Les savoirs de l’écologie dans les actions sur la nature

Les discours sur la crise écologique

   On constate des réponses et des ajustements insuffisants pour faire face aux crises climatiques et écologiques, même si les impacts humains sur le climat et la biodiversité sont désormais reconnus, et cela malgré de nombreuses incertitudes liées à la complexité des phénomènes vivants et climatiques. De nombreux travaux se sont penchés sur les origines historiques et sociales du changement climatique et de la crise écologique, d’autres se sont focalisés sur les origines anthropologiques et éthiques de ces problèmes. Un des objectifs de ces études est de comprendre pourquoi, malgré tous les savoirs disponibles sur la crise écologique, nous n’agissons pas en conséquence. Il s’agit dès lors d’étudier ce qui nous conditionne à agir, ce qui oriente les relations que nous entretenons avec la nature. Au-delà des réflexions et agir individuels, quelles sont les structures qui cadrent voire modèlent nos actions envers la nature ? Ces structures peuvent être caractérisées de deux sortes : les structures matérielles et sociales d’une part, et les structures mentales et cognitives d’autre part. Ces deux types de structurent ne sont pas séparées et interagissent entre elles, elles se co-constituent. Toutefois, la plupart des travaux sur la crise écologique et la protection de la nature se sont généralement concentrés sur l’un des deux aspects explicatifs. Les recherches en histoire environnementale se sont plutôt intéressées aux dimensions historiquement et socialement construites de nos rapports à la nature (Bonneuil et Fressoz 2016), tandis que les apports de l’anthropologie et de l’éthique environnementale ont davantage porté sur les conceptions du monde et les visions morales des sociétés (Descola 2005). Certains travaux traitent cependant conjointement des deux aspects, notamment en proposant une analyse historique des changements de conceptions de la nature en lien avec les changements sociaux (Merchant 1990).

