Les consommateurs de l’objet « film » et la construction d’une catégorie

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LE PUBLIC DU CINEMA D’ART & ESSAI : UN GROUPE SOCIAL RESTREINT

Il convient de connaitre un peu mieux ce public qui « consomme » des films d’art & essai. C’est le but de l’étude quantitative réalisée auprès de 93 personnes. Le questionnaire visait à connaitre le profil sociologique de l’interviewé, ses habitudes cinématographiques et surtout son rapport à l’art & essai. Le but était de capter un maximum d’adeptes du cinéma d’auteur.
Pour cela Facebook paraissait un relai particulièrement pratique, puisque via ce réseau nous étions à peu près sûrs de trouver une majorité de jeunes diplômés urbains. Il s’agissait dès lors de voir si oui ou non, comme le supposait les études d’Olivier Donnat, cette catégorie de la population apprécie plus que les autres le cinéma d’art & essai et par là apporte une raison d’être à cette catégorie.
Le premier point à noter est en effet le caractère segmenté de ce public. Le public que nous avons rassemblé dans cette étude déclare à 78%33 apprécier le cinéma d’art & essai, ce qui est largement supérieur au chiffre tiré par Olivier Donnat sur un public reflétant l’ensemble de la population française : 16% d’adeptes au cinéma d’auteur chez les diplômés de l’enseignement supérieur et 4% chez les non-diplômés. Nous sommes ici largement au-dessus, avec une population à 75% diplômée d’un bac + 5 et au-delà, et à 50% parisienne34. Nous pouvons considérer que nous tenons donc ici un échantillon représentatif du public de l’art & essai en France (à l’exclusion des personnes de plus de 35ans, urbaines et diplômées dans le secteur des arts et lettres, mais nous pouvons supposer que ces actifs qui n’apparaissent pas ici ne sont autres que les jeunes interviewés ici avec quelques décennies en plus). Le public du cinéma art & essai se veut donc limité, en termes d’origines sociales premièrement. Apprécier le cinéma d’art & essai, s’informer de son actualité et se rendre en salle reste une habitude des diplômés de master, la plus part en lettre, arts et sciences humaines (50% ici). Les personnes n’ayant jamais vu un seul film art & essai dans leur vie, 9 dans cette étude, n’ont pas nécessairement un bac + 5, mais surtout, sont issus soit du milieu scientifique, soit, pour deux interviewés, de l’armée et du social. Au-delà de la qualification, c’est donc le milieu culturel qui influe sur le jugement du cinéma art & essai. Cette observation est liée à la détermination suivante, qui est celle du lieu de résidence. Sur 93 personnes interrogées, 46 résident à Paris, sans compter les 15 personnes vivant en banlieue parisienne35. Toutes ces personnes ont déclaré avoir déjà vu un film d’art & essai. Paris propose en effet un large éventail de salles d’art & essai, mais également des festivals, rencontres et expositions autour du cinéma. La ville dispose même d’un musée, ainsi que de plusieurs facultés de cinéma, sans compter les options audiovisuelles dans les lycées. Tous ces facteurs font de Paris un lieu de diffusion du cinéma d’art & essai, où les diplômés ont la possibilité mais également une certaine pression sociale qui les poussent à s’intéresser au cinéma d’art & essai (entendre ici, cinéma autre que grand public). La totalité des interviewés résident dans des zones urbaines, pour la plupart des métropoles françaises (Montpellier, Clermont-Ferrand, Toulouse) avec un certain nombre d’infrastructures culturelles et étudiantes. Le climat est donc, là aussi, propice au cinéma d’art & essai, et surtout aux discussions à ce sujet. En effet, la particularité du cinéma d’art & essai n’est pas seulement l’objet film en tant que tel, mais la discussion qui vient après : on « parle de cinéma ». Mais nous y reviendrons plus loin. L’accès au cinéma art & essai est donc fortement conditionné par le milieu culturel, et surtout par le lieu de résidence. Pour prendre l’exemple d’une ville comme Bourges, préfecture de département (Cher], 70 000 habitants : elle ne dispose que d’une seule salle d’art & essai, avec un programme changeant toutes les semaines à raison de 2 ou exceptionnellement 3 films par semaine. Rien de comparable avec l’offre parisienne, par exemple.
