement loué des terres lorsque la ferme d’État fonctionnait, sans pour autant y avoir résidé. Même si toutes ces familles ne demeurent pas dans les frontières de l’Établissement Al-Assad, elles ont été comptées parmi les bénéficiaires de la redistribution des terres à l’occasion de la liquidation de la ferme d’État ; elles participent à ce titre aux rapports sociaux actuels dans la région, d’où l’importance de recueillir leurs points de vue et de les considérer comme des habitants au sens large.
La notion de modes d’habiter, qui en géographie émerge à partir des années 199066, permet d’orienter la lecture des pratiques et des représentations de tous ces individus. Comme le précise N. Mathieu, il faut dépasser, sans l’évacuer, la seule question du logement pour s’intéresser à d’autres composantes telles que le travail, les mobilités et la cohabitation67. Ce sont ces différents éléments, et leur évolution à travers le temps, qui sont au cœur des observations réalisées dans le cadre de cette thèse. Il s’agit ainsi de comprendre comment évoluent leurs façons de se loger, de gagner leurs vies, de se déplacer et de vivre ensemble, tout cela à travers le regard que chacun porte sur lui-même, les autres et son environnement.
Ceci étant, comme le soulignent d’une part A. Morel-Brochet et N. Ortar68, d’autre part S. Schmitz69, il faut compléter l’appréhension de ces aspects concrets par l’étude des « liens affectifs, économiques, identitaires, sociaux … avec les lieux »70. Ainsi peuvent être compris le sens que les individus donnent à l’espace qu’ils habitent, la nature des relations qui les y attachent, le regard qu’ils portent sur cette région et les changements considérables qu’elle a connus ces quarante dernières années. Les discours qu’ils tiennent sur l’attachement à leurs villages, mais également aux terres agricoles qu’une grande partie détient ou a détenues par le passé, au-delà de leurs seules fonctions productives, constituent alors autant d’indicateurs des représentations, parfois contradictoires, qu’ils s’en font.

Un plan chronologique qui souligne le rôle des évènements marquants

L’histoire vécue par les habitants a été marquée par deux évènements majeurs : d’une part la construction du périmètre irrigué et la collectivisation des terres agricoles dans les années 1970 ; d’autre part la décollectivisation et la disparition de la ferme d’État à partir des années 2000. Autour de ces deux évènements, ce sont des périodes plus ou moins longues, non sans évolutions mais apparemment sans changement brusque, qui semblent se déployer dans le temps qui est décrit par les interlocuteurs. C’est la raison pour laquelle le plan de cette thèse est chronologique.
La première partie de cette thèse traite de l’évènement de la construction du périmètre irrigué et de la collectivisation des terres agricoles. Le premier chapitre cherche à comprendre comment les individus originaires de villages qui préexistaient aux aménagements hydro-agricoles se représentent la période pré-collectiviste, ce qu’ils ont retenu et ce qu’ils ont oublié : ainsi peut être comprise la rupture d’intelligibilité que provoque la construction du périmètre irrigué. Le second chapitre se focalise : d’une part sur les expériences vécues, souvent violentes, lors de la collectivisation et de la construction des aménagements hydro-agricoles ; d’autre part sur le point de vue de nouveaux habitants venus d’ailleurs pour travailler dans la ferme d’État, comment ils sont arrivés, comment ils voyaient la région à cette époque.
La seconde partie se concentre sur l’exploitation du périmètre irrigué en ferme d’État, jusqu’à sa liquidation en 2000. Le troisième chapitre porte sur les souvenirs que les anciens employés conservent de l’exploitation du périmètre irrigué en ferme d’État, comment ils vivaient la coprésence du lieu de travail et du logement ainsi que le salariat et les hiérarchies strictes mais souvent contournées. Le quatrième chapitre traite du second évènement important dans l’histoire de l’Établissement Al-Assad, c’est-à-dire la liquidation de la ferme d’État et ses conséquences sur la vie professionnelle et quotidienne des habitants qui ont vécu ce changement comme une rupture à plusieurs niveaux.
La troisième partie de cette thèse concerne les modes d’habiter actuels, suite à la disparition du territoire assez exclusif que formait la ferme d’État. Le cinquième chapitre cherche à comprendre qui sont les habitants actuels et comment ceux-ci cohabitent et se partagent les ressources, notamment foncières et hydrauliques. Le sixième chapitre adopte une approche verticale, cherchant à montrer comment les structures sociales se reconstituent, celles-ci étant à la fois marquées par une dynamique générale d’enrichissement mais également par une précarisation des plus démunis.

