Les signes annonciateurs de la mort et la rumeur de la guerre

La scène du pique-nique comme acmé du bonheur

La scène qui reflète le mieux l’enfance heureuse dont bénéficient un temps les garçons de La Maison des bois est sans aucun doute celle du pique-nique de l’épisode 3. Nous l’avons dit, un montage parallèle fait alterner les scènes au bord de la rivière et celles des mères que personne n’attend. Celles-ci ne sont pourtant pas tournées au même moment puisque le pique nique est filmé en juin pour des raisons météorologiques alors que le tournage se déroule d’août à novembre 1969. On sent d’ailleurs la joie que les acteurs ont à se retrouver dans le cadre extraordinaire de la campagne au soleil. La scène reflète le bonheur d’une famille qui le temps d’une après-midi oublie le conflit, comme le souligne Marguerite : « On est bien ici, on oublie qu’il y a la guerre ». Cela fait notamment le bonheur d’Hervé qui, à cause des lettres qu’il a déchirées, peut profiter lui aussi d’un dimanche en famille sans être jaloux de ses camarades auxquels les mères rendent habituellement visite.
Pialat s’attarde comme nous l’avons dit précédemment à représenter un bonheur collectif, qui n’existe que s’il est partagé, ici par l’ensemble de la famille. Tous partent donc un matin, coiffés de chapeaux de paille, en calèche en chantant en choeur « Son voile qui volait au vent ». Marcel qui ne voulait pas qu’Hervé monte sur son vélo, cède au caprice de l’enfant, ce dont se souviendra Jeanne avant de mourir. Tous ensemble, ils vont chanter, manger et jouer pendant les longues heures de cette après-midi ensoleillée. Ils saluent au passage le bedeau à vélo sur la route, qui en profite pour boire à leur santé avant de les rejoindre. Pendant que Marcel cherche un coin pour pêcher et pique-niquer, Hervé et Michel jouent sur le pont. Leurs chemises blanches se reflètent dans l’eau. Dans ce cadre naturel, les scènes sont éclatantes de lumière. La bande sonore est essentiellement composée des bruits de la faune et de la flore environnante. Rien dans le décor ne peut indiquer un contexte historique particulier, si ce n’est une époque vague à laquelle renvoie les costumes. Ici plus qu’ailleurs, on sent que le réalisateur filme le bonheur d’un temps paisible s’écoulant lentement, hors de l’agitation du monde. Ce temps de loisir et d’oisiveté vient presque faire offense à celui auquel se rattache la guerre, un temps minuté par l’industrie et centré sur l’efficacité. Les repères historiques se référant aux batailles et à l’avancée des combats sont ici dissous au profit de ceux imprécis des saisons. Alors que la famille s’installe au soleil dans l’herbe verte, près d’un bras d’eau, Albert annonce « Voilà M. Saulquin ! » Sans y prêter attention, Pierre Doris appelle l’acteur par son vrai nom. La limite entre le réel et la fiction semble alors presque définitivement abolie. C’est dans cette répétition anhistorique du quotidien que met en scène Pialat, qu’est possible l’annulation de cette frontière où « fiction » et « réalité » deviennent des notions sans pertinence.
Le cinéaste s’attarde en effet encore une fois, sur un moment simple d’un quotidien à la campagne. On retrouve Albert allongé de tout son long en train de dormir au soleil. Bernard Bénoliel commente : « En tête du cortège, Albert, le père de famille (Pierre Doris comme on ne l’a jamais revu), garde-chasse de son état, guère plus heureux avec les braconniers que ce pauvre Schumacher de La Règle du jeu mais jovial et bon comme le père Poulain (Renoir luimême) de Partie de campagne76. » En effet, la référence à Une partie de campagne (1946) de Renoir est explicite. Peut-être plus qu’au père Poulain, c’est à Monsieur Dufour que ressemble Albert. Il est d’ailleurs allongé dans l’exacte même position lors de sa sieste. Martine Giordano, la monteuse du feuilleton, explique qu’elle et Pialat sont allés faire des repérages sur les bords du Loeng, où s’est tourné le film de Renoir. L’endroit ne fut finalement pas retenu car les lieux avaient changé et les scènes seront tournées à Gambais. Martine Giordano ajoute que même le nom des poissons cités par les personnages, est identique à ceux du film. La référence à Jean comme à Auguste Renoir sera également présente dans le Van Gogh (1991) du cinéaste mais elle sera alors conçue en décalage, la vision du peintre étant à l’opposé de celle de Renoir. Dans le feuilleton, elle s’entend plutôt comme un hommage. Pialat fait référence au cinéma d’entre deux-guerres, de Duvivier par exemple, et à l’idée retrospective d’une époque bénie où rien ne manquait. Alors qu’Albert se réveille, on lui ressert à boire. Le couple des parents se regarde avec amour et s’embrasse.
Puis le père demande à sa fille un baiser, avant de soupirer « Ah ce qu’on est bien ».
L’enivrement et la béatitude semblent, à première vue, absolus. Le réalisateur profite de la scène pour faire également une peinture discrète des deux adolescents. Marguerite semble ennuyée par l’absence de son amoureux alors que Marcel, qui pouvait sortir avec ses copains voir des filles, dit à sa mère « Je suis mieux avec toi. » La séquence continue par un plan sur l’eau où deux barques se rapprochent du bord. On reconnait le lieutenant et le sergent. Ils accostent et apostrophent la famille avant d’inviter les dames pour une promenade nautique.