Nous voyons donc qu’ « art & essai renvoie » déjà à un certain groupe de personnes sociologiquement déterminé, qui se distingue du public du cinéma grand public. Quelles sont donc ses habitudes et ses réactions par rapport au cinéma d’art & essai ? Il s’agit d’abord d’un public fidèle. Sur la totalité des répondants, plus de 50% déclare se rendre au moins une fois par mois au cinéma, 22% au moins une fois par semaine. Bien qu’ils ne soient pas tous exclusivement public régulier du cinéma d’art & essai (50% ne le sont qu’occasionnellement), il s’agit d’un public dynamique et cultivé. En ce qui concerne plus spécifiquement le cinéma d’art & essai, plus de 40% des interviewés déclarent se rendre dans les salles projetant des films de cette catégorie plus de 2 fois par an, ce qui, par rapport à la moyenne des Français dont seulement 50% se rendent au cinéma une fois dans l’année, est énorme. Lorsque l’on s’intéresse désormais au visionnage de film d’auteurs, la fréquence est bien plus élevée que la fréquentation des salles, avec plus de 50% des interviewés qui regardent un film d’art & essai plus de 2 fois par an 36 . Le visionnage des films hors salles n’est donc pas négligeable, même si la plupart des films sont visionnés en salle. En tout cas, 31% des personnes déclarent voir un film d’art & essai, tous moyens confondus, au moins une fois par mois, ce qui fait de ce public un public particulièrement assidu37. Regarder des films d’art & essai serait presque une activité à part entière, un signe distinctif tant elle est importante et régulière pour ceux qui la pratique. Pourtant, tous ne se considèrent pas comme des experts du cinéma d’auteurs : en effet si seulement 11% des interviewés déclarent ne pas aimer le cinéma art & essai, 40% déclarent ne pas s’en sentir la cible38. Ce résultat est révélateur de l’image que se fait le public de ce type de cinéma : il s’agit d’un type de films réservé à une cible encore plus restreinte que celle à laquelle ils appartiennent. On retrouve ici l’image d’expertise à laquelle ce cinéma est associé : malgré le haut niveau de qualification des personnes interviewées, peu se sentent pleinement armés pour apprécier et juger ce cinéma avec légitimité. Et pourtant, la plupart savent citer David Kronenberg ou encore Ken Loach à la toute dernière question « quel est le plus grand réalisateur vivant d’art & essai selon vous ». Il s’agit donc d’un public informé sur ce type de cinéma, qui ne s’en sent pourtant pas la cible et c’est précisément ce qui les attirent dans ce type de cinéma : son inaccessibilité, sa perfection artistique, son expertise. Tout l’enjeu du cinéma d’art & essai ne réside donc pas tant sur son contenu cinématographique que sur son image, sa notoriété de « cinéma d’élite ».

L’IMAGE DU CINEMA D’ART & ESSAI : LA CONSTRUCTION D’UN MYTHE

Ce qui détermine le public comme le non-public du cinéma d’art & essai, c’est le « mythe », au sens barthésien du terme, qui lui est associé. Le mythe, c’est cette représentation collective qui plane autour du terme « art & essai », la symbolique qui est acceptée par tous, adeptes comme non adeptes de ce type de cinéma. Si, comme nous le verrons par la suite, peu de personnes savent vraiment ce que renferme substantiellement ce terme, tout le monde sait plus ou moins de quoi il retourne, et se sent, ou non, exclu de ce type de cinéma. Le plus significatif est la réponse à la question « appréciez-vous le cinéma dit d’art & essai », à laquelle il était possible de cocher la case « autre » : 58% des interviewés se sont prononcés par oui ou par non, alors même que dans la partie définitionnelle qui nous aborderons plus tard, on peut observer que le contenu de l’art & essai n’est pas connu de grand monde. Il s’est donc bien construit un mythe autour de cette notion.
