Les historiographies des esclavages sous l’Antiquité

Les historiographies des esclavages sous l’Antiquité

Moses I. Finley (1912-1986), spécialiste de la Grèce antique, a consacré plusieurs publications à l’esclavage, de la fin des années 1950 jusqu’à sa mort. Il avait distingué les formes variables de la servitude et posé la question du rôle central joué par la main d’œuvre servile dans l’économie et les rapports régissant la société dans un premier article. Plus tard, en « décloisonnant » l’étude du fait servile dans la Grèce antique en la confrontant à celle des Amériques à l’époque moderne, M. I. Finley a notamment opéré la distinction entre « les sociétés esclavagistes » et « les sociétés à esclaves ». Pour les premières l’esclavage et la main d’œuvre servile, du fait du poids démographique conséquent des esclaves, auraient été au cœur du fonctionnement de la cité et de l’économie ; tandis que pour les secondes, la place des esclaves aurait été plutôt marginale, voire anecdotique.

Pour la Rome antique, la recherche sur l’esclavage à la fin de la République et au début de l’Empire a été prolifique. Entre autres, on peut mentionner Keith Bradley comme un auteur incontournable s’étant par ailleurs appuyé sur la définition finleyienne de la société esclavagiste.

Les études de Yan Thomas sur les régimes juridiques du droit de la famille et de la valeur des choses sont très éclairantes et mettent en lumière la généalogie de certains raisonnements et positions des jurisconsultes musulmans dont les décisions s’avérèrent décisives dans le droit de l’esclavage chez les Ottomans. Jean-Christian Dumont a la particularité d’avoir consacré une monographie tripartite à l’esclavage chez les Romains, dont seule la première partie traite des aspects juridiques, sociaux, événementiels et économiques du fait servile, intitulée « l’esclave dans la réalité » : les parties suivantes de son ouvrage portent sur les représentations (« l’esclave au théâtre », « l’esclave dans la théorie »), abordant ainsi les images, les discours et les justifications philosophiques argumentées de l’esclavage . On devrait signaler la critique historiographique à charge de Niall McKeown qui a pris à partie presque tous ses prédécesseurs occidentaux et soviétiques ayant publié sur les esclavages grecs et romains : son reproche principal (argumenté de manière convaincante) concernait le plaquage des schèmes explicatifs et cadres théoriques préconçus qui ont déformé la pratique historiographique sur l’esclavage antique dont l’instrumentalisation aurait fait plus le prétexte d’un discours préconçu qu’un objet d’étude se dégageant des sources. À cette date, son essai reste parmi les meilleurs outils analytiques pour parcourir une partie importante des publications scientifiques de ce champ spécialisé.

Un néologisme récent (dû à un autre historien de l’Antiquité) désigne les discours sur et de l’esclavage : la doulologie. Peter Garnsey avait tenté d’analyser les idées exprimées par les philosophes des époques classique, hellénistique et romaine sur l’esclavage ; son étude comprend les critiques et les justifications de l’esclavage, ainsi que le recours à l’esclavage comme métaphore sous la plume de certains : son ouvrage constitue en somme une anthologie des auteurs importants qui vont d’Aristote aux premières générations chrétiennes. Environ deux décennies plus tard, l’historien romaniste Jerry Toner a entrepris une approche bien plus expérimentale et audacieuse : à partir des sources primaires et de la littérature secondaire sur l’esclavage à Rome, il a imaginé un propriétaire moyen d’esclaves, Marcus Sidonius Falx, qu’il a fait disserter sur la façon de recruter, d’exploiter et de vivre avec les esclaves en tant que bon citoyen romain qui s’en prend avec acharnement à des figures rebelles comme Spartacus. À la fin de chaque chapitre de la « source », J. Toner prend la parole et commente l’extrait en tant qu’historien. Cette tentative de recherche empathique constitue un essai littéraire intéressant en soi, porte un regard neuf dans l’effort de comprendre les contemporains pour qui l’esclavage était ordinaire et nécessaire et contient de nombreux traits humoristiques dans son format schizophrénique assumé. Sans verser dans le pastiche, ni dans la dérision, je m’efforcerai plus bas d’explorer l’éthique de l’esclavage chez les Ottomans en me contentant de citer et d’analyser des sources de l’époque. Or, il y a un auteur (ou une tradition) qui constitue véritablement un lien entre l’Antiquité et l’éthique des pratiques esclavagistes chez les Ottomans : c’est le philosophe néo-pythagoricien Bryson (du I er siècle de notre ère). Son Oikonomikos, traitant de la gestion de la maisonnée et de l’optimisation des ressources matérielles articulée avec une vision éthique des relations sociales remontant à la cellule familiale, fut originellement rédigé en grec : il nous est parvenu dans ses versions arabes, hébraïques et ses fragments en latin. Bryson, héritage de l’Antiquité tardive pour la pensée économique islamique du Moyen Âge, a connu une diffusion indirecte chez les Ottomans par le biais des auteurs comme Kay Kā ūʾ s bin Iskandar (m. après 1082), Nasīr al-dīn al Ṭūsī (m. 1274), Jalāl al-dīn Dawwānī (m. 1502) et ın Ḳ ālızāde Al ʿ ī Çelebi (m. 979/1572). Simon Swain a publié la meilleure édition critique du traité de Bryson à partir de tous les fragments conservés, avec un commentaire approfondi mettant en avant l’influence de sa pensée sur les auteurs musulmans notamment à partir du X e -XIe siècle.

Des études de médiévistes

Le domaine des études médiévales axées sur la Méditerranée nous approche davantage du cadre ottoman. Les réflexions de Marc Bloch sur la transition graduelle de l’esclavage au servage féodal à partir de la fin de l’Antiquité, publiées à titre posthume, sont encore parmi les lectures essentielles aujourd’hui. Le véritable pionnier de l’histoire de l’esclavage en Méditerranée médiévale est Charles Verlinden. C. Verlinden eut l’intuition braudélienne avant l’heure de voir la cohérence d’un esclavagisme domestique méditerranéen, héritier du droit romain classique et des coutumes locales articulées avec les besoins, intérêts et structures propres de chaque société dans un espace allant de la péninsule ibérique jusqu’en Anatolie byzantine. Jacques Heers en est un légataire dont les travaux n’ont pas puisé autant de renseignements aux documents d’archives que son prédécesseur : il a fait une bonne synthèse sur ce que l’on peut appeler l’esclavage domestique en Méditerranée médiévale. Youval Rotman fait partie des historiens contemporains qui ont entrepris leur propre chantier sur le boulevard inauguré au milieu du siècle précédent par C. Verlinden. Il s’est penché sur les transformations de l’esclavage antique sous Byzance ; cette monographie aborde de manière approfondie les enjeux géopolitiques et militaires de l’approvisionnement de l’Empire byzantin en esclaves dans le contexte de son affrontement avec les Abbassides . Y. Rotman, récusant un angle d’attaque prioritairement économique, a analysé l’institution servile en tant que composante politique, sociale, culturelle et religieuse de l’Empire byzantin : l’une de ses contributions majeures est son étude de l’évolution du concept de non-liberté et de la définition de l’esclave à Byzance sur six siècles. Son étude dynamique déconstruit la rigidité des statuts juridiques au profit de la prise en compte contextualisée des rapports sociaux qui influent sur ces statuts en droit pour participer de leur transformation .

Des études sur les sociétés islamiques pré-ottomanes

Compilateur d’une bibliographie transversale des esclavages en langues européennes contenant 14 000 références (bibliographie remise à jour chaque année par le supplément de la revue Slavery & Abolition), Joseph C. Miller avait également publié une bibliographie commentée sur l’esclavage dans les sociétés islamiques. Survolant différentes tendances historiographiques politiquement motivées du siècle passé, J. C. Miller insistait sur l’intérêt d’étudier des aires culturelles et géographiques en particulier comme le sous-continent indien ou l’Afrique occidentale musulmane. En effet, c’est une approche bien préférable de se spécialiser dans un domaine délimité, au lieu de faire des projections sur l’ensemble du « monde musulman » à partir d’échantillons provenant de sources et sociétés arabes.

Ce champ d’études étant immense, je me contenterai d’évoquer seulement ce qui est pertinent et utile pour l’étude de l’esclavage dans l’Empire ottoman. Ali Abd Elwahed, un « durkheimien arabe », avait eu le courage de faire une thèse sur les situations génératrices de l’esclavage en comparant l’Antiquité hébraïque et gréco romaine, les empires musulmans médiévaux et le colonialisme français aux Antilles, sous la direction du romaniste Paul Fauconnet à une époque où les recherches sur différents systèmes d’esclavage étaient encore maigres . Enthousiasmé par la nouveauté de son objet d’étude et ayant l’ambition de dégager une loi universelle des situations génératrices de l’esclavage, l’auteur soutenait que l’esclavage était un fait social conforme à la définition de Durkheim, de par l’extériorité à l’individu et sa coercition sur lui .