Le lieutenant porte d’ailleurs une marinière comme un des canotiers du film de Renoir.

Pendant ce temps, Albert montre aux enfants comment attraper un poisson avec ses mains. À travers ces moments si simples, dépossédés de tout artifice, le réalisateur semble atteindre la représentation la plus pure de l’ataraxie que vivent les personnages de La Maison des bois.
Lors des dernières scènes qui constituent la séquence du pique-nique, Pialat filme la famille Picard accompagnée du bedeau assise en rond pour jouer au « renard qui passe ». La caméra du réalisateur, une nouvelle fois, s’efface pour laisser vivre ses personnages librement devant elle. Tous rigolent dans le cadre baigné de lumière. Les enfants se courent après en riant alors que la caméra, avec des zooms, tente de suivre l’action qui ne cesse de lui échapper. On voit ensuite Albert qui joue avec Hervé qu’il porte à bout de bras. Par là, comme l’écrit Bernard Bénoliel : « [Pialat] laisse voir là comme nulle part ailleurs, lui à la fausse réputation de misanthrope, son amour éperdu des hommes. » Le réalisateur leur attribue d’ailleurs tout le mérite de la beauté de ces scènes.
Mais cette séquence qui semble dénuée de tout mal, comporte déjà une part de tristesse notamment à travers l’inquiétude des deux femmes. Jeanne ne peut s’empêcher de penser discrètement à la guerre. « Moi j’y pense à cause de Marcel » répond-t-elle à Marguerite. Et le spectateur ne voit qu’une triste prémonition de l’appel à venir lorsque Marcel la rassure en disant « D’ici à ce que je sois appelé, la guerre sera terminée ». Marguerite, quant à elle, apparaît effacée pendant toute la durée du pique-nique. Ses yeux semblent parfois se remplir de larmes. « T’es pas bien avec nous ? » lui demande sa mère, avant que la jeune fille ne réponde « Bah si… Mais ce n’est pas pareil. » À travers ces deux figures féminines, Pialat insère en filigrane l’angoisse du lendemain. Ainsi la joie totale et le détachement qu’elle suppose s’avèrent peut-être appartenir uniquement aux enfants. Grâce aux personnages des enfants, Pialat dépeint dans La Maison des bois, une vision du monde hédoniste qui ne manque pas de surprendre quand on la compare à celle des longs métrages qui suivront. Comme l’explique Sylvie Pierre : « Le monde de Pialat tout à coup, et pour une seule fois, franchement s’illumine, ce qui ne manque pas d’être paradoxal s’agissant d’une fiction située en pleine guerre, où on aurait pu s’attendre à ce que Pialat trouve au contraire tout l’espace des cercles de son propre enfer. » Dans le feuilleton, les enfants semblent être les garants de la possibilité d’un bonheur indéfectible.

