LES ENJEUX DE LA GESTION DU BOIS DANS LES COURS D’EAU

L’objectivation – c’est-à-dire l’individualisation d’une entité « dans l’hétérogénéité de l’espace pour l’appréhender, lui donner du sens et agir sur lui » (Debarbieux, 2004) – a des modalités cognitives, sociales et politiques. L’objet « bois en rivière » ne s’est constitué que tardivement dans le champ des sciences environnementales, à mesure que les sociétés contemporaines ont dû gérer les implications regrettables de sa présence ou de son absence dans les plaines d’inondation. Au XIXe siècle, les milieux aquatiques, et plus particulièrement l’eau courante, occupaient une place importante dans le fonctionnement des communautés locales en tant que matière première, source d’énergie, voie de communication. La rivière répondait au besoin en eau pour les bêtes, les cultures, voire pour la famille. Elle fournissait l’argile pour la brique et la poterie, le sable qui amendait les sols, le gravier et les galets nécessaires à l’élaboration des murs. Les arbres de la berge offraient du bois de construction, ils étaient régulièrement taillés lors des coupes affouagères – le port caractéristique du saule têtard en atteste encore. Le bois servait également à la confection de meubles, des outils agricoles ou de la cuisine. De temps à autre, un bois flotté était détourné. Plus souvent, le courant apportait du bois mort, véritable source d’énergie. La rivière portait de nombreux moulins à tan, à grains… La gestion commune des routes et des rivières témoignait de l’importance du transport fluvial. L’industrialisation et l’urbanisation, la dépopulation des campagnes et la déprise agraire sont autant de phénomènes qui ont contribué à changer les pratiques des riverains en répondant à leurs besoins quotidiens. La rivière est négligée par la communauté locale qui lui tourne aujourd’hui le dos en affichant de nouveaux styles de vie. La mise en valeur des parcelles inondables a progressivement été abandonnée. Désormais, le propriétaire riverain est connecté aux différents réseaux d’adduction d’eau potable, d’assainissement, d’évacuation des déchets ou encore d’énergie. Le cours d’eau ne fait plus partie de l’environnement vernaculaire : il n’a plus l’importance du robinet, de la route nationale ou du chauffage central. La rivière, hier pourvoyeuse de ressources pour le propriétaire du lit, devient souvent une contrainte. Le riverain n’a plus intérêt à l’entretenir, et d’ailleurs ne l’entretient plus malgré la législation actuelle. Désormais exclu du secteur de l’énergie et de celui des matériaux, le bois mort n’est plus soumis aux circuits d’échanges productifs, mais  appartient à la catégorie peu flatteuse des « inutiles au monde » qui y séjournent sans vraiment y appartenir. Informe, amorphe, le bois subit son insignifiance. Dévalorisé, il occupe une position de surnuméraire, en situation de flottaison dans une masse liquide étrangère. Il n’y est pas intégré, et n’est sans doute pas intégrable. Dès lors, il fait à nouveau l’objet d’attention en suscitant de l’inquiétude. Si elle n’est plus ni familière, ni quotidiennement pratiquée, la rivière répond à des motivations plus ponctuelles et est l’objet de pratiques recherchées. Elle reste un environnement important, qui nécessite d’être préservé, restauré, entretenu, renaturé, revitalisé, réaménagé… Comme Debarbieux (2004), Lussault (2003) a revendiqué le choix épistémologique du constructivisme et estimé que « les objets de connaissance et ce qu’ils visent, donc les phénomènes eux-mêmes, sont construits intégralement par les « artifices » (les opérations de fabrication et de traitement des faits) des acteurs – dont les artifices cognitifs, l’image en faisant partie ». Aussi les connaissances sur le bois en rivière sont-elles davantage tributaires de l’observateur que d’un inaccessible réel extérieur.