La première caractéristique de cette représentation tient à la perception élitiste de ce cinéma. Elitiste est à prendre ici en dehors de toute connotation péjorative, le terme faisant surtout référence à sphère intellectuelle. Le cinéma d’art & essai est en effet perçu comme un cinéma « artistique » critiqué et apprécié par les amoureux de la culture, qu’ils soient issus de milieu ou de formations littéraires et artistiques, ou qu’ils soient de simples amateurs avertis sur le sujet. Comme nous avons précisé plus haut, seules 54 personnes sur 93 déclarent ne pas se sentir dans la cible du cinéma art & essai, alors même que 85% de ces mêmes personnes aiment ce type de cinéma et que presque 50% en visionnent au moins 4 fois par an. Le cinéma d’art & essai jouit donc d’une image brillante, intellectuelle. A la question « quels adjectifs décrivent le mieux le mieux l’image que le cinéma d’art & essai vous renvoie ? », Pas moins de 38% des interviewés ont répondu « intello », ce qui en fait le 4e adjectif le plus choisi, tandis que 31% ont répondu « élitiste », sachant qu’il était bien évidemment possible de choisir les deux. 12% ont coché l’adjectif « ennuyeux » et seulement 3% ont qualifié le cinéma d’art & essai d’ « inaccessible »39. On en déduit donc que même auprès d’une population jeune, diplômée et cultivée le cinéma d’art & essai a encore cette étiquette culturelle et prestigieuse. On associe l’art & essai aux recherches cinématographiques, à l’expérimental. A la question « A quoi vous attendez-vous si vous allez voir un film d’art & essai ? », plus de 20% des interviewés ont répondu « un film avec beaucoup de références culturelles », ce qui là encore confirme le statut élitiste dont ce cinéma fait l’objet dans l’esprit collectif. Les réalisateurs d’art & essai sont presque des chercheurs, des intellectuels qui contribuent peut-être même dans certains esprits à l’image « poussiéreuse» dont souffre parfois ce cinéma. Le terme « essai » renvoie en effet à la dimension expérimentale qui vient d’être évoquée, à la recherche cinématographique. Cette image intellectuelle est donc également associée à un type de cinéma qualifié de « loufoque » ou hors du commun par les publics. Toujours à cette même question sur les attentes avant d’aller voir un film d’art & essai, 10% ont répondu « un film loufoque », mais surtout, 72% ont répondu « un film qui sort de l’ordinaire », ce qui en fait la réponse la plus choisie par les interviewés40. On peut voir derrière ce choix l’image associée au cinéma d’art & essai. Ranger un film dans cette catégorie, c’est le distinguer comme un film qui se démarque des autres, qui propose une esthétique plus ou moins inattendue. Pourtant, « loufoque » ne réunissant que 10% des choix, il est difficile d’affirmer que le cinéma d’art & essai est perçu comme un cinéma expérimental inaccessible, qui va trop loin, comme on peut souvent l’entendre dans le langage commun au sujet de différentes créations contemporaines. Ce résultat d’analyse tient cependant au domaine d’étude des répondants, pour 50% issus des arts et lettres. Le regard posé sur les œuvres qui sortent de l’ordinaire est sans doute beaucoup moins dubitatif chez notre public jeune, diplômé et parisien que chez la majorité des Français. Il n’en reste pas moins que le cinéma d’art & essai garde cette image expérimentale, surprenante et intellectuelle, notamment associée à des films « longs » pour 18% des répondants. Ceci constitue une première caractéristique de la représentation collective dont l’art & essai fait l’objet. Mais cette dimension « expérimentale » ne peut se dissocier d’un autre aspect du mythe art & essai, celui de label d’indépendance et de qualité.

LA DEFINITION DES EXPERTS : L’ART & ESSAI N’EST PAS UN GENRE

La notion d’art & essai vient avec l’affirmation du film comme objet d’art, et du réalisateur comme artiste seul maître de son œuvre. Le cinéma dit « je »46, comme nous l’avons vu en introduction, et le dit désormais par la voix du réalisateur, et non par celle du producteur, ou du « genre » auquel il doit appartenir. Si le cinéma se libère dans les années 1950, c’est aussi des normes qu’on lui impose, que lui impose le producteur ou le scénariste. Le cinéma veut désormais pouvoir faire ce qu’il veut, et ne pas rentrer dans une seule et même case. C’est pourtant ce que l’on tente de faire en cherchant à tout prix à créer une catégorie art & essai.