Un bonheur menacé

Dans la première partie du présent mémoire, il s’agissait de comprendre tout d’abord comment Pialat fait de La Maison des bois un véritable hymne au bonheur où se révèle une philanthropie que peu de spectateurs lui connaissent. Ce bonheur ne se donne pas à voir d’emblée par son histoire ancrée dans un contexte historique tragique, l’Arrière pendant la Grande Guerre, mais il s’installe bien au fur et à mesure des sept épisodes par les thèmes centraux du collectif, de l’ordinaire et de l’enfance. Il était donc important de souligner dans ces premiers chapitres comment le bonheur filmé avait été aussi celui de filmer pour ce cinéaste qui avait pu s’adonner à une méthode nouvelle rassemblant prise unique, mise en scène de l’intérieur et improvisation, brouillant sans cesse la frontière entre fiction et réalité sur le tournage. L’analyse durant ce premier mouvement s’est terminée par l’étude de la scène emblématique du pique-nique de l’épisode 3, la définissant comme acmé de ce bonheur si particulier. Mais cette scène centrale représente également le bonheur sous un deuxième aspect, qui va nous intéresser pour cette deuxième partie, celui de l’éphémère. En effet, comme l’explique Bernard Bénoliel.
Ce bonheur, s’il ressort avec puissance de scènes anodines du quotidien de Maman Jeanne et Papa Albert et des trois orphelins de guerre qu’ils accueillent à la campagne, retentit peut-être également car il ne cesse d’être menacé par le conflit qui entoure le village. La condition même de l’existence du pique-nique est créée par un malentendu : le couple ignore tout de la venue des mères de Michel et Bébert, car Hervé, jaloux, a déchiré les lettres venant de Paris.
Il y apprenait notamment le remariage de son père et réalisait donc que sa mère l’avait définitivement abandonné. Cela annonce déjà peut-être que ce bonheur n’est voué qu’à disparaître et que sa condition même naît du malheur.
Il s’agit donc d’étudier ici comment la guerre va elle aussi, au fur et à mesure des épisodes, mettre à mal le collectif et faire de la maison des bois un dernier rempart fragile contre la cruauté du monde. En effet, si Pialat réalise l’oeuvre la plus joyeuse de sa carrière, on voit s’enraciner pourtant déjà les thèmes qu’il ne cessera d’approfondir par la suite comme celui du manque d’affection, de la mort ou de la solitude. Nous questionnerons donc cette représentation complexe d’un bonheur existant peut-être uniquement par le mal qui l’environne et qui le conditionne.

Un bonheur miné par la guerre

Sylvie Pierre écrit « Les différents plans dans lesquels se déploie cette fiction n’admettent aucune focalisation uniforme, ou fédératrice, sur “le mal qui est fait” dans cette histoire de guerre. » Si Pialat ne filme pas directement la Première Guerre mondiale, il en filme les effets destructeurs sur le destin des habitants de l’Arrière, qui semblent pourtant si éloignés au début du feuilleton des horreurs du Front. La mort arrive avec du retard, par lettres postales. La guerre menace ce coin de paradis et s’inscrit en filigrane dans le quotidien des habitants. Elle infiltre les plans par des détails anodins, comme une discussion au goûter ou une photographie. On entend les bruits des canons au loin et les soldats sont appelés. La guerre se rapproche et ne cesse de défier l’équilibre fragile qu’avait pourtant instauré La Maison des bois. Il s’agit dans ce chapitre d’étudier comment le cinéaste traite son sujet, semant les signes d’un malheur à venir, et contribuant par là à renforcer l’intensité des moments filmés.

