Les dynamiques professionnelles de la relation de service

Le client et le fraudeur : la relation de service à l’épreuve 

A la recherche de la relation de service 

Voici la définition, que nous reprenons à Jean Gadrey, de ce qui sera au départ de notre réflexion. « Les relations de service sont des interactions (relations entre acteurs humains telles que l’action des uns influe ou vise à influer sur le comportement des autres), qui se déroulent à propos de prestations de services, entre agents prestataires et agents utilisateurs. Elles ne se limitent pas aux moments forts que constituent souvent les épisodes de face-à-face, de discussion directe. Elles peuvent dans certains cas exister et être étudiées en tant que relations durables » (Gadrey, 1994c).

La relation de service à l’épreuve de l’organisation ? 

Dans une formule très juste, Isaac Joseph qualifiait en 1995 la relation de service d’« épreuve organisationnelle » (Joseph, 1995c). L’organisation à l’épreuve de la relation de service ? Les chercheurs de l’époque avaient participé, plus qu’à un ouvrage collectif sur les Métiers du public, à un mouvement intellectuel de fond consistant en un ressourcement (auprès de la sociologie américaine notamment) et de nombreux échanges théoriques (sciences du langage, sociologie, sciences de gestion, ergonomie, économie, sciences politiques…) autour d’un objet commun qu’il s’agissait d’analyser et de construire par la même occasion : la relation de service, pour réussir à accompagner les organisations de service (publiques notamment) dont on entendait moderniser les systèmes productifs (Jeannot, 1998; Weller, 1998b).

Le projet collectif qui nous semble s’en dégager aujourd’hui, rétrospectivement, est celui de la mise en évidence d’un type de situation à gérer pour les entreprises, à partir de l’étude des rencontres entre les bénéficiaires et le prestataire du service. Ce  projet n’était d’ailleurs pas limité aux entreprises publiques et aux sciences sociales françaises. Les économistes aussi avaient pointé du doigt depuis longtemps la spécificité des services et l’importance décisive qu’y joue la composante relationnelle (De Bandt & Gadrey, 1994; Hill, 1977) ; et même si certains trouvent encore matière à alimenter le débat sur la spécificité des services comme bien économique (Vargo & Lusch, 2004), le marketing des services avait pris son envol en s’appuyant sur la relation de service (Eiglier & Leangeard, 1988; Fisk et al., 1993).

Quelques années après, dans cette thèse, nous souhaitons réinterroger cet objet théorique qu’est devenue la relation de service, dans le même esprit mais selon une perspective complémentaire : ne pourrait-on pas mettre à l’épreuve la notion elle même, à son tour ? Après avoir fait une place aux usagers dans l’analyse, que ce soit en sciences sociales ou en gestion, ne pourrait-on pas en faire autant pour les acteurs de l’organisation ? L’ambition est assez simple : ne pas considérer la relation de service comme une donnée, un objet déjà-là du point de vue des sciences de gestion, et la traiter, en conséquence, sans la réifier.

Des objections s’élèvent, déjà : personne n’a jamais considéré la relation de service comme une chose ! Et d’ailleurs, l’intérêt porté à cette notion, notamment par les chercheurs dont il vient d’être question, était d’abord un intérêt analytique, non sans lien avec une visée politique. En permettant une autre description des organisations, les catégories analytiques forgées par ces chercheurs participaient précisément d’un travail de sape, visant à mettre fin à un certain mode de fonctionnement – disons bureaucratique – du service public. Nous l’avons vu : l’époque était à la modernisation de celui-ci ; et il s’agissait de transformer son fonctionnement, qui consistait en une application de règles inefficaces et coûteuses, largement ignorante des usagers du service. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? La relation de service est-elle toujours une notion corrosive ? Pour nous donner un début de réponse, détournons nous donc des chercheurs, pris individuellement ou collectivement au moment où ils forgent la relation de service comme concept, pour considérer plutôt le paysage qui a pris forme depuis, et la place qu’y occupe cette dernière.