En janvier 1954, François Truffaut intervient dans les Cahiers du Cinéma avec un texte fort : « Une certaine tendance du cinéma français ». C’est le point de départ d’une prise de conscience globale sur le cinéma, la première fois qu’est explicité dans les médias la volonté de mettre le réalisateur au centre de son œuvre. L’auteur accuse le cinéma français d’être guidé par les scénarii : dans ce cinéma ce sont les écrits, quels qu’ils soient, qui guident le réalisateur, perçu alors par Truffaut comme un simple exécutant technique, qui ne peut réellement prétendre au titre d’artiste. Le cinéma français ne serait qu’un cinéma de « scénariste », tantôt déterminé par des textes écrits pour le cinéma, tantôt par des œuvres littéraires à adapter au grand écran. Or c’est le réalisateur qui doit être le maître et lui seul. « Bon ou mauvais, un film ressemble toujours à celui qui signe la réalisation »47. « Dans l’absolu, on peut considérer que l’auteur d’un film est le metteur en scène et lui seul »48. La vision du cinéma de Truffaut se veut indépendante, et donne naissance à ce que Françoise Giroud nommera en 1957 « la Nouvelle Vague » 49 . Les acteurs de ce mouvement vont donc produire un cinéma désormais autocentré autour d’une seule figure : celle de l’artiste de l’image et du son, le réalisateur, l’auteur. C’est dans cette veine que s’inscriront tous les films dits d’art & essai par la suite. C’est à cette époque en effet que le circuit de salles art & essai se met en place, diffusant essentiellement des films d’auteur. Ce que l’on retient donc aujourd’hui comme films d’art & essai sont diffusés dans ces salles et sont, en quelques sortes, héritiers de cette politique des auteurs. Et comme nous l’avons vu, dit et redit, ce cinéma se veut indépendant esthétiquement. La construction d’une définition cinématographique de l’art & essai se veut donc impossible. Lorsque des normes s’imposent, le cinéma d’auteur perd de sa puissance : pour René Predal, dans les années 1960, le cinéma d’auteur devient un label, a son économie propre et un certain nombre d’auteurs tombent dans l’académisme, dans le « Moi Je »50. Or, cinéma d’auteur ne veut pas dire autobiographie. « Un JE doit sortir de lui-même pour nouer une relation avec le public » affirme Denis Serceau51. La tentation que l’on aurait pu avoir de rapprocher l’art & essai du genre autobiographique ne tient donc pas. L’art & essai, en tant qu’hériter du cinéma d’auteur, est au dessus de toute catégorie.