A mesure qu’il suscite de l’intérêt, le bois en tant qu’image change de statut (Groupe MU, 1992). Au creux du paysage fluvial, le bois n’est qu’une « figure » ou image perçue. L’individu donne corps à cet élément perçu en lui discernant des limites, des contours, des lignes ; il le distingue simplement au moyen de sa perception. Lorsque sa fréquence d’occurrence s’accroît, le bois en rivière devient une « forme » ou image mémorisée. Faisant intervenir sa mémoire, le sujet peut dès lors en comparer diverses manifestations : le tronc isolé et déposé sur un banc, le tronc ancré en berge (snag) ou encore l’accumulation de bois (embâcle). L’observateur distingue facilement les éléments ligneux selon leur taille : feuilles, brindilles, branches, racines, troncs, arbres… Le bois accède enfin au rang d’ »objet » ou image représentée lorsque l’individu en dépasse les propriétés visuelles. Il fait alors des bois en rivière, une catégorie dont la forme est bien identifiée. Il donne du sens à l’élément considéré, qui commence donc à faire « signe » dans l’environnement fluvial. Par exemple, il différencie le bois flottant (un arbre à la dérive, encore pourvu de son système racinaire) du bois flotté (un train de troncs sciés). Ainsi, la familiarisation avec le bois influe sur sa représentation, d’où l’intérêt du gradient d’indigénéité proposé par Chabenat (1996). Plus l’observateur est proche de la rivière, plus le regard qu’il porte sur ses éléments constitutifs est nuancé et complexe. A partir du moment où le bois influe sur les pratiques fluviales et riveraines, il est nommé et peut devenir un objet d’étude.

Problématique et hypothèses 

Le contexte de recherche 

Lors de la première conférence internationale sur le bois en rivière, tenue en Oregon en octobre 2000 (Gregory et al., 2003), les participants ont souligné l’existence de forts contrastes culturels quant à l’évaluation de la qualité des paysages de rivière, notamment en ce qui concerne les débris ligneux déposés dans les chenaux. En Allemagne et en Oregon, par exemple, la réintroduction de bois est devenue populaire au sein des programmes de restauration des cours d’eau, alors que de nombreux autres pays continuent d’exiger un nettoyage drastique. L’hypothèse suivante a alors été formulée : le contexte socioculturel, les pratiques de la rivière et la connaissance des écosystèmes d’eau courante influencent la perception que les individus ont du bois en rivière. L’étincelle qui est à l’origine de cette thèse doit ainsi beaucoup à un groupe de travail avec lequel il aura fallu composer pour que les données fussent acquises au moyen de protocoles identiques dans l’ensemble des aires géographiques considérées. Les géographes et les écologues mobilisés ont des conceptions bien différentes de leur discipline et des manières diverses de la pratiquer. Réunis autour d’un même objet – le regard porté sur le bois en rivière – et d’une même problématique – rendre compte de l’influence du contexte socioculturel sur la perception du bois présent dans un écosystème d’eau courante –, les participants ont entretenu de riches et constants échanges par courriel et lors de trois colloques (aux Etats-Unis, en France et en Ecosse). Ils ont rédigé des communications et publications communes. Si ces travaux collectifs ne vont pas sans quelques compromis, il reste qu’ils enrichissent considérablement les productions. Les résultats de plusieurs enquêtes – notamment une étude de perception environnementale et une analyse comparée des dispositifs législatifs – ont ainsi été centralisés et traités en France. Ils ont d’ailleurs été débattus lors d’un séminaire international financé par la Fondation Européenne pour la Science (European Science Foundation) et organisé à Lyon en octobre 2005. Si la problématique de cette thèse doit beaucoup à ce contexte international, il importe de préciser que son contenu procède également d’un partage des tâches effectué dans le cadre d’une communauté scientifique lyonnaise dont une partie s’est donnée comme objet de prédilection le bois en rivière, parmi d’autres composants des hydrosystèmes fluviaux. Soutenue en 1995, la thèse d’Hervé Piégay sur les ripisylves a initié toute une série de mémoires sur la question des embâcles dans les cours d’eau français (notamment Citterio, 1996 ; Moulin, 1999 ; Dufour, 2000). Puis Bertrand Moulin a soutenu, en décembre 2005, une thèse de géomorphologie fluviale dans laquelle il s’est efforcé d’identifier l’origine spatiale du bois mort, les modalités de son entrée dans l’hydrosystème, sa localisation et sa mobilité dans la bande active . L’objet, la problématique et le contenu de la présente thèse s’inscrivent dans cette démarche collective en développant un nouvel élément de connaissance, somme toute assez particulier par rapport aux contributions précédentes mais susceptible d’alimenter un questionnement d’actualité à l’interface naturesociétés. Davantage qu’une entité physique, l’objet est ici un système de représentations – le regard porté sur le bois en rivière et le sens qui lui est donné –, en tant que produit d’une relation des observateurs, usagers, gestionnaires et décideurs avec l’environnement fluvial. Ces représentations sont tributaires des pratiques liées aux cours d’eau et influencent les attitudes et comportements face aux bois flottants. Alors que la thèse de B. Moulin (2005) alimente le versant géomorphologique du corpus des nombreuses publications concernant le bois mort, cette thèse s’insère dans le cadre d’une géographie humaine, et principalement culturelle (Sauer, 1925 ; Cosgrove, 1998 ; Claval, 1999 ; Bonnemaison, 2000 ; Claval, 2003). Les acquis scientifiques au sujet des bénéfices écologiques du bois en rivière, de même que les aléas hydrauliques liés aux embâcles, ne sont considérés que dans la mesure où ils nourrissent une demande sociale en faveur de l’entretien des cours d’eau et déterminent au moins partiellement les pratiques pour y répondre.