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Table des matières

INTRODUCTION
1 – Préliminaires
2 – Quelles historiographies ?
i. Les historiographies des esclavages sous l’Antiquité
ii. Des études de médiévistes
iii. Des études sur les sociétés islamiques pré-ottomanes
iv. Recherches sur l’époque moderne
v. L’historiographie ottomaniste
3 – Objet de recherche
4 – Sources, méthodes et questionnements
5 – Résumé de la démarche
Chapitre liminaire : les mots de l’esclavage chez les Ottomans
1 – Les termes désignant les esclaves dans le vocabulaire ottoman
i. Termes génériques et polyvalents traduisant l’idée de soumission et de possession
ii. Termes spécialisés
a. Termes dédiés aux femmes esclaves
b. Termes indiquant la classe d’âge à laquelle appartiennent les esclaves
c. Termes indiquant des traits spécifiques des esclaves
iii. Les mots rares
2 – Les termes de l’esclavage et leurs voisins sémantiques
i. Ce que révèle l’évasion : les esclaves à la fois comme hommes et choses
ii. Les mots de la liberté et de l’affranchissement
iii. L’ambiguïté de certains mots : esclaves ou travailleurs/serviteurs ?
I/ Les fondements juridiques et leur application
A/ Le statut juridique d’esclave
1 – Les méthodes légales et inadmissibles d’asservissement
i. La capture à la guerre
ii. La naissance
iii. La vente commerciale entérinant le statut
iv. La dette
v. L’esclavage illégal
a. Le sort des Yézidis : une légalité marginale
b. Les reʿāyā victimes de personnes sans scrupules
c. Les personnes extérieures à la dārü-l-islām
vi. L’auto-asservissement volontaire
2 – Qui peut posséder des esclaves ?
3 – Les droits et devoirs des esclaves et de leurs maîtres
i. Des obligations mutuelles
L’esclavage dans l’Empire ottoman (XVIe-XVIIe siècle) : fondements juridiques, réalités socio-économiques, représentations
ii. L’unilatéralité des droits du maître sur son esclave : la soumission totale au règne de l’arbitraire
B/ La pratique du droit au quotidien
1 – Litiges autour de l’acte de vente
2 – Les esclaves « autorisés »
3 – Abus et mauvais traitements infligés aux esclaves
4 – La prostitution
5 – La résistance
i. Le meurtre
ii. L’évasion
a. Le cadre jurisprudentiel
b. Le marronnage dans le ḳānūn
c. Le droit en application
d. Conclusion : y a-t-il un droit ottoman de l’esclavage ?
C/ Les issues légales de l’esclavage
1 – L’affranchissement absolu (ʿitḳ ou āzād)
2 – L’affranchissement conditionnel (tedbīr)
3 – L’affranchissement contractuel (ar. mukātaba ; tr. mükātebe)
4 – Le statut de « mère du rejeton » (ar. umm walad ; tr. ümm-i veled)
5 – Conclusion : le clientélisme
II/ Les esclaves dans l’économie et la société ottomanes
A/ L’acquisition et la possession d’esclaves
1 – Origines
i. Typologie des zones d’approvisionnement
a. L’approvisionnement direct par l’organisation militaire ottomane
b. Les États vassaux ou l’approvisionnement en esclaves « par procuration »
c. Les zones périphériques d’approvisionnement
d. Les routes de la traite (conclusion d’étape)
2 – Les structures commerciales
i. Marchands et investisseurs
a. Les marchands professionnels d’esclaves (esīrci)
b. Investisseurs indépendants
ii. Les prix (bahā)
a. Tableaux récapitulatifs
iii. Les revenus fiscaux de l’État
a. Penc-yek (le quint)
b. L’évolution et les variations de la taxation
3 – Considérations d’ordre démographique et sociologique
i. La population servile
ii. Les profils de maîtres
a. Les notables musulmans
b. Les propriétaires non-musulmans (notamment juifs)
iii. Conclusion
B/ La main d’œuvre servile
1 – Le profil des emplois et servitudes
2 – Les métiers
i. Le domaine agricole
ii. L’artisanat et la proto-industrie
iii. Les esclaves autorisés (meʾẕūn) en tant qu’agents commerciaux
iv. Les mines
H. G. Özkoray, L’esclavage dans l’Empire ottoman (XVIe-XVIIe siècle)
v. Les chantiers architecturaux et de travaux publics
vi. L’arsenal impérial
vii. Tâches variées
a. Tâches matérielles
b. Le domaine de la volupté et du divertissement
c. Tâches intellectuelles
viii. Conclusion
C/ Itinéraires d’esclaves
1 – La sociabilité des esclaves
i. Les manières de côtoyer les personnes libres (au travail et en loisirs)
ii. L’entre-soi
2 – Les liens de parenté avec le maître : le cas des ümm-i veled
3 – La conversion : le cas des bin et bint Abdu-lláh ʿ
4 – Les affranchis dans la société et l’institution du patronage : une liberté relative
i. L’intérêt du maître à affranchir son esclave
a. L’aspect religieux
b. L’aspect économico-financier
c. L’aspect aléatoire et événementiel
ii. Les enjeux de l’affranchissement pour les esclaves
a. Le bagage matériel des affranchis
b. L’affranchissement en tant que facteur d’ascension sociale
iii. À la recherche des affranchis dans la société ottomane
iv. Conclusion
CONCLUSION

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