La substantialisation de la relation de service

La notion fait-elle encore débat ? La question mérite d’être posée, et une revue comme Economies et Sociétés appelait justement en 2001 à « poursuivre le débat sur la relation de service » (Bancel-Charensol, 2001). Un tel appel à relancer une réflexion à propos d’un objet dont tout n’avait peut-être pas été dit, et notamment dans le « champ du management [qui] apparaît en retrait », est d’autant plus symptomatique qu’il fait suite à une décennie qui a vu de nombreux travaux sur le sujet. Mais justement, cette multiplication des écrits est dénoncée par certains, qui y voient un effet de mode, source de simplifications, pire, de confusions de la part de trop nombreux chercheurs. Ainsi, Nicole May considère que « le développement très important de cette notion en France ces dernières années s’est accompagné d’une sorte de substantialisation de cette notion : on parle de « la » relation de service comme d’une chose définie, existant en tant que tel dans le réel, comme si, au-delà de la multiplicité des situations et des objets d’analyses auxquels renvoie en fait cette notion (…), existait une substance unique, une essence de « la » relation de service qui ne serait pas remise en cause par la diversité de ses manifestations concrètes » (May, 2001). La substantialisation de la relation de service peut s’expliquer par le fait que l’effort de théorisation de celle-ci braquait les projecteurs sur une complexité dans le fonctionnement des organisations de service, auparavant insoupçonnée par leurs gestionnaires ; ceci a paradoxalement entraîné des simplifications et des focalisations. Il y a eu substitution de la relation-de-service-solution (une focalisation sur la mise en relation) à la relation-de-serviceproblème (une situation à gérer, une mise en relation à opérer). L’économiste Louis Reboud met en garde contre cette confusion : ne penser que par et pour la relation, revient à retomber dans une autre simplification du fonctionnement des services. « Il reste pourtant à faire, dès à présent, une mise en garde : le concept de relation de service ne constitue pas, et ne constituera pas, une panacée susceptible de remédier à tous les problèmes de notre temps. Il ne faudrait pas être tellement obnubilé par la composante relationnelle qu’on en viendrait à oublier qu’il y a aussi des processus techniques et des performances économiques, certes modifiés par l’existence et l’importance de la relation de service, mais exerçant en retour leurs propres effets sur le type des relations possibles; autrement dit, la relation de service est un type de relation parmi d’autres qu’elle n’a pas pour fonction de remplacer » (Reboud, 2001).

L’étude de la relation de service était en effet pour les économistes des services des années 90 un impératif incontournable afin de comprendre le fonctionnement des services. Comme l’écrivait Jean Gadrey, « pour avancer dans la compréhension de ce « problème des services » et pour intégrer des activités aux schémas théoriques dont dispose l’économiste, il faut commencer par analyser la relation de service ou les « rapports sociaux de service », qui se présentent comme des modalités techniques, sociales et institutionnelles de rapprochement et parfois d’intégration des sphères et des acteurs de l’offre et de la demande » (Gadrey, 1990). Avec ces travaux de Jean Gadrey, à la croisée entre économie et gestion des services, on voit bien le primat qui est accordé au relationnel par les chercheurs. Mais ce primat ne doit devenir ni une évidence ni une panacée. La focalisation sur le relationnel est amplifiée par le succès que connaît cet aspect de la prestation de service auprès des praticiens eux-mêmes, comme le remarque Jean-Marc Weller, pour qui la question se pose sérieusement de savoir si l’on « n’abuse » pas de la « notion de relation de service » (Weller, 1998a). L’étude de l’orientation-client qui est de mise dans les entreprises de service semble montrer d’ailleurs, dans la pratique, les limites d’une approche focalisée sur le relationnel, sans lui faire correspondre une analyse du fonctionnement de ces organisations. C’est en tout cas ce que souligne Sophie Beauquier, lorsqu’elle écrit, après avoir étudié l’orientation-client de deux entreprises, que « ce sont les enjeux professionnels et organisationnels plus que les enjeux relationnels et technologiques qui sont au cœur du développement d’une logique de service et qui permettent d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion et d’évolution concernant l’enrichissement, la cohérence et l’efficacité du travail des agents au contact des clients. Cela suppose dès lors, de délaisser la surface de l’interaction entre l’agent et le client pour « remonter dans l’épaisseur de l’organisation » (Cochoy, 2002) » (Beauquier, 2003).

La relation de service en train de se faire 

Le mouvement fondamental de cette thèse consistera précisément à « remonter dans l’épaisseur de l’organisation » pour se mettre autant que possible à distance des éventuelles réifications et réductions de la relation de service. En retour, nous espérons trouver dans cette distance critique, dans cet écart volontaire, l’opportunité de montrer le sens qu’elle prend pour les acteurs d’une organisation. Loin de présupposer ou de définir par avance le contenu de « la » relation de service, en lui refusant toute essence préétablie, nous comptons accéder à ce que les acteurs d’une organisation en font – et à ce qu’elle devient. Ainsi, il ne s’agit pas tant de dénoncer la réification – elle nous semble assez inévitable ! – que d’en suivre le processus. Il y a là un enjeu pour la connaissance en gestion, jusqu’ici trop ignoré, et qui rappelle les évolutions actuelles de la recherche en stratégie, autour de l’impensé que constituait jusqu’à présent la fabrique de la stratégie (Collectif, 2005). En bref, plutôt que de sacrifier aux usages consacrés du terme « relation de service », que l’on entend si souvent dans les entreprises, nous nous demanderons, dans une approche gestionnaire à la fois pragmatique et weickienne , comment se fabrique la relation d’une organisation de service à ses usagers.

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Table des matières

Introduction
1. A la recherche de la relation de service
1.1. La relation de service à l’épreuve de l’organisation ?
1.2. La substantialisation de la relation de service
1.3. La relation de service en train de se faire
2. La lutte contre la fraude à la RATP pour interroger la relation de service
2.1. La fraude des usagers, ou partir de ce qui dérange comme stratégie de recherche
2.2. La longue histoire de la relation de service à la RATP
3. Le déroulement du propos
Chapitre 1: Approcher la relation de service par les dynamiques professionnelles
1. Des zones d’ombre dans la littérature
1.1. Le management des services
1.1.1. Une optique marketing fondatrice du champ
1.1.2. Le management de la relation de service qui s’ensuit
1.2. Les travaux interactionnistes
1.2.1. La volonté de ne pas se laisser prendre par la prescription
1.2.2. Les impasses reconnues d’un renversement
2. Une approche pragmatique de la relation d’une organisation de service à ses usagers
2.1. La focalisation sur l’élaboration de la relation de service
2.2. Comment se fabrique la relation de service ?
2.2.1. Quelle approche de la relation de service ?
2.2.2. Parallèle avec les nouvelles approches de la stratégie
2.3. Le temps de l’organizing
2.3.1. L’enactement de la relation de service
2.3.2. La durée d’une élaboration
3. Les dynamiques professionnelles de la relation de service
3.1. Le recours à la notion de profession dans la littérature sur les services
3.1.1. Les dynamiques collectives des agents de base
3.1.2. Usages de la notion de profession
3.2. La démarche novatrice d’Andrew Abbott
3.2.1. Un travail de sociologue des professions
3.2.2. Les apports du Système des professions
3.2.3. Dynamiques professionnelles et relation de service
Chapitre 2: Quelle méthode pour rendre compte des dynamiques professionnelles de la fraude ?
1. Une « demande » à façonner
1.1. Une opportunité d’observation
1.1.1. Un récit stylisé de la mise en relation avec le terrain
1.1.2. La « formation d’une politique de gestion de la fraude »
1.1.3. Le pilotage défaillant de la rencontre entre « relation de service » et « lutte contre la fraude »
1.2. Une recherche clinique de type ethnographique
1.2.1. L’ethnographie des organisations
1.2.2. Une approche clinique
1.3. L’accompagnement de la recherche
1.3.1. Les différents types de problèmes pouvant se poser
1.3.2. Dispositifs d’accompagnement de la recherche
1.3.3. Un parcours de recherche en trois étapes
2. Quelle(s) place(s) pour observer ?
2.1. De la nécessité d’une place pour observer
2.2. Le doctorant CIFRE, ses archives, ses entretiens
2.2.1. Un regard « neuf » et transversal
2.2.2. Réaliser des entretiens et collecter des documents
2.2.3. L’opportunité d’un axe de recherche
2.3. Le « stagiaire », au plus près du travail des contrôleurs
2.3.1. Entrer par l’intermédiaire des formateurs
2.3.2. A la rencontre des agents de contrôle
2.3.3. Cumul et comparaison
2.4. Le « philosophe », parmi les pilotes de la lutte contre la fraude
2.4.1. Une contribution « philosophique » au pilotage de la lutte contre la fraude
2.4.2. Etre engagé dans des réunions
2.4.3. Observer l’organisation de la lutte contre la fraude
3. Du terrain aux dynamiques professionnelles
3.1. Rassembler les données pour mettre en évidence les dynamiques professionnelles
3.1.1. L’inscription historique de la lutte contre la fraude
3.1.2. L’élaboration du traitement de la fraude par les acteurs de la RATP
3.1.3. Les évolutions relatives des pratiques communes aux acteurs
3.2. Les deux usages des dynamiques professionnelles
3.2.1. La dimension intervention de la recherche
3.2.2. Usage descriptif et usage représentationnel du cadre conceptuel
Chapitre 3: L’inscription historique de la lutte contre la fraude
1. Une mise en place sur la longue durée
2. De l’entre-deux-guerres au début des années 2000 sur le réseau de surface des transports parisiens
2.1. La lutte contre la fraude dans l’entre-deux guerres : pour canaliser une perte financière directe
2.1.1. La fraude des voyageurs et leur place dans le système de servuction
2.1.2. La fraude caractérisée : un cadre juridique en élaboration et des techniques de mise en évidence à trouver
2.1.3. Des volumes qui soulignent la détermination de découvrir des fraudes caractérisées
2.2. Des années 70 aux années 90 : le renouveau du bus face à la montée de l’insécurité
2.2.1. Le renouveau du bus : une disparition de la fraude ?
2.2.2. La fraude rattachée à l’insécurité
2.3. La lutte contre la fraude à partir des années 2000 : l’exigence de la fidélisation
2.3.1. Vers un nouveau contexte stratégique
2.3.2. Baisse de la fraude et fidélisation des clients
3. La longue histoire de la lutte contre la fraude et la lutte contre la fraude en train de se faire
3.1. Replacer l’élaboration du contrôle des voyageurs dans la longue durée
3.1.1. La plasticité de la fraude
3.1.2. La division du travail de la lutte contre la fraude
3.1.3. Les éléments déterminants du contexte
3.2. L’enjeu de la mise en œuvre de la Bus Attitude
Chapitre 4: La difficile mise en œuvre de la Bus Attitude
1. Prendre position dans le système de lutte contre la fraude
1.1. La BA : aboutissement logique d’une lente maturation ?
1.2. Le CSB pris dans une double contrainte
1.3. La Bus Attitude est-elle un plan de lutte anti-fraude ?
1.3.1. Une ambiguïté fondamentale
1.3.2. Le temps de la BA
2. A la recherche du fonctionnement de la BA
2.1. La BA parmi les autres modes opératoires du contrôle
2.2. Quelle cible pour quel contrôle ?
2.2.1. Les « fraudeurs » et les contrôleurs du CSB
2.2.2. Les voyageurs payants du contrôle attentionné
2.2.3. Changer de « client » pour la BA ?
2.3. Quelle réponse apporter aux écarts de comportement ?
2.3.1. La répression par le PV
2.3.2. La démarche réparatrice du contrôle attentionné
2.3.3. Faut-il verbaliser en BA ?
2.4. Les moyens d’une réponse
2.4.1. Des équipes nombreuses pour réprimer
2.4.2. Une approche plus souple en contrôle attentionné
2.4.3. Comment faire face aux situations difficiles en BA ?
2.5. L’évaluation de l’action
2.5.1. Les indicateurs du contrôle répressif
2.5.2. Comment évaluer le contrôle attentionné ?
2.5.3. Que produit la BA ?
3. La BA prise dans les dynamiques professionnelles de la fraude
3.1. La mise « hors-jeu » de la nouvelle activité
3.1.1. Le désarroi des agents
3.1.2. Ce que les encadrants ont fait de la Bus Attitude
3.1.3. Echec de la BA ou prime aux activités traditionnelles ?
3.2. La contrainte des dynamiques professionnelles
3.2.1. L’arrangement entre opérateurs et encadrement
3.2.2. Des artefacts pour étayer l’activité
Chapitre 5: De la description au pilotage par les dynamiques professionnelles
1. L’usage descriptif des dynamiques professionnelles
1.1. La force des choses
1.1.1 L’accumulation des artefacts
1.1.2 Autres cas d’entraînement par les artefacts, autres arrangements ?
1.1.3 La résistance du réel
1.2. Les trappes ontologiques : une impasse de la description des dynamiques professionnelles ?
1.2.1. Des trappes ontologiques
1.2.2. Les limites de la description
2. La représentation des dynamiques professionnelles vecteur de réflexivité
2.1. L’itinéraire d’un schéma
2.1.1. Récit de la mise en circulation du schéma
2.1.2. Du schéma à un outil de pilotage
2.1.3. Quelle diffusion du schéma ?
2.2. Obtenir une problématisation intéressante de la lutte contre la fraude
2.3. La question de la matérialité : les « vues de l’esprit »
2.3.1. Penser la lutte contre la fraude avec les mains
2.3.2. Comment produire une (bonne) représentation des dynamiques professionnelles ?
3. Piloter par les dynamiques professionnelles : la pratique d’un cadre conceptuel
3.1. L’élaboration de la matrice des modes d’action
3.1.1. Une réalisation sans lendemain
3.1.2. Des traces d’un travail collectif cognitif
3.1.3. Un outil pour apprendre
3.2. Mener l’enquête sur la lutte contre la fraude
3.2.1. Confronter les différentes activités de contrôle
3.2.2. Problématiser la lutte contre la fraude
3.2.3. Un long processus d’élaboration à ressaisir
3.3. Le cadre conceptuel des dynamiques professionnelles comme outil
3.3.1. Mettre en tension les usages descriptif et représentationnel
3.3.2. Un canevas de questionnement
Conclusion

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