Chaque tentative de classification via le filtre « cinéma d’auteur » ou « Art & essai » est d’ailleurs un échec. Le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée), donne pourtant des critères de classements de l’art & essai, dans sa notice art et essai 2016 pour classer les cinémas en diffusant. Le critère essentiel est « œuvre possédant d’incontestables qualités mais n’ayant pas obtenu l’audience qu’elle méritait »52 : un critère indépendant du genre, donc, et surtout totalement subjectif. Le Monde crée en 1972 une catégorie « Films d’auteurs », qui s’avère très vite obsolète53. Se retrouvent très vite classés ici des films qui n’ont, visiblement, pas pu être classés ailleurs54. Le Feu Follet y figure, alors même que Les Amants, du même réalisateur Louis Malle, n’y figure pas. Pareil pour les films de Josef von Sternberg : L’Ange Bleu est classé film d’auteur et pas Blonde Vénus. La classification « films d’auteur », si elle permet à de nombreux films d’accéder à la plus prestigieuse des catégories55, ne semble pas avoir de logique. On retrouve cet élément de classification dans certains multiplexes, qui ont sans doute besoin d’afficher une certaine partie de leur programmation comme étant d’art & essai. Ainsi l’UGC cité les halles, un des plus grands cinémas de Paris, arbore une colonne « fiction d’auteur » dans sa classification en dernière page de son journal hebdomadaire56. Cette catégorie est d’ailleurs la première citée, avec un nombre de films conséquents en rapport aux autres catégories, avec pas moins de 13 films. Cet élément de classification est étonnant de la part d’un multiplexe, qui y fait figurer des films à la frontière avec le grand public. Le système de labellisation art & essai est aléatoire, et sert surtout à donner du crédit, ici à donner du crédit au cinéma, qui si on s’en tenait à cette classification, serait avant tout un cinéma d’art & essai. Créer une catégorie films d’auteurs, c’est tenter de redéfinir le positionnement de l’UGC cité les halles comme plus proche de l’art & essai, dans un environnement parisien où le public est assez demandeur de ce type de films. « Films d’auteur » devient ici un label de qualité, qui différencie le multiplexe UGC d’un autre en lui donnant un standing plus élevé. On note par ailleurs qu’ici aussi la case « fiction d’auteur » sert à ranger les films inclassables : le film Dernier train pour Busan par exemple, présenté au festival de Cannes hors compétition, ne figure pas dans la catégorie « fiction d’auteur », comme on pourrait s’y attendre. Le film est classé dans la catégorie film d’action, parce que film d’auteur ou pas, il appartient à un genre bien défini, ce qui n’est pas le cas des comédies dramatiques/drame/comédie, type Toni Erdmann, à mi chemin entre plusieurs genres, qui se retrouvent dans la catégorie « fiction d’auteur ». La classification par les professionnels du cinéma veut donc mettre « film d’auteur » sur le même plan que les autres genres, mais l’on remarque bien l’incohérence qui cela entraine, et le caractère subjectif et insaisissable de la définition de cette catégorie, qui est utilisée comme une marque plus que comme une détermination artistique.

LES EXPERTS DU CINEMA : UN RESEAU D’ « INFLUENCEURS61 » PUISSANT

Festivals, magazines spécialisés, critiques : les experts du cinéma construisent la réputation de chaque film et surtout, comme nous allons le voir, font entrer ou non les films de leur choix au panthéon de l’art & essai, en déterminant le regard que le public porte sur ces œuvres.
Les premiers influenceurs, et sans doute les plus consultés, sont les critiques de cinéma. S’il ne s’agit pas d’une pratique propre au cinéma d’art & essai, elle constitue la source d’information la plus consultée par le public. Sur les personnes interrogées, 57% ont déclaré être influencées par les critiques avant d’aller voir un film, ce qui constitue à quelques réponses près l’une des trois sources d’influence les plus importantes (avec le bouche à oreilles, 67% ; et la bande annonce, 59%)62. 36% consultent les critiques au moins une fois sur deux avant d’aller au cinéma, et 21% une fois sur cinq, ce qui fait presque une personne sur deux consultant les critiques au moins une fois sur cinq avant d’aller au cinéma. Si rien ne précise qu’il s’agisse d’une pratique propre au cinéma d’art & essai, 60% des personnes interrogées déclarent tout de même mettre plus de temps à se décider à aller voir un film d’art & essai qu’à aller voir un film grand public. La difficulté à se représenter de quoi sera fait un film d’auteur explique en partie ce résultat, mais le besoin de se fier à un avis expert pour ce type de film également. L’avis des amis ou de la famille peuvent suffire à nous convaincre qu’une comédie va nous faire rire : c’est le plus important, puisque c’est le but de la comédie grand public. Pour ce qui est d’un film d’art & essai, nos précédentes analyses ont montré que le public s’attend avant tout à un film de grande qualité esthétique : celui qui apparait alors le plus apte à nous donner