Avant les aménagements hydrauliques : souvenirs flous d’appropriations « originelles » de l’espace

Qu’y avait-il avant les aménagements hydrauliques ? Beaucoup d’habitants répondent spontanément : « Avant, il n’y avait rien, c’était le désert »98. Pourtant, parfois dans la phrase suivante, ils insistent sur les droits de propriété et d’usufruit que leurs familles détenaient et les villages qu’elles habitaient dans ce « désert ». La mémoire collective que les habitants ont conservée de l’époque précédant les aménagements hydrauliques est donc contradictoire : « il n’y avait rien » mais ils y vivaient et s’étaient approprié ce « rien ».
Ce premier chapitre porte sur la perception actuelle que les habitants ont d’une époque révolue, lorsque les aménagements hydrauliques n’avaient pas encore bouleversé les paysages de la région. Cette période prend fin au tournant des années 1970 lorsque la construction du barrage de l’Euphrate a marqué le début d’une ère hydraulicienne pour les habitants qui vécurent la mise en eau du lac Al-Assad et la mise en place du grand périmètre irrigué et de la ferme d’État. Le point de départ de cette période d’avant les aménagements hydrauliques est difficile à fixer dans la mesure où tous les habitants du plateau ne s’y sont pas approprié des portions d’espace au même moment. Il semble qu’il faille remonter à la fin du 19ème siècle pour retrouver les traces des premières appropriations agraires ; les appropriations nomades, liées aux parcours des caravaniers et des pasteurs, datent de périodes plus reculées encore.
C’est à l’aune des aménagements hydrauliques qu’ils connaissent depuis plus de trente ans que les habitants perçoivent aujourd’hui le passé. Les interlocuteurs ont ainsi parfois du mal à parler de cette période lointaine et la décrivent souvent en effectuant des comparaisons avec ce qu’ils perçoivent de la situation actuelle. Des phrases comme « ce n’était pas comme maintenant » ou « c’était différent d’aujourd’hui » reviennent à plusieurs reprises dans les discours des interlocuteurs. Un bon moyen de les faire parler de ce passé est d’ailleurs de leur demander « quelles sont les différences entre aujourd’hui et avant ». Les descriptions de la période précédant les aménagements présentées dans ce chapitre sont donc autant des indicateurs de ce que les habitants vivaient dans le passé que des indices sur la perception qu’ils ont du présent. Se pencher sur le point de vue que les individus adoptent aujourd’hui lorsqu’ils parlent du passé est donc particulièrement important pour comprendre le rapport qu’ils entretiennent avec l’espace qu’ils habitent actuellement.
Ces mémoires qui ont été récoltées dans le cadre d’entretiens seront recoupées avec des sources historiques telles que des récits de voyage, des archives officielles ou des travaux scientifiques. Ainsi, certaines dates pourront être précisées et les propos des habitants seront mieux compris puisque certains évènements évoqués seront replacés dans leur contexte historique. Le passé lointain est souvent flou pour eux, comme pour tout un chacun. Lorsque les interlocuteurs n’ont pas vécu les évènements qu’ils évoquent et qu’ils ne sont pas bien informés, le temps qu’ils perçoivent n’est pas toujours linéaire mais constitue plutôt un amalgame de faits mal ordonnés.