Une responsabilité différenciée : un Anthropos, des sociétés humaines

   Lorsque l’on parle d’enjeux climatiques et écologiques, il est difficile d’échapper au concept d’« anthropocène ». Ce terme, proposé en 2002 par le géologue Paul Crutzen, est utilisé pour nommer une nouvelle ère géologique au cours de laquelle les humains sont devenus la force géologique majeure (Crutzen 2002). Ce concept est né dans le domaine des sciences de la nature, mais les sciences humaines et sociales ne tardèrent pas à le reprendre, parfois en le complétant, parfois en le critiquant. En histoire environnementale en particulier, des travaux ont insisté sur la question de la différenciation de la responsabilité humaine et des sources des contributions majeures aux problèmes écologiques et climatiques. Ces études soulignent l’importance de mettre le récit de l’anthropocène à l’épreuve des évolutions historiques et sociales car « chaque récit d’un “comment en sommes-nous arrivés là ?” constitue bien sûr la lorgnette par laquelle s’envisage le “que faire maintenant ?” » (Bonneuil et Fressoz 2016, p. 12). Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz proposent une relecture du concept d’anthropocène avec une mise en perspective historique. Ils montrent les limites du récit officiel de l’anthropocène et mettent en lumière d’autres récits explicatifs. Selon le récit officiel,repris par la plupart des scientifiques et philosophes s’intéressant à la question, l’espèce humaine aurait détruit la nature sans s’en rendre compte, jusqu’à ce que ces impacts deviennent globaux et de long terme, et que des scientifiques nous fassent prendre conscience des conséquences catastrophiques de nos actions. Bonneuil et Fressoz signalent plusieurs limites de ce récit. Tout d’abord, le terme d’anthropocène réduit la pluralité des situations et sociétés humaines à un anthropos indifférencié, abstrait et uniformément responsable. Ce faisant, il occulte les apports des sciences sociales qui mettent en évidence les différences et les inégalités dans les rapports sociaux et donc aussi dans les implications respectives dans les choix historiques ayant mené à la situation actuelle, ainsi que dans la capacité à se prémunir aujourd’hui des conséquences des changements écologiques et climatiques. De plus, ce récit postule une ignorance passée concernant les conséquences de nos actions qui est mise en contraste avec les savoirs actuels sur les problèmes écologiques et climatiques. Or, la prise de conscience des impacts anthropiques sur la Terre ne datent pas de la fin du XXème siècle. Fressoz a montré que les sociétés passées possédaient également une réflexivité environnementale (Fressoz 2012). Par exemple, en juillet 1494, Christophe Colomb observe le lien entre les forêts et les précipitations. Il sous-entend que l’exploitation de bois dans le Nouveau Monde permettra de diminuer les précipitations et donc de le rendre habitable et colonisable. Entre la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècles, la déforestation « était pensée comme la rupture d’un lien organique entre l’arbre, la société humaine et l’environnement global » (Bonneuil et Fressoz 2016, p. 94). Pourtant, cette période se caractérise par une augmentation significative de l’exploitation des ressources naturelles. L’histoire de l’anthropocène ne serait donc pas « celle d’une prise de conscience, mais celle de la construction d’une certaine inconscience modernisatrice » (Fressoz 2012). En outre, ce récit d’une prise de conscience contemporaine masque les raisons pour lesquelles nous avons agi par le passé dans le sens d’une domination toujours plus importante sur la nature alors même que nous savions qu’elle avait et qu’elle aurait des conséquences. Ce récit suppose que, maintenant que nous savons, nous pouvons agir, comme si les connaissances étaient le facteur limitant. Pour Bonneuil et Fressoz, le récit de l’anthropocène « tend à dépolitiser les enjeux écologiques du passé », en occultant le fait que l’issue n’était pas inéluctable à cause d’une supposée ignorance, et qu’elle provient au contraire de choix politiques, sociaux et historiques, qui se sont accompagnés d’une neutralisation, voire d’un écrasement, des contestations (Bonneuil et Fressoz 2016, p. 96). Enfin, ce récit d’un avènement du savoir apporté par les scientifiques et déclencheur d’une prise de conscience généralisée place les savants dans une posture de guides éclairés à qui nous pourrions nous remettre pour remédier aux problèmes climatiques et écologiques.

Pourquoi l’interdisciplinarité ?

   Nous définissons l’interdisciplinarité comme une co-construction entre plusieurs disciplines de concepts, de méthodes et de champs d’études communs. En effet, l’interdisciplinarité ne se limite pas aux deux fonctions qui lui sont le plus souvent attribuées : dépasser la frontière entre les sciences et la société et contribuer à l’innovation ; elle peut également avoir pour rôle de reconcevoir les objets de recherche et les relations entre les sujets et les objets de recherche (Barry, Born, et Weszkalnys 2008). L’interdisciplinarité entre l’écologie, la philosophie et l’histoire des sciences peut permettre d’aller au-delà de la dichotomie science-société – l’écologie étant « la plus humaine des sciences de la nature » (Deléage 2000, p. 5). Cette thèse s’inscrit dans une approche philosophique participant à la création de nouveaux concepts, méthodes ou champs d’étude avec l’écologie et pour les domaines dans lesquels cette dernière peut être mobilisée, tels que la compréhension et la gestion de la nature. Dans cette perspective, il ne s’agit donc pas de juxtaposer des éléments provenant de l’écologie et de la philosophie ou de tenter une synthèse entre différentes approches, ni d’établir une division hiérarchique du travail entre philosophie et écologie, mais plutôt d’engager un dialogue interdisciplinaire pour traiter des problèmes concrets de l’écologie « en action » (Barry, Born, et Weszkalnys 2008). Cette interdisciplinarité entre écologie et philosophie nous permet de contribuer à un nouveau champ de recherche pluridisciplinaire qui est convoqué, depuis les années 1970, pour répondre aux problématiques liées aux rapports entre les actions des humains et la nature (Mahrane 2015). En effet, l’écologie scientifique est explicitement et implicitement mobilisée dans de nombreuses actions collectives des humains sur leur environnement. Or, non seulement les contextes social, économique, politique et culturel contribuent à forger les types de connaissances produits par l’écologie scientifique, mais cette dernière contribue à son tour à orienter nos actions – collectives et individuelles – sur la nature. L’approche interdisciplinaire permet ainsi, dans ce champ de recherche, de penser et de créer des concepts ou « objets frontière » (Star et Griesemer 1989), c’est-à-dire des objets d’étude qui habitent plusieurs mondes sociaux ou disciplines entrecroisées, tels que « nature », « écosystème », ou « conservation ». Il ne s’agit donc pas de simplement importer des concepts ou méthodes d’une discipline à l’autre (avec tous les risques qu’une telle opération comporte) (Legay 2006), mais bien de co-construire des champs, méthodes et concepts de recherche interdisciplinaires pour interroger la manière dont les connaissances écologiques sont mobilisées, notamment sous la forme d’expertise, et influencent les différentes formes de gestion collective de la nature

Analyse épistémologique des savoirs de l’écologie

   Afin d’analyser les connaissances de l’écologie scientifique qui sont mobilisées dans les discours sur l’action sur la nature, de nombreux concepts peuvent être empruntés à la philosophie et à la sociologie des sciences, parmi lesquels notamment : paradigme et matrice disciplinaire (Kuhn), style de pensée et collectif de pensée (Fleck), culture épistémique (Knorr-Cetina), communauté épistémique (Haas), engagement épistémique (Granjou et Arpin), régime de savoir-pouvoir (Pestre et Marhane). La discussion successive de chacun de ces concepts, à partir de la littérature de référence, permettra par la suite de distinguer ceux qui sont pertinents pour notre cas d’étude et dans quelle acception nous nous proposons de les mobiliser. Le concept de « paradigme scientifique », développé par Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques, désigne les « manières incommensurables de voir le monde et d’y pratiquer la science » (Kuhn 2008 [1962], p. 21). Les paradigmes sont « la source des méthodes, des domaines de recherche et des normes de solution acceptés à n’importe quel moment donné par tout groupe scientifique arrivé à maturité » (Kuhn 2008, p. 148), ils renseignent « les scientifiques sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent » (Kuhn 2008, p. 155). Kuhn utilise toutefois ce concept selon plusieurs acceptions différentes dans son livre, ce qui le conduira à préciser dans une postface ultérieure que le paradigme « représente tout l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné » (Kuhn 2008, p. 238), il est « ce que les membres d’une communauté scientifique possèdent en commun, et, réciproquement, une communauté scientifique se compose d’hommes qui se réfèrent à un paradigme » (Kuhn 2008, p. 240). Pour Kuhn, les paradigmes son incommensurables, c’est-àdire qu’il ne peut exister en même temps deux paradigmes dans une discipline, puisque chacuncorrespond à une manière de concevoir les problèmes et les moyens pour les résoudre demanière complètement différente ; l’un peut seulement remplacer l’autre suite à ce que Kuhn qualifie de « révolution scientifique ». Par exemple, le paradigme de l’héliocentrisme a succédé au paradigme du géocentrisme, celui de la mécanique quantique à celui de la mécanique classique, sans pour autant que cela relève d’une « erreur de méthode – [les diverses écoles] étaient toutes scientifiques » (Kuhn 2008, p. 21) ; ce qui a changé est la manière d’appréhender le monde. Toujours dans cette postface, Kuhn introduit le terme de « matrice disciplinaire » afin d’opérer un recentrement sur les aspects épistémologiques. Kuhn définit ainsi le terme de matrice disciplinaire : « disciplinaire, parce que cela implique une possession commune de la part des spécialistes d’une discipline particulière ; matrice, parce que cet ensemble se compose d’éléments ordonnés de diverses sortes, dont chacun demande une étude détaillée » (Kuhn 2008, p. 248). La matrice disciplinaire désigne un ensemble de modalités partagées par une communauté scientifique, formant ainsi une discipline constituée par cet ensemble d’éléments (les généralisations symboliques, les paradigmes métaphysiques, les valeurs scientifiques et les exemples communs). Les généralisations symboliques sont les conventions de formalisation, notamment de lois scientifiques (sous une forme mathématique par exemple) ainsi que d’expressions de dénomination, de classification, etc. Les paradigmes métaphysiques désignent l’ensemble des présupposés et croyances sous-tendues, incluant les modèles heuristiques (où le présupposé n’est pas tenu pour vrai mais est adopté car considéré comme utile et fécond pour la recherche) et les modèles ontologiques (où le présupposé est tenu pour vrai, comme décrivant une réalité). Les valeurs scientifiques correspondent aux critères normatifs qui doivent être respectés pour que l’activité et les connaissances scientifiques soient acceptées et reconnues (par exemple, la prédiction, la quantification, l’exactitude, l’utilité sociale, etc.). Enfin, les exemples communs sont les méthodes et solutions concrètes ou techniques archétypiques servant de modèle à la résolution de problèmes scientifiques.

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Table des matières

Introduction
Savoir agir avec la nature en temps de crise écologique
Les discours sur la crise écologique
L’articulation entre savoirs écologiques et actions sur la nature
Méthodes et matériaux d’étude
Interdisciplinarité écologie, philosophie et SHS
Méthodologie générale
Choix des matériaux d’étude
Méthodes d’analyse des documents
Partie I. Les savoirs de l’écologie dans les actions sur la nature
Chapitre 1. Quels savoirs pour quelle action ?
Esquisse historique de l’écologie scientifique
Les styles de pensée de l’écologie scientifique
Les styles de pensée de l’écologie en action
Hypothèses sur ce qui guide le passage du savoir à l’action
Chapitre 2. Choix des savoirs et engagements dans l’action
Des styles de pensée aux styles d’engagement
Les styles d’engagement de l’écologie en action
Chapitre 3. Trajectoires historiques et institutionnelles des savoirs et actions sur la nature
La conservation en réserve naturelle nationale
L’évaluation d’impact environnemental
Les opérations de restauration écologique
Partie II. Les valeurs véhiculées par les savoirs dans les actions sur la nature
Chapitre 4. Entre crédibilité et légitmité : valeurs scientifiques et valeurs sociales en tension
L’action publique sous tension : le cas de l’évaluation d’impact environnemental
Impératifs scientifiques et délibératifs : exigences épistémiques ou éthiques ?
Chapitre 5. Articulation des impératifs scientifique et délibératif dans les discours
Délibération scientifique et styles de pensée dans l’étude d’impact
Délibération scientifique et méthodes d’évaluation de l’état initial et des impacts
Négation du collectif, affirmation de la scientificité
Chapitre 6. Une conception sociale de la science pour l’action
Les sciences comme activités sociales : implications pour l’EIE
La délibération comme activité savante et vivante
Partie III. Les conceptions de la nature dans l’écologie en action
Chapitre 7. Esquisse d’une topographie des conceptions contemporaines de la nature 
Les multiplicités face à la matière inerte, l’animalité et l’homme
L’animal en vue de l’humain
Un monde dépeuplé de mondes
L’essence des vivants non-humains
Les étants en tant que tels
Configurations des mondes
La vie suspendue dans le temps
Chapitre 8. Par-delà les conceptions modernes et anti-modernes de la nature 
Un grand partage qui demeure
Un anti-modernisme pris dans le tapis de la modernité
Les vivants non-animaux
Le normal et le pathologique des mondes : conséquences pour l’action écologique
Chapitre 9. Les conceptions de la nature en plaine de Crau
Les lézards, entre compartimentation et lien au milieu
Les galets, entre objectification et liens écologiques
Conclusion
Articulations entre savoirs écologiques et actions sur la nature
Savoirs et actions entre légitimité et conflits
Bibliographie

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