Un modèle historique à vérifier

Afin de rendre compte de la demande sociale (Luginbühl, 2001) en faveur du maintien de l’entretien des cours d’eau, ainsi que du problème que constitue aujourd’hui l’acceptance sociale lors de la réintroduction de bois dans le cadre de projets de restauration, trois périodes historiques peuvent être distinguées. La situation actuelle consiste en une phase d’instabilité transitionnelle entre d’une part un état – révolu depuis une cinquantaine d’années – dont la stabilité était artificiellement garantie par les riverains en charge de l’entretien des berges et du lit des cours d’eau et d’autre part un état – encore à venir – dont la stabilité pourrait être assurée par la végétation et le bois mort dans les cours d’eau drainant des secteurs enregistrant une forte déprise rurale.

Hier, tout poussait les riverains à entretenir la ripisylve , à la rajeunir régulièrement par des coupes. Les besoins domestiques (notamment en bois de chauffe), la protection de berge et les pratiques agro-pastorales, tout contribuait à réduire la production de bois mort dans les boisements riverains et à en accroître les prélèvements dans la bande active. Aujourd’hui, la négligence ou l’abandon des pratiques d’entretien se traduisent par la maturation des formations végétales et le vieillissement sur pied du peuplement. La mortalité des arbres et les entrées de bois dans les cours d’eau s’accroissent. Les troncs dont la longueur excède la largeur de la rivière encombrent durablement le chenal, diversifient les conditions hydrauliques et sédimentaires, et complexifient les formes fluviales. Le lit s’élargit, des bancs de galets se forment et la rivière méandre à nouveau. Une boucle de rétroaction positive s’installe puisque « l’instabilité latérale engendre des processus à l’origine d’une production accrue de bois mort » (Dufour et al., 2005). Ce dernier s’accumule en des embâcles qui ne passent pas inaperçus dans les paysages fluviaux. Il est susceptible de menacer la permanence d’activités humaines qui se sont installées dans le lit majeur. Des considérations esthétisantes et sécuritaires peuvent motiver sa suppression.

Demain, le profil en long s’ajustera à cette rugosité accrue par les dépôts de bois, ce qui se traduira par une nouvelle stabilité (Mosley, 1981). Dans le chenal et sur la plaine d’inondation, cet équilibre peut être obtenu par l’intermédiaire (mediated equilibrium) de la végétation et du bois qui influencent considérablement les conditions hydrauliques, le transport de la charge grossière, l’érosion de berge et les dépôts dans le chenal (Brooks et Brierley, 2002). Toutefois, dans un environnement aménagé, ces conditions poseront quelques problèmes : une meilleure connexion lit mineur/lit majeur présente des bénéfices écologiques, mais implique aussi les nuisances associées à une fréquence d’occurrence accrue des inondations (Piégay et al., 2005).

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
I. PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES
II. LE CADRE PARADIGMATIQUE DE L’ETUDE
III. LES PARTIS PRIS DE L’ETUDE
IV. L’ORGANISATION GENERALE DE LA RECHERCHE
PREMIERE PARTIE. LE BOIS EN RIVIERE, UNE SOURCE DE DISSENSION
CHAPITRE UN. LES ENJEUX DE LA GESTION DU BOIS DANS LES COURS D’EAU
I. LES CONTRAINTES ET LES RISQUES LIES AUX EMBACLES DE BOIS
II. LES (MACRO)DECHETS FLOTTANTS
III. LES ATOUTS ECOLOGIQUES DU BOIS EN RIVIERE
CHAPITRE DEUX. L’ENTRETIEN DES COURS D’EAU
I. ETUDE COMPAREE DES DISPOSITIFS LEGISLATIFS
II. EN QUETE DE STABILITE : L’ENTRETIEN DE LA RIVIERE DANS LES GUIDES DE GESTION
III. TENDANCES ACTUELLES DE L’ENTRETIEN DES COURS D’EAU FRANÇAIS
DEUXIEME PARTIE. LE RENOUVELLEMENT DES PREOCCUPATIONS
CHAPITRE UN. Y A-T-IL UNE PLACE POUR LE BOIS DANS LA RIVIERE AMENAGEE ?
I. LE RAMASSAGE DU BOIS MORT : LA REDUCTION DES STOCKS
II. L’EXPLOITATION DES ESPACES RIVERAINS : LA REDUCTION DES INTRANTS DE BOIS DANS L’HYDROSYSTEME
III. LA PRECOCE EXPLOITATION DU POTENTIEL HYDRAULIQUE : LA MOBILITE ENTRAVEE DES BOIS FLOTTANTS
CHAPITRE DEUX. SPECIFICITE TERRITORIALE ET PETITS ARRANGEMENTS AVEC LA LOI : ENTRETENIR LA RIVIERE
I. LES FONDEMENTS DE L’ENTRETIEN DES COURS D’EAU
II. LES RESISTANCES TERRITORIALES AU DOGME
III. PETITS ARRANGEMENTS AVEC LA LOI
CHAPITRE TROIS. EXPLIQUER L’INONDATION : CAUSALITE ET RESPONSABILITE
I. DE PLUS EN PLUS D’EMBACLES DE BOIS EN RIVIERE ?
II. LE ROLE DES PRATIQUES ET REPRESENTATIONS COLLECTIVES LORS DE L’EXPLICATION DES EXTREMES HYDROLOGIQUES
TROISIEME PARTIE. L’HETEROGENEITE DES REPRESENTATIONS
CHAPITRE UN. LES ETUDES D’EVALUATION ENVIRONNEMENTALE : LES PERCEPTIONS ET LES PREFERENCES CONCERNANT LES COURS D’EAU
I. TOUR D’HORIZON DES PERSPECTIVES DE RECHERCHE
II. LES PRINCIPAUX RESULTATS DES TRAVAUX PRECEDENTS
III. LES OPTIONS METHODOLOGIQUES
CHAPITRE DEUX. LE PROTOCOLE DE L’ENQUETE
I. L’ELABORATION DES QUESTIONNAIRES
II. L’ANALYSE DES DONNEES
CHAPITRE TROIS. RESULTATS
I. LA DIVERSITE GEOCULTURELLE DE LA PERCEPTION DU BOIS EN RIVIERE
II. L’EVALUATION ENVIRONNEMENTALE DU BOIS EN RIVIERE PAR LES GESTIONNAIRES DES COURS D’EAU FRANÇAIS
III. L’INFLUENCE D’UNE FORMATION ENVIRONNEMENTALE
CHAPITRE QUATRE. ELEMENTS DE DISCUSSION
I. UNE DISSONANCE COGNITIVE : DESIR DE NATURE ET EXIGENCE D’UNE INTERVENTION HUMAINE
II. LE ROLE DE LA FAMILIARITE, DES PRATIQUES ET DE LA CONNAISSANCE
III. ACCEPTANCE SOCIALE, NECESSITE DU DEVELOPPEMENT ET EDUCATION ENVIRONNEMENTALE
IV. UN IMAGINAIRE COLLECTIF DU BOIS EN RIVIERE ?
CONCLUSION GENERALE
ANNEXES

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