Les limites de la mémoire collective

Ce premier sous-chapitre vise à poser les limites des témoignages récoltés sur les décennies précédant les aménagements. En effet, pour que la mémoire collective présentée dans ce chapitre ait un intérêt, il faut que ceux qui l’ont véhiculée soient précisément recensés. En outre, ce sous-chapitre vise à lever d’autres limites, spatiales cette fois-ci : les frontières qui ont été créées lors de la construction du périmètre irrigué et qui, si on n’y prend pas garde, risquent de mettre des œillères à celui qui observe le passé.

Des mémoires collectives mais pas une histoire orale

Comme cette période est lointaine et étendue dans le temps (commençant au plus tard en 1880 et s’achevant en 1970), les mémoires collectives sont plus faites d’expériences transmises que d’expériences vécues. Plus les interlocuteurs sont âgés, plus loin leurs souvenirs personnels remontent dans le temps. Néanmoins, comme cette période ne constitue pas le cœur de cette thèse ni des entretiens réalisés, le corpus n’est pas suffisant pour permettre de faire une véritable histoire orale, notamment pour les périodes antérieures aux années 1960. En outre, il a été évidemment impossible de récupérer des témoignages de personnes ayant vécu les premières appropriations agraires de l’espace dans les années 1880.
Lorsque les interlocuteurs ont vécu les évènements dont ils parlent, ils sont parfois capables de reconstituer des diachronies même s’ils ne peuvent pas les dater. Les individus interrogés doivent donc être divisés en plusieurs catégories en fonction de leur âge (tableau 2). Ceux qui sont nés avant 1945 sont ceux qui avaient au moins quinze dans les années 1960 et qui peuvent donc parler de toute cette décennie, la dernière avant les aménagements hydrauliques, avec une certaine fiabilité. Ceux nés entre 1945 et 1955 avaient entre vingt et trente ans à l’époque où les premiers canaux ont été construits sur le plateau et étaient donc largement en âge de participer aux travaux agricoles et pastoraux avant les aménagements hydrauliques ; ils peuvent donc évoquer ces activités et les paysages de la région, même si des éléments de l’histoire foncière leur échappe souvent. Ceux nés entre 1955 et 1960 avaient quinze à vingt ans avant la construction des premiers canaux, avaient donc pu travailler entre un et cinq ans dans l’agriculture et ont encore quelques souvenirs d’enfants de la décennie 1960.
Parmi ceux nés après 1960, même si quelques uns sont bien informés, beaucoup expliquent qu’ils n’ont pas connu ces années et qu’ils ne savent pas ce qu’il y avait avant les aménagements. Pour autant, leurs propos sont également intéressants dans la mesure où les quelques éléments qui leur ont été transmis de ce passé sont sans doute les plus significatifs du sens qu’ils accordent à cette période. En outre, même lorsqu’ils n’ont pas d’avis, ils sont généralement informés des éventuels droits fonciers que détenaient leurs parents ou grands-parents dans ou autour de l’Établissement Al-Assad.
Les discours récoltés permettent de pointer les traces du passé qui ont été conservées, et celles qui tendent à s’effacer des mémoires collectives. Ainsi, ce chapitre cherche à apporter des éléments d’explication au paradoxal mélange entre l’oubli collectif d’une agriculture, voire d’une occupation du sol, sur le plateau et le souvenir collectif d’une appropriation ancienne des terres. Pour expliquer cette contradiction, il est indispensable de garder à l’esprit que les terres ont été confisquées pour être collectivisées dans les années 1970, au moment de la construction du périmètre irrigué, et qu’elles sont redistribuées depuis le début des années 2000 à des ayants-droits dont les anciens détenteurs de droits fonciers font partie. Il est également utile de s’imaginer les changements considérables issus de la construction d’un grand périmètre irrigué dans une région soumise à une aridité chronique. Les représentations que les habitants de la région se font de leur passé ne peuvent être comprises qu’à la lumière de ce qu’ils ont vécu ces quarante dernières années. Comme le dit Paul Ricœur, l’oubli doit être traité comme « l’envers d’ombre de la région éclairée de la mémoire »99. Ce qui est oublié peut donc être considéré comme ce qui n’est pas important. Au contraire, « la région éclairée de la mémoire » peut correspondre à ce qui est utile pour construire sa propre identité et son histoire.