Le motif de la Grande Guerre

Lors des premiers épisodes, la guerre n’apparaît pas frontalement pour les personnages comme pour le spectateur. Elle reste un horizon lointain que chacun semble percevoir de manière plus ou moins vive. Dans l’épisode 1 par exemple, les enfants jouent à la guerre en tirant à la courte paille pour savoir qui sera « le Boche » dans le jardin ensoleillé derrière la maison. Après que Michel s’est emparé du drapeau français et est allé prévenir les filles dans la cuisine de sa victoire, il remet finalement à Hervé et Bébert la légion d’honneur. Papa Albert quant à lui, s’offre une imitation burlesque de présentation des armes devant les enfants, dans l’épisode 4, renouant pour l’acteur avec la vedette de cabaret qu’il redevient chaque soir lorsqu’il rentre à Paris au volant de sa Mercedes. La guerre semble ici lointaine, inoffensive ou du moins prétexte à l’amusement. Cela est vrai dans la fiction comme sur le tournage, puisque dans la séquence qui suit celle du jeu des enfants du premier épisode, la caméra traverse le camp d’aviation suivant Papa Albert dans son devoir de réserviste. On peut alors apercevoir Pialat lui-même déguisé en aviateur, riant avec d’autres figurants, et traversant à pied le plan. La caméra quitte ensuite Albert pour se concentrer sur le déchargement d’une voiture pleine de provisions alimentaires, avant de rentrer avec le soldat à l’intérieur de la réserve. Le spectateur comme le personnage est surpris du canular qu’a manigancé Albert, déguisé avec un manteau de fourrure, canular qu’il appelle « Le retour du poilu ». La caméra est alors complice de cette farce, bon enfant, et s’invite dans cette ambiance décontractée et chaleureuse où les militaires se blaguent en buvant du vin pour l’anniversaire de l’un d’entre eux. On imagine que l’ambiance devait être similaire sur ce grand plateau en plein air, pour les acteurs comme pour le metteur en scène. La guerre dans ces premiers temps de la fiction, reste avant tout un jeu.
Ce ton que Pialat fait ressortir dans ces premiers épisodes, n’est pas sans évoquer l’article polémique de Sartre, même si celui-ci a été écrit au cours de la deuxième Guerre Mondiale : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation allemande ». Le philosophe y explique que l’exposition permanente au danger ne cesse de rappeler le caractère mortel et vulnérable de chacun. Chaque action ou pensée quelle qu’elle soit a donc un poids plus important qu’en temps de paix. La liberté est d’autant plus chérie. « Tout est permis si c’est sur le plan de la liberté » ajoute-t-il. Tout devient action et engagement contre l’oppression subie. Ainsi la scène du pique-nique peut s’entendre en tant qu’offense et revendication contre la guerre. Mais comme Jeanne, le spectateur ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour l’avenir de ces personnages. Comme l’affirme Matthieu Darras : « […] le spectateur est aussi dans le suspense de ce qui va arriver aux personnages. C’est à cela, que servent ces moments de vérité : s’attacher au sort de la communauté de la Maison des bois. » Pialat aborde le sujet même de la guerre par des détournements multiples, imitant le mouvement de celle qui s’insinue doucement dans la vie des habitants de l’Arrière sans qu’ils y prennent véritablement garde. Pour observer le traitement que le cinéaste fait de son sujet, il est intéressant d’en comprendre la genèse. Il peut sembler original, l’année suivant mai 1968, pour Pialat de choisir de traiter de la guerre 14-18. Cela le place en marge du cinéma et surtout de ses contemporains de la Nouvelle Vague. Pialat confie en effet au micro de Claude Jean Philippe en 1979 sur France Culture : « 68 ne m’a pas donné beaucoup de boutons. […] Moi je suis resté à la guerre 14 (rires) donc j’étais dans le sujet. » Laurent Véray explique de plus, que si la Première Guerre mondiale est traitée dans le cinéma dans ces années, c’est de manière « critique, anticonformiste, avec une tendance affirmée à la transgression (de 1947 à 1989), voire à l’antimilitarisme, surtout à partir de 1957 avec Les Sentiers de la gloire88 de Stanley Kubrick». Regard critique qui n’apparaîtra pas si explicitement dans La Maison des bois. Si le sujet est quelque peu original pour le cinéma, il ne l’est pas pour la télévision comme l’affirme Dominique Campet.
Isabelle Veyrat-Masson ajoute quant à elle, qu’« en France, au cours des années 1960-1970, […] la télévision ne propose qu’une “conception indolore de l’Histoire.” » La télévision exclut en effet des programmes, un grand nombre de sujets dérangeants. Selon Laurent Véray, « Après la violence paroxysmique de la Seconde Guerre mondiale, l’horreur de la Shoah, les séquelles laissées par la période de l’Occupation, la référence à la Grande Guerre devient moins évidente, voire insensée. » Mais c’est également à cause de cela et d’un certain contrôle plus ou moins autoritaire de la censure, que la référence au premier conflit mondial trouve un sens nouveau, cherchant dans la résurgence de ce passé un éclairage plus significatif sur le présent et contribuant à un nouveau cinéma pacifiste. Dans ce contexte et respectant sûrement le formatage qu’impose le petit écran, la manière dont Pialat rend compte de cette vie si particulière de l’Arrière et de la violence qu’elle subit devient alors plus intelligible. Mais ce n’est pas la seule raison. Si le scénario n’est certes pas le sien, ce thème lui tient à coeur. En effet, à quatorze ans, le cinéaste a lui-même vécu l’exode, en 1939 avec ses parents, événement dont il dit avoir toujours voulu faire un film. Pascal Mérigeau précise : « En 1940, Pialat, lui aussi, a été déplacé, il n’a pas quitté ses parents, mais il s’est retrouvé à la campagne, en Auvergne, loin de Montreuil, loin de la ville, il sait qu’il va pouvoir ressusciter ses propres souvenirs, il sent qu’il va être en accord avec cette histoire», ou encore : « La grande boucherie de 14-18, le pays saigné à blanc, des enfants sans père et, pour certains, sans mère, transportés dans un milieu qui n’est pas le leur, auprès des petites gens qui a priori ne leur sont rien, quelque part dans la campagne de France, tout est de nature à l’attirer. » Pialat sait que par la longueur qui lui est accordée (sept fois environ cinquante minutes), il va pouvoir traiter les différentes conséquences du conflit dans plusieurs intrigues entremêlées, dans la vie de ces petites gens. Comme le confirme Laurent Véray : « La Grande Guerre contient une formidable brassée de destins glorieux ou tragiques où se mêlent l’individuel et le collectif. Elle permet d’exprimer des espoirs et des craintes. D’où la place exceptionnelle qu’elle occupe au cinéma. »
Si Pialat évite donc toute représentation frontale du conflit avec les scènes habituelles de tranchées par exemple, il s’agit bien pour lui de montrer une violence seconde qui arrive par à-coups, à retardement. Comme l’explique Bernard Bénoliel.
Prenons pour exemple cette scène de l’exode sur laquelle s’ouvre l’épisode 5. Alors qu’on suit cinq soldats sur une charrette en train de traverser les champs, la caméra effectue un léger panoramique et nous montre le canon qu’ils tirent derrière eux. La musique de Ravel, « Trois beaux oiseaux de Paradis », est ici remplacée par une musique de bataillon très rythmée par les caisses claires qui entament l’air militaire de la garde républicaine. Tout le générique défile alors en police blanche sur le plan fixe d’un coucher de soleil rouge de mauvais augure.
La caméra balaye dans la scène suivante, une rue encombrée de nuit où chaque habitant essaye de charger les charrettes de valises, malles ou matelas. Le départ de ces civils nous est montré comme hâtif et le brouhaha mêle des bruits d’animaux et d’enfants. Le plan suivant nous montre cette fois-ci la rue au petit matin. Des femmes, enfants et vieillards se mettent en marche portant difficilement ce qu’ils tentent de préserver. Les soldats et surtout le canon qu’ils tirent, les frôlent en sens inverse et roulent vers les combats que les villageois fuient. S’ensuivra le long plan fixe d’un chemin entre les champs où défilent en silence habitants, animaux et charrettes pendant que les bombardements se font entendre en fond sonore. Le front invisible n’a jamais alors paru aussi près. La reconstitution de l’événement est sobre et la mise en scène astucieuse se passe de commentaires supplémentaires de la part du cinéaste. Comme le dit Sylvie Pierre « un exode est rapidement évoqué dans l’un des épisodes, et avec quelles force et sobriété de drame on voit qu’il s’agit d’une agitation de déménagement malaisé et forcé, imposée aux hommes, aux bêtes (vaches, chèvres, chiens récalcitrants à tels remuements de charrettes), aux meubles et aux literies. » La monteuse du feuilleton, Martine Giordano ajoute, impressionnée par le choix de chaque visage des figurants que l’on voit durant l’exode : « [Pialat] a du choisir chaque visage. Ils n’ont pas un mot de texte, on les voit passer et on y croit tout de suite, les gens, les animaux. »

Les signes annonciateurs de la mort et la rumeur de la guerre

Si le scénario de La Maison des bois est pratiquement écrit au jour le jour par Maurice Pialat et Arlette Langmann, il n’en reste pas moins consciemment construit, incorporant des indices de la mort à venir mais qui ne cesse d’être reléguée au hors-champ. Comme le dit Pascal Mérigeau : « Le film délaisse sans cesse la ligne de force du scénario, pour n’y revenir que par mégarde, épousant ainsi les contours d’une chronique, celle d’un pays bouleversé par une guerre dont pourtant ne lui est donné à percevoir que la rumeur. » Cette rumeur de la guerre et de la mort ne cesse de peser sur le sort des habitants de ce petit village de l’Oise et de s’accentuer au cours des épisodes. Pialat renoue alors, au fur et à mesure des épisodes, avec un élément fondamental de l’histoire du feuilleton télévisé : le suspens qui retient le spectateur. L’originalité du cinéaste est d’incorporer cet élément à la vie quotidienne aux scènes anodines et non de le réserver à des scènes à teneur dramatique forte. Si la nouvelle de la mort de Marcel, le fils de Jeanne et Albert, n’intervient qu’à la fin de l’épisode 5, la scène ne vient pas rompre un bonheur qui jusque là se trouvait exclusif et certain : elle n’est que la confirmation de son caractère ambivalent. La barbarie, sous une forme édulcorée ou suggérée, n’est donc pas absente de La Maison des bois. Le feuilleton tisse par là des liens étroits avec les autres films du cinéaste. Michel (Michel Tarrazon) a notamment gardé des similitudes avec le personnage qu’il jouait dans L’Enfance nue (1968). Michel poursuit cette même cruauté envers les animaux, car si Raoul jetait un chat du haut des escaliers, Michel dans l’épisode 2, tente de donner la pie d’Hervé à manger au chien. Dans le même épisode, il n’oublie pas de rappeler à Bébert que son lapin a fini dans son assiette : « Tiens Bébert, tu le reconnais, c’est Kiki ton lapin. On le bouffe. » Et l’on remarque alors déjà la singularité du cinéaste : ne jamais omettre la noirceur inhérente au genre humain.
La Maison des bois n’est donc pas pour autant la « maison du bonheur. » Le feuilleton s’ouvre en effet, lors du premier épisode, sur l’annonce de la mort de la marquise, Madame de Fresnoy. Un homme vient prévenir l’instituteur en pleine classe que la voiture de cette dernière s’est renversée. Les enfants courent voir l’accident avant qu’on ne les repousse. Alors qu’ils prennent leur goûter que prépare Maman Jeanne, qui sera aussi la mère nourricière dans Loulou, Hervé annonce la nouvelle. Et Jeanne lui répond « Tu vois personne n’est à l’abri du malheur. » S’ensuit alors une discussion des trois enfants sur le sujet de la mort. On aurait sans doute imaginé plus gai pour un goûter. Mais à la question de Michel « Tu l’as vue la marquise ? Ça t’a rien fait ? », Bébert répond naïvement « Si ça m’a fait ». Pialat nous montre alors que la mort fait partie de la vie des ces enfants, qu’elle plane au-dessus d’eux en ces temps de guerre où la confiture est rationnée. C’est notamment ce qui fera dire à Jean Narboni que Pialat possède « un trait commun à une sorte de courant ethnographique du cinéma français, cruel et exact. » D’entrée, comme toujours chez Pialat, « Le mal est fait. » La maison peut être alors vue d’après Elodie Issartel, comme « une maison hantée. Hantée par le front d’où l’on revient, d’où l’on (re)part et disparaît, une maison hantée par la perte, les revenants et les spectres […] (L’origine scandinave du mot hanter, heimta signifie “conduire à la maison”.) » Pourtant même hantée, la maison reste un foyer protecteur, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, car la mort est toujours repoussée dans le hors-champ. On aperçoit la charrette de la marquise renversée dans le ravin mais non le corps, comme on n’apprend la mort de Marcel par le biais d’une lettre qu’apport Birot, le maire.