son avis est l’expert, qui pour un certain nombre de personnes est représenté par le critique de cinéma. A la question, « qui est selon vous le plus légitime pour juger de la qualité artistique d’un film », 10% des répondants ont opté pour le critique de cinéma. C’est peu si l’on considère les 93 réponses, mais beaucoup si l’on ne considère que les 50% n’ayant pas voté « blanc » en répondant « personne n’est plus apte que quelqu’un d’autre pour en juger ». En effet, cette dernière réponse ne semble pas en accord avec les réponses précédentes et notamment le crédit accordé aux critiques, aux festivals et aux cinéphiles. Le rôle des critiques influence donc sur la perception du film. Mais plus déterminant encore sont les supports pour lesquels ils écrivent. En effet à la question : « quel indicateur montre le mieux qu’un film appartient à la catégorie « art & essai », 20% ont répondu « Sa citation dans des magazines spécialisés (Les Cahiers du Cinéma, Première…) »63. Ces grands noms de la presse spécialisée jouissent d’une popularité dans le milieu cinéphile qui leur apporte un crédit important. L’apparition dans l’un de ces supports détermine le classement du film dans la catégorie art & essai aux yeux du public, du moins y contribue. Les historiens eux-mêmes reconnaissent cette influence comme constructive d’une catégorie « art », et comme élément marketing puissant « Pour Prédal, si le cinéma Art se porte bien, c’est que les critiques des revues spécialisées et les intellectuels cinéphiles le reconnaissent et le légitiment comme tel », comme le rappelle Pauline Escande-Gauquie64. L’image d’expert dont jouit les Cahiers du cinéma est également liée à leur impact sur l’histoire du cinéma, notamment avec les textes de François Truffaut et notamment son pamphlet du numéro 31 en janvier 1954. « Une certaine tendance du cinéma français » acte la naissance de l’auteur, comme le rappelle Martine Chaudron65. Cet apport à l’histoire du cinéma fait de cette revue le pilier du cinéma d’art & essai, légitimité jamais ou peu remise en cause depuis. Toujours selon Martine Chaudron, le cinéma en tant qu’art nait avec la critique, et signe la naissance du cinéma d’art & essai 66 . Cette liaison historique entre les deux contribue encore aujourd’hui à maintenir en vie l’image d’un cinéma artistique, labellisé par les experts.
Mais ces experts ne se limitent pas à la critique et se retrouvent lors des Festivals, élément d’influence incontournable du cinéma d’art & essai. Très nombreux en France, il en existe deux types : les festivals non compétitifs, dont le but est simplement de présenter les films et de faire se rencontrer la communauté cinéphile (techniciens, producteurs, critiques), et les festivals compétitifs, qui aboutissent à la consécration d’un ou plusieurs films selon différents critères. Ce sont ces festivals (compétitifs) qui jouent un rôle marketing considérable sur le public. 60% des personnes interrogées dans l’étude déclarent aller voir des films après leur consécration en festival alors même que ces films ne les intéressaient pas à l’origine67. 25% ont également répondu être de manière plus systématique influencé par le palmarès en festival avant d’aller voir un film. La course aux prix a donc un sens pour les équipes d’un film, afin d’obtenir des fonds pour leur prochain film, mais également pour décupler les entrées en salles sur un film d’art & essai, c’est-à-dire un film à la rentabilité très aléatoire et à la cible restreinte68. Le film est alors légitimé comme « art & essai » auprès du public de cette catégorie, mais touche également un public plus large que prévu, en attirant des spectateurs non adeptes du cinéma d’art & essai69. Le palmarès en festival est un des symboles de reconnaissance du film en tant qu’appartenant à la catégorie art & essai. 8,6% des personnes interrogées ont répondu « le palmarès en festival » comme indicateur montrant le mieux qu’un film appartenait à la catégorie art & essai. Il faut préciser que cette question était à réponse unique : il se peut donc que les personnes ayant choisi une autre réponse que « le palmarès en festival » considèrent tout de même cette donnée comme importante, même si ce n’est pas LA plus importante à leurs yeux. Enfin, si les festivals compétitifs, à l’instar de Cannes, joue un rôle majeure dans la constitution de la marque « art & essai », les festivals non-compétitifs sont également déterminants : ils permettent de labelliser les films comme « présenté au festival de », notamment sur l’affiche, mais aussi de réunir le réseau de cinéphiles et de professionnels qui permet de légitimer et ainsi de pérenniser la catégorie art & essai. Il s’agit là d’une « minorité élue et reconnue qui fait du cinéma d’auteur ce qu’il est et en permet la survie », comme le rappelle Pauline Escande-Gauquie70.Cette minorité influente est constituée de professionnels, mais également comme nous l’avons dit de cinéphiles : ce dernier groupe et son image d’expert jouent un rôle considérable dans la détermination du cinéma d’art & essai.