La nécessité de sortir des frontières de l’Établissement Al-Assad

Avant les aménagements hydrauliques, les frontières de l’Établissement Al-Assad n’avaient aucun sens pour les habitants de la région, elles n’existaient pas. C’est la mise en place du périmètre irrigué qui a fabriqué les limites que nous connaissons actuellement. Sur l’image satellite panchromatique (figure 3) montrant la région en novembre 1973, il n’y avait pas de coupure paysagère entre les terres situées dans le périmètre et celles qui sont à l’extérieur.
Certes les couleurs plus sombres à droite (est) sur l’image indiquent des terres plus fertiles, alors qu’à gauche (ouest), les tâches claires révèlent des zones rocheuses plus importantes. Mais les longues bandes qui représentent les parcelles agricoles sont distinguables jusqu’au lac Jabbūl à gauche (ouest) de l’image, même si elles sont moins nombreuses que dans la moitié droite. Les limites de l’Établissement Al-Assad qui recoupent certaines parcelles agricoles (c’est particulièrement net à droite de l’image) est une autre preuve de la non existence de ces limites avant la construction des aménagements hydrauliques. D’ailleurs, dans les espaces qui n’apparaissent pas sur l’image satellite, au nord et à l’est, les modes d’occupation du sol étaient également semblables d’après plusieurs interlocuteurs.
Même en l’absence de cadastre101, plusieurs indices démontrent également que ces limites ne respectaient pas les découpages administratifs de l’époque. La position de la frontière en plein milieu de certaines parcelles révèle que le territoire de plusieurs villages a sans doute été coupé en deux. En outre, un interlocuteur (E81) explique qu’une partie seulement des terres de son village avait été confisquée pour réaliser l’Établissement Al-Assad. Des archives de la direction de la propriété d’État102 confirment ce témoignage pour plusieurs villages.

Une précarité liée au bon vouloir de Dieu et à l’absence d’État

Beaucoup d’interlocuteurs rappellent qu’avant les aménagements hydrauliques, les productions agricoles dépendaient des précipitations. Celles-ci sont très inégales d’une année l’autre, comme leurs répartitions. Les rendements pouvaient donc varier énormément. Cette précarité de l’agriculture pluviale, et donc indirectement de leur existence, était explicitement liée à la dépendance du bon vouloir des forces divines117 : « cela dépendait du Seigneur, de la pluie du Seigneur. S’il y avait de la pluie, l’agriculture était possible ; s’il n’y avait pas de pluie, l’agriculture n’était pas possible »118 (E22).
Cette omniprésence de Dieu est à mettre en parallèle avec l’absence d’État soulignée par plusieurs interlocuteurs pour expliquer le sous-développement qu’ils décrivent lorsqu’ils parlent du passé. Un vieil homme de quatre-vingts ans répète à l’envie lors d’un entretien qu’il n’y avait que sous-développement et pauvreté lorsque les Français colonisaient la Syrie. Il dit que les Syriens ne mangeaient pas à leur faim et qu’il n’y avait rien d’autre que le désert. Il achevait chaque propos en soulignant que lorsque la Syrie prit son indépendance, l’État syrien put enfin se charger du développement de la région, de la construction du barrage de l’Euphrate et de l’acheminement d’une eau abondante sur le plateau. Même si on ne peut manquer de souligner le télescopage entre l’indépendance de la Syrie en 1946 et le lancement du Projet de l’Euphrate en 1966, le lien fait par ce vieil homme entre intervention de l’État Syrien et apport du développement est évident. Outre l’eau d’irrigation, de nombreux manques soulignés spontanément par les interlocuteurs lorsqu’ils décrivent le passé concernent en fait les services publics. L’absence d’électricité, d’eau courante, de routes et d’infrastructures scolaires est souvent soulignée. Le discours suivant est particulièrement intéressant à cet égard car il émane d’un interlocuteur qui commence par dire que rien n’a changé et que les aménagements hydrauliques n’ont pas spécialement apporté le développement (section II.A de ce chapitre). Mais après une dizaine de secondes de silence, il semble chercher ce qui peut bien avoir changé. Il commence alors à souligner à plusieurs reprises la fourniture de services publics, notamment la construction d’écoles publiques. Même si on peut se demander s’il adhère complètement à ce qu’il dit, derrière les termes « conscience »119 et « direction »120, on devine que cet homme parle du travail des fonctionnaires agissant au nom de l’État syrien : « Avant le peuple n’avait pas de conscience. Puis il en a acquis. Les gens se sont mis à réfléchir. Il y a eu des services publics. Avant, il y avait du sous-développement. Il y a eu de la culture. Il y a eu de l’instruction. Avant, les gens étaient analphabètes, pas instruits, ils n’avaient rien. Maintenant il y a des services, de la culture, on a donné une direction au peuple, une conscience. Avant les gens n’avaient pas de conscience, maintenant le peuple en a une. Avant les gens étaient analphabètes. Parfois au moindre problème, on t’égorgeait. Maintenant, ça c’est fini, les gens sont intelligents. Il y a eu du développement, des services publics. Avant il n’y avait pas d’enseignants, maintenant chaque village a son école. Il y a du développement, il y a de la culture, les gens ont une direction à suivre, une conscience » (E21).
Ainsi, à travers la précarité soulignée par certains interlocuteurs lorsqu’ils parlent du passé, c’est également de la non-intervention du secteur public sur laquelle ils insistent. Tout le monde identifie les canaux d’irrigation, les écoles et les réseaux d’électricité et d’eau courante à « l’État ». Néanmoins, le sentiment face à l’intervention du secteur public est plus complexe qu’une simple reconnaissance de ses bienfaits car dans le même temps, beaucoup d’interlocuteurs sont très critiques sur les interventions foncières, notamment la collectivisation des terres pour créer la ferme d’État. C’est pourquoi ils n’hésitent pas à revendiquer les champs qu’ils possédaient avant, tout en admettant « qu’ils ne produisaient rien ».

Une mémoire vive des premières appropriations mais de plus en plus floue

Si les individus ont aujourd’hui l’impression que la vie était précaire sur le plateau dans les années 1960, ils ont conscience que leurs familles l’habitent depuis bien avant la construction des canaux. Ainsi, sur les trente-six interlocuteurs qui ont évoqué cette question, trente ont été capables de dire, soit précisément, soit à quelques hectares près, quelle surface eux-mêmes, leurs parents ou leurs grands-parents détenaient avant la construction des aménagements hydrauliques. Cette proportion importante est sans doute liée au fait que les terres sont redistribuées aux anciens détenteurs de droits depuis 2001 et que les familles ont donc dû retrouver leurs attestations pour les faire valoir auprès de l’administration.
Néanmoins, cette mémoire encore vivante est également révélatrice du sentiment d’appropriation de l’espace pour ceux qui sont originaires de la région. Lorsque les interlocuteurs annoncent combien leurs familles détenaient dans le passé, leurs paroles sonnent parfois comme une revendication, certains ajoutant même des phrases telles que :
ils ont disparu avec l’Établissement » ou « puis l’État nous les a pris ». En outre, beaucoup gardent chez eux les droits qu’ils avaient reçus, ceux-ci datant parfois de l’Empire ottoman, au cas où » comme ils disent. Parfois, ils savent précisément localiser les parcelles que leurs familles détenaient dans le passé.
Néanmoins, on peut se demander si avec le temps, cette mémoire qui vise à exclure ceux qui sont arrivés après la construction des aménagements hydrauliques disparaîtra car au fil des générations elle sera peut-être de moins en moins transmise. Les six interlocuteurs qui ne savent pas combien leurs grands-parents détenaient sur le plateau ont moins de trente-cinq ans et sont donc assez jeunes. Parmi ceux-ci, seuls deux savent que leurs grands-parents avaient habité le plateau. Les quatre autres disent seulement que leurs grands-parents résidaient auparavant sur les rives de l’Euphrate et n’avaient jamais eu de terres dans le périmètre de l’Établissement Al-Assad, avant d’être corrigés par un parent ou des amis qui leur expliquent le contraire.
En outre, si la plupart des individus savent que leurs familles détenaient des terres sur le plateau, beaucoup ont oublié quand et comment elles s’y sont installées, notamment lorsque cette installation est ancienne. Les membres des tribus et des clans121 qui étaient sur le plateau L’utilisation dans cette thèse des notions de tribu et de clan s’inspire de la relecture critique qui a été proposée par les anthropologues à partir des années 1990 jusqu’aux travaux les plus récents (BONTE Pierre, CONTE Édouard, DRESCH Paul (dir.), 2001, Émirs et présidents : figures de la parenté et du politique dans le monde arabe, Paris, CNRS éditions ; BONTE Pierre, BEN HOUNET Yazid, 2009, « La tribu à l’heure de la globalisation : introduction », Etudes Rurales, n° 184, pp. 13-32). Pour Pierre Bonte et É. Conte (BONTE Pierre, CONTE Édouard. (dir.), 1991, La quête des origines. Al-Ansâb, anthropologie historique de la société tribale arabe (mélanges pour Mokhtar Ould Hamidoun), Paris, Editions de la MSH, p.15), « la tribu (qabîla) est un depuis plus de soixante ans ont plus de mal à donner des dates précises que ceux dont la famille s’est installée à partir des années 1950. On peut supposer qu’avec le temps, cette mémoire des appropriations originelles sur le plateau se perdra petit à petit, même pour les clans qui se sont installés dans les années 1950 et 1960, car elle ne sera plus un élément indispensable à la construction des identités collectives et individuelles. En effet, ceux dont les familles habitaient le plateau avant la construction des aménagements hydrauliques ont encore besoin de revendiquer la détention de droits fonciers anciens pour justifier leurs droits à recevoir des terres aujourd’hui. Mais dans le futur, lorsque la redistribution des terres liée à la liquidation de la ferme d’État sera achevée et les nouveaux droits fonciers fixés, cette mémoire n’appartiendra probablement plus qu’au folklore. D’autant plus que l’entretien d’une telle mémoire nécessite d’évoquer les relations intertribales et les relations avec l’État, ce qui est tabou et ne peut pas être évoqué publiquement sans précautions. Si quelques uns ont appris auprès des anciens les légendes (au sens de « ce qui doit être lu »122) de leurs tribus et de leurs grands chefs, la plupart des individus n’ont qu’une connaissance très approximative de ces histoires qui ne les intéressent pas beaucoup. La mémoire des premières appropriations tend donc déjà à s’effacer chez les plus jeunes qui voient le plateau d’avant les aménagements comme un désert. En outre, si la plupart se souviennent encore que leurs aïeux habitaient et possédaient cet espace, certains commencent déjà à l’oublier.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE : QUARANTE ANS DE CHANGEMENTS HYDRAULIQUES ET AGRAIRES À TRAVERS LE REGARD DES HABITANTS
I) Problématique : Habiter un espace bouleversé par des grands changements hydrauliques et agraires
II) Les recherches sur la grande hydraulique et le collectivisme agraire : un manque de prise en compte des changements vécus par les habitants en tant que tels
III) L’Établissement Al-Assad : territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisations dans le Projet de l’Euphrate
IV) L’évolution des modes d’habiter dans un environnement maintes fois bouleversé
V) Recueillir la parole d’habitants
VI) Un plan chronologique qui souligne le rôle des évènements marquants
PREMIÈRE PARTIE : DU « DÉSERT » À LA FERME D’ÉTAT : MÉMOIRES D’UNE RÉVOLUTION
Chapitre 1 : Avant les aménagements hydrauliques : souvenirs flous d’appropriations « originelles » de l’espace
I) Les limites de la mémoire collective
II) La mémoire : ce qu’il reste du passé pour éclairer le présent
III) Vagues de sédentarisation à l’ouest de l’Euphrate et processus d’appropriation depuis l’empire ottoman
IV) Habiter le plateau avant les aménagements hydrauliques
V) La grande hydraulique : une perspective moderniste faisant fi des spatialités précédentes
Chapitre 2 : Construction du périmètre irrigué et collectivisation agraire : naissance d’un territoire et modification des spatialités individuelles et collectives
I) La création de l’Établissement Al-Assad : nouveaux contenants, nouveaux contenus
II) Naissance d’un territoire et négation des appropriations antérieures de l’espace : souvenirs et empreinte d’une violence subie
III) Le Projet de l’Euphrate et l’Établissement Al-Assad : territorialisations issues de logiques politiques, idéologiques et économiques
IV) L’Établissement Al-Assad : un nouveau territoire attractif
DEUXIÈME PARTIE : VIE ET MORT DE LA FERME D’ÉTAT : UNE EMPREINTE PROFONDE SUR L’ESPACE
Chapitre 3 : Une ferme d’État en pratique : vie en collectivité, contrôle économique et social et rigidités dans un environnement complexe
I) Un corpus mêlant entretiens et sources de seconde main
II) Souvenirs de la vie quotidienne et professionnelle dans la ferme d’État : une collectivité d’individus pris en charge par une seule et même structure
III) Concevoir et organiser un énorme projet : le tout appréhendé comme la somme des parties
IV) La mise en place de longues chaînes de commandement : la prééminence de la conception sur l’exécution
V) Une structure qui s’accorde mal avec la complexité de l’activité agricole et des phénomènes sociaux 2
Chapitre 4 : Un vide à remplir : liquidation de la ferme d’État, reterritorialisations et (ré)appropriations de l’espace par les habitants
I) Un changement récent
II) La déterritorialisation de la ferme d’État : « Déluge au pays du Baas »
III) Une liquidation décidée à Damas et à inscrire dans la durée
IV) (Ré)approrpiations de l’espace et reterritorialisations par le bas : des démarches interminables pour les habitants
V) Une décision comportant certaines lacunes et dont l’application prend du temps
TROISIÈME PARTIE : LE PÉRIMÈTRE IRRIGUÉ SANS LA FERME D’ÉTAT : ENTRE AUTONOMISATION ET PRÉCARISATION DES HABITANTS
Chapitre 5 : Habiter, cohabiter, s’organiser : permanences et remodelages des pratiques, des groupes et des identités
I) Un cadre d’analyse inchangé en dépit de la restructuration des cadres territoriaux et identitaires
II) Une diversification des modes d’habiter depuis la disparition de la ferme d’État
III) De nouveaux cadres territoriaux, un nouveau centre
IV) « La lutte des places » dans un contexte de pénurie : vers la construction d’identités conflictuelles
V) « Soi-même comme un autre » : des identités et des logiques de regroupement variables en fonction des contextes
Chapitre 6 : Se faire une place dans le périmètre irrigué : restructurations sociales dans un contexte de retrait du secteur public
I) Qualifier les individus et les rapports sociaux
II) La valorisation de l’effort contre la dénonciation de la précarisation
III) Une inégalité d’accès à des sources de revenus qui se diversifient dans un contexte de croissance démographique
IV) Diversification des sources de revenus et multiplication des trajectoires : vers une accentuation des inégalités socio-économiques
V) La décollectivisation dans l’Établissement Al-Assad : une décharge de l’État ?
CONCLUSION GÉNÉRALE : PÉRIPÉTIES ET VICISSITUDES DE L’ESPRIT DU LIEU D’UN GRAND PÉRIMÈTRE IRRIGUÉ EN SYRIE
BIBLIOGRAPHIE ET FILMOGRAPHIE

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