La guerre entre dans le champ

La mort entoure La Maison des bois mais elle reste toujours hors-champ, contrairement à la guerre qui se rend visible par différents détournements. François Chevassu écrit : « Le contexte socio-politique reste toujours présent. Même si on évite tout didactisme, au profit de son insertion quotidienne à partir d’un événement, d’une phrase, d’une leçon d’histoire ou de morale. » En effet, la guerre est évoquée quotidiennement par les personnages et ses effets s’inscrivent à l’image dès l’épisode 2. Ce dernier s’ouvre sur l’intérieur du bistrot, nous sommes dans la salle attenante au bar, filmée en plan large, où des soldats jouent au billard alors qu’un autre est assis et discute avec sa mère. La caméra s’attarde premièrement sur les deux joueurs, qu’elle centre dans le cadre. On les entend alors évoquer leur chance : alors que certains retournent au front, eux sont épargnés. Un des soldats explique que sa mère travaillant au ministère de la guerre en tant que femme de ménage, a réussi à le faire rester à l’Arrière. Mais tout le monde n’a pas cette chance et certains n’échapperont pas à leur sort. La caméra pivote à droite et effectue un zoom sur le soldat attablé. Celui-ci est habillé avec son uniforme de poilu et écoute les recommandations de sa mère contre le froid. Il tente de la rassurer, lui promettant son retour alors qu’elle se met à pleurer. Au premier plan, la partie de billard continue sur laquelle la caméra revient une fois comme pour se détourner pudiquement de la mère, la laisser à sa douleur. « On y reste pas tous. Faut bien que cela finisse un jour. » lui dit-il. Puis il finit par se lever et partir. Le cinéaste fait un léger zoom sur la mère seule qui se rassoit et commence à pleurer. La mise en scène est sobre, la séquence de trois minutes ne contient que trois plans et se déroule sans musique. L’intensité dramatique est ailleurs. Elle est dans ce départ vide de sens pour cette mère. La douleur apparaît, sensible, sur son visage et sonore, dans la voix finalement peu sincère du soldat. Sylvie Pierre commente : « Cézanne peint. Non, c’est Pialat qui filme en volume cette merde de séparation. C’est marché dedans, pas autour. C’est grand. » En effet, au détour de deux affiches d’époque accrochées au mur et d’un costume, Pialat nous montre sans moralisme mais de manière acerbe que la guerre brise des destins. Et alors que l’épisode 2 s’ouvre sur un départ et une absence à venir, il se termine par un retour : celui des blessés qu’une ambulance amène au château du marquis pour manger un repas et se reposer un temps.
Les enfants prévenus courent voir le triste spectacle, puis ralentissent et le silence se fait. La caméra suit la marche des enfants dans un travelling lent vers la gauche et nous fait découvrir l’étendue de la scène. Pas un bruit ne se fait entendre : chaque soldat est blessé, avec bandeaux à la tête ou plâtres, et regarde dans le vide en attendant la soupe que distribue le marquis. Ce dernier demande aux enfants de partir puis son regard s’arrête quelques secondes sur un cadavre qu’on transporte en civière. La séquence se termine, toujours en silence, sur l’intérieur d’une ambulance où un soldat, le visage ensanglanté, reçoit une perfusion sommaire par un camarade. Un gros plan se fait sur son visage hagard. Puis les ambulances repartent de nuit sous le regard du marquis, pas une parole ni un mot d’encouragement n’est prononcé. Le gardien fermera ensuite la grille du château. Et le générique défile sur fond noir sur la musique de Ravel. C’est l’absence de son qui marque ici l’absence de vie ou d’espoir.
La guerre est entrée physiquement dans le village et dans champ de la caméra et personne ne peut maintenant l’ignorer.

 

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Table des matières

Introduction
Première partie : un bonheur dérobé
Chapitre I. Un bonheur lié au collectif 
I.1. La communauté de La Maison des bois
I.2. La vie des petites gens face à l’Histoire
Chapitre II. Un bonheur lié à l’ordinaire
II.1 La vie familiale au premier plan
II.2 Esthétique du quotidien et de l’intime
Chapitre III. Un bonheur lié à l’enfance
III.1 Une veine comique et une légèreté de ton
III.2 L’école : du rire aux larmes
III.3 La séquence du pique-nique comme acmé du bonheur
Deuxième partie : un bonheur menacé
Chapitre IV. Un bonheur miné par la guerre
IV.1 Le motif de la Grande Guerre
IV.2 Les signes annonciateurs de la mort et la rumeur de la guerre
IV.3 La guerre entre dans le champ
Chapitre V. La Maison des bois, rempart fragile contre la mort
V.1. Le miracle de la maison
V.2 Un équilibre fragile
V.3 La disparition des enfants
Troisième partie : un bonheur perdu
Chapitre VI. Un lieu perdu
VI.1. La fin d’un monde
VI.2 Un lieu voué à disparaître
VI. 3 Le retour impossible
Chapitre VII. Un temps perdu
VII. 1 Une jeunesse sacrifiée
VII. 2 Un temps de la liberté
VII. 3 Un temps poétique : celui de la nostalgie
Chapitre VIII. Un monde hors du temps
VIII. 1 Un temps sériel
VIII. 2 La création d’un monde
VIII. 3 L’universalité
Conclusion
Bibliographie

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