Art & essai et cinéphilie ne cessent d’être associés, ne serait-ce que par les festivals et la presse spécialisée. Mais les cinéphiles influents ne se limitent pas aux professionnels ou journalistes. Ce sont également les passionnés de cinéma, reconnus comme tels par leur entourage, et qui influencent leur choix. De la même manière que les journalistes beauté et les coiffeurs-maquilleurs ne sont plus les seuls voix du milieu cosmétique, laissant la place aux consommateurs devenus bloggeurs, les professionnels du cinéma se voient égalés dans leur puissance prescriptrice par les spectateurs passionnés : le terme « influenceur » prend donc ici tout son sens. 62% des personnes interrogées ont d’ailleurs déclaré être avant tout sensible au bouche à oreille dans le choix des films. A la question : qui est le apte selon vous à juger de la qualité artistique d’un film, pas moins de 25 des personnes interrogées ont opté pour « un cinéphile » (au sens : quelqu’un qui a une large culture cinématographique », en en faisant ainsi la deuxième réponse la plus choisie. Ceci montre bien à quel point le jugement de la qualité d’un film est associé à la cinéphilie. Celui qui ne se sent pas cinéphile aura un jugement, mais n’osera pas l’affirmer publiquement, laissant ce soin à celui qui, à ses yeux, possède une culture cinématographique. La plupart des personnes qui ont répondu à cette étude et avec qui j’ai pu échanger m’ont souvent dit des phrases du type « mais je ne suis pas sûr d’avoir bien répondu, je n’y connais pas grand-chose moi, au cinéma d’art & essai » ou encore « non mais je n’ai pas de culture cinématographique » (de la part de quelqu’un qui se rend pourtant au cinéma plusieurs fois par semaine). Comme s’il existait, pour la première citation, une manière de « bien répondre » à cette étude, ce qui renvoie, là encore, à la pression sociale associée au cinéma d’auteur. Ce questionnaire est apparu comme un « test de connaissance » pour beaucoup de répondants, comme si l’étude allait déterminer s’ils étaient cultivés en matière de cinéma ou non. Il existe donc une sacralisation du cinéphile, une sorte de mythe dont même ceux qui pourraient en être n’auraient pas la prétention de se qualifier comme tel. La cinéphilie accèderait presque au rang de mythe, d’imaginaire qui fait tourner le business du cinéma d’art & essai, qui pérennise cette catégorie, sans que personne ne sache vraiment qui est vraiment le cinéphile. Sur la totalité des personnes ayant répondu, avec, comme nous l’avons vu, un fort pourcentage de personnes visionnant régulièrement des films d’auteur et se rendant au cinéma de manière fréquente, seuls 53% se disent cinéphiles, et seuls 41% se sentent la cible du cinéma d’art & essai. Ceci témoigne non seulement de l’auto-censure qui existe autour du cinéma, mais également de la légitimité des personnes ayant une large culture cinématographique et de leur influence quant au jugement d’un film. À la question « qu’est-ce qu’un cinéphile », la première réponse a été « Quelqu’un qui a une large culture cinématographique », avec plus de 75%71. Les connaissances culturelles font donc autorité et sont distinctives au sens où l’entend Bourdieu72. Ce groupe de cinéphiles constitue un large réseau d’influences et représente un enjeu communicationnel fort pour la marque « art & essai ». En effet, pour attirer ce public, les professionnels de la distribution exploitent des signes et des symboles bien précis pour distinguer le cinéma d’art & essai des autres.

DISTRIBUTION ET EXPLOITATION : LA CONSTRUