Les Quatre préceptes (al-aḥkām al-arba‘a)

Ce qui caractérise l’islam shi’ite en général et le shi’isme imamite ou duodécimain en particulier, au sein des nombreux courants religieux de l’islam, ce qui marque spécifiquement les textes shi’ites fondamentaux, c’est-à-dire le corpus du Ḥadīth ancien, ce sont les dimensions mystique, ésotérique et initiatique. Après les nombreuses études de Louis Massignon (surtout sur la figure mystique de Fāṭima) et de Henry Corbin (notamment sur la philosophie et mystique spéculative dans le shi’isme) , les œuvres abondantes de Heinz Halm et de Mohammad Ali Amir-Moezzi ont définitivement établi ce fait. Ce n’est donc pas le droit, le domaine juridique qui distingue particulièrement le shi’isme minoritaire, et particulièrement l’imâmisme, du sunnisme majoritaire. Comme l’écrit à juste titre Y. Linant de Bellefonds : « Au plan des solutions pratiques dans le domaine juridique, les duodécimains ont des options qui sont toujours celles d’une des écoles sunnites, et de ce point de vue, les divergences avec le sunnisme ne sont pas plus accusées qu’à l’intérieur même du sunnisme » .

Cependant, dans le droit imamite, il y a un « chapitre » précis qui nuance fortement la phrase du grand spécialiste du droit musulman et ce chapitre est celui des « Quatre préceptes » ou « Quatre cas juridiques » puisque ces derniers sont directement liés à l’Occultation du dernier imam des duodécimains et caractérisent donc très spécifiquement le droit imamite. Par l’expression « Quatre préceptes » (al aḥkām al-arba‘a) on désigne quatre pratiques collectives qui, selon le droit shi’ite imamite, sont devenues problématiques à cause de l’Occultation de l’imam, à savoir les prières collectives notamment celle du vendredi, les peines légales (ḥudūd), le jihād, et certains impôts légaux ; ils appartiennent au domaine juridique ou de ce que l’on appelle les « branches » (furūʿ), dérivées des principes de la religion (uṣūl al dīn), c’est-à-dire le droit religieux (fiqh). Ces branches ont été codifiées pour la plupart plusieurs siècles après l’époque du prophète Muḥammad. Pour les comprendre, il est nécessaire d’étudier le contexte de leur émergence et les influences qui ont été à l’œuvre pour leur application. Quelles doctrines ou institutions ont été fondées sur la base de ces préceptes et comment se sont-elles perpétuées jusqu’à nos jours ? Pour répondre aux questions posées autour de ces quatre préceptes dans la pensée shi‘ite durant la période d’Occultation du douzième imam, il faut commencer par étudier de manière critique les œuvres des savants qui ont élaboré des théories à ce sujet. Il n’est évidemment pas possible d’étudier tous les savants qui ont commenté ces préceptes, ou tous les courants de pensée et toutes les tendances politiques de ces époques. Toutefois, un aperçu général du contexte intellectuel et du contexte politique à certaines époques est nécessaire pour saisir pleinement la nature de ces théories et leur mise en application. En outre, l’analyse sémantique des mots-clés et des liens entre ces mots constitue un élément important dans notre approche. Avant d’aborder les étapes de l’évolution de ces quatre préceptes, il convient de donner une brève définition et de déterminer le moment de leur émergence.

L’édifice dogmatique de l’islam a deux fondements : les principes de la religion (uṣūl al-dīn), auxquels tout musulman doit croire, et les branches (furūʿ) dérivées de ces principes, c’est-à-dire l’application juridique de ces principes dans les domaines politique, économique, social et culturel que le musulman doit respecter dans sa vie quotidienne. Mais on ne trouve dans le Coran ou dans les ḥadīth-s les plus anciens, aussi bien shi‘ites que sunnites, que les fondements et prémices des « branches de la religion » explicitement énoncées ou codifiées. On y trouve cependant un ensemble plus ancien de préceptes et de valeurs, comprenant le blâme des « mauvaises actions » (munkar) et la recommandation des « bonnes actions » (maʿrūf) et qui constituent le socle des préceptes proprement juridiques . Autrement dit, le Coran comporte assez peu de données juridiques. Il procure plutôt un cadre moral et spirituel à partir duquel les savants juristes ont pu élaborer des théories et pratiques juridiques. D’un côté on trouve le blâme d’actes comme le meurtre et différentes espèces de crime, la débauche, l’obéissance aux tyrans ; d’un autre côté, la recommandation d’actes comme le pardon, l’aide à l’opprimé, l’équité, la justice, l’aumône, la foi, la bonne conduite, la piété, etc. Les principes et les branches du droit sous leurs formes actuelles ne se trouvent donc pas dans le texte du Coran . Mais des juristes et des théologiens se sont efforcés de les déduire des versets coraniques et des traditions rapportées dans le corpus de Ḥadīth afin de les présenter aux fidèles sous l’autorité des textes sacrés .

Le shi‘isme duodécimain, quant à lui, compte cinq dogmes dont les trois premiers sont partagés avec le sunnisme :
1. L’affirmation du principe fondamental de la foi, à savoir l’Unicité divine (tawḥīd) ;
2. L’affirmation de la Prophétie (nubuwwa), le fait que Dieu transmet de temps en temps des messages à des messagers qui les font connaître à leur communauté ; c’est en dernier lieu le cas de la mission législatrice du prophète Muḥammad b. ‘Abd Allāh ;
3. L’affirmation de l’existence du Jugement dernier et du « tribunal final » de la Résurrection ; croire que le terme final (maʿād) de l’existence est la Résurrection, le Jour du Jugement dernier, du décompte des actions en présence de Dieu quand tous les hommes seront réunis et que chacun recevra la récompense ou la punition de ses actes. Les deux derniers sont proprement shi’ites :
4. L’affirmation de la Justice (‘Adl) de Dieu appliquée selon le mérite de chacun.
5. L’affirmation de l’imamat, succession du Prophète représentée par la direction spirituelle et temporelle des douze imams infaillibles depuis ‘Alī Ibn Abī Ṭālib jusqu’au Mahdī occulté et attendu. Les trois premiers sont appelés « les fondements de la religion » (uṣūl al-dīn) et les deux derniers « les fondements de la voie » (i.e. de « la voie » shi’ite – uṣūl al-madhhab). Le dernier principe, malgré sa place, constitue le socle de la foi proprement shi’ite, c’est-à-dire le dogme de l’existence des imams comme les continuateurs et les garants du bon fonctionnement des messages prophétiques. Il s’agit du principe qu’exprime l’adage shi’ite : l’imamat ou la walâya constitue le sens profond de la prophétie (al-imāma/alwalāya bāṭin al-nubuwwa) . Les branches de la religion (furū‘ al-dīn) ou « préceptes légaux », fixés assez tardivement et énonçant les normes du culte dans le dogme shi‘ite sont au nombre de dix, les huit premiers étant communs avec le sunnisme. Ce sont : la prière canonique quotidienne (Ṣalāt), le jeûne de Ramaḍān (ṣawm), le pèlerinage à la Mecque (ḥajj), l’aumône (zakāt), la guerre sainte (jihād), ordonner le bien (al-ʾamr bi-l-maʿrūf) et interdire le mal (al-nahī ‘an al-munkar). Les deux derniers, typiquement shi’ites, concernent encore une fois la personne des imams : l’affirmation de l’amour (walāya/tawallī) pour les imams et la dissociation (barā’a/tabarru’) d’avec leurs ennemis. Notre étude porte sur certaines applications particulières de quatre parmi ces dix préceptes. Pourquoi ces quatre préceptes (al-aḥkām al-arba‘a) en particulier? Comme on l’a dit, l’application et la mise en pratique de ces quatre préceptes sont problématique durant la période d’Occultation de l’imam, pilier de la religion shi’ite :

1. Les prières collectives, effectuées lors de certaines occasions rituelles : prière du vendredi (Ṣalāt al-jum‘a), prière de la Fête du Sacrifice (‘ayd al-aḍḥā) , prière de la Fête de la rupture du jeûne (‘ayd al-fiṭr). Ces prières sont accompagnées d’autres obligations religieuses comme celle d’assister à la prédication du sermonnaire. Il s’agit de la forme collective de la prière canonique individuelle.
2. L’application des peines et des châtiments religieux, plus précisément des peines prévues par le texte coranique. Elles sont considérées comme dérivant des deux principes d’ordonner le bien et d’interdire le mal.
3. Le jihād ou « combat saint », bien entendu dans son sens physique extérieures.
4. Les versements religieusement obligatoires : l’impôt du « cinquième » (khums) et l’aumône (zakāt).

La particularité des quatre préceptes c’est qu’ils sont collectifs et que pour être adéquatement accomplis ils ont besoin, selon le droit imamite, de la présence de l’imam infaillible en personne ou de quelqu’un nommément désigné par ce dernier. En l’absence de l’imam et de son délégué désigné, comme c’est le cas pendant la période appelée « l’Occultation majeure » (al-Ghayba al-kubrā), c’est-à-dire celle qui est la nôtre selon le shi’isme, la pratique de ces préceptes devient problématique. La théorisation de ces quatre préceptes est au cœur des spécificités pratiques de l’école juridique shi‘ite duodécimaine. Leur application, c’est-à-dire leur pratique effective concrète, d’après les traditions shi‘ites les plus anciennes, n’ont de sens et ne peuvent se réaliser que par l’imam et en sa présence. En période d’Occultation, l’application de ces préceptes est donc théoriquement suspendue. Tant que les shi‘ites avaient accès à leurs guides, les imams historiques, ils n’avaient pas besoin, pour résoudre leurs problèmes, d’autres sources de connaissance et de pratique. En ce qui concerne le droit et les pratiques juridiques, la religion shi’ite s’est particulièrement développée pendant les imamats des cinquième et sixième de leurs imams, à savoir Muḥammad al-Bāqir et Jaʿfar al-Ṣādiq , c’est-à-dire grosso modo de la moitié du premier à la moitié du deuxième siècle de l’hégire. Pendant la période des imams historiques, les fidèles se référaient directement aux imams et à leurs disciples directs, leur soumettant des questions et des problèmes concernant leur vie de tous les jours. Il y avait aussi des savants qui prenaient note de toutes les paroles des imams et les compilaient ensuite dans des recueils appelés uṣūl ou musannaf, sources premières des grandes compilations de ḥadīth-s ultérieures . Ainsi, du 1er au 4e siècles/7e -10e siècles, les enseignements de l’imam vivant, procurés soit oralement soit par écrit dans les recueils de ḥadīth-s, suffisaient pour répondre aux besoins des fidèles. C’est après la disparition du douzième  et dernier imam que certains aspects de la vie religieuse de ces derniers sont devenus fortement problématiques.

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Table des matières

Introduction
Première partie : le jihād
Remarques préliminaires
La question du jihād offensif
L’Occultation et la question du jihād
Le jihād selon les islamologues occidentaux
Les théories des premiers juristes-théologiens shi’ites à propos
du jihād offensif
Théories pour l’arrêt et l’interdiction du jihād offensif
Théories favorables au jihād offensif
Substituts au jihād offensif
Deuxième partie : les taxes religieuses, le khums et la zakāt
Remarques préliminaires
L’origine des taxes religieuses
Le prophète Muḥammad et le khums
Le khums après la période prophétique
La zakāt
L’évolution des théories du khums depuis l’Occultation
Remarques supplémentaires au sujet du khums
Les bénéficiaires
Le khums rend licite ce qui est illicite
Les sayyid-s, un groupe particulier qui bénéficie du khums
Les partisans du caractère obligatoire du khums
Les opposants au khums obligatoire
Quelques mots sur la zakāt
Le kharāj pendant le temps de l’Occultation
Troisième partie : les peines légales
Remarques préliminaires
L’application des peines légales pendant la période de l’Occultation
Les partisans de l’application des peines légales
Les opposants de l’application des peines
Les juristes de l’hésitation
Les partisans de la transformation des peines en d’autres châtiments
corporels minorés (taʿzīr)
Les partisans d’une application légale évitant mort et blessures
Quatrième partie : la prière du vendredi
Remarques préliminaires
La prière du vendredi et la taqiyya
La prière du vendredi pendant le temps de l’Occultation
Les défis de la légitimité
Traités sur l’obligation de la prière du vendredi
Traités sur l’obligation à choix multiple
Les partisans de l’illégalité de la prière du vendredi
Conclusion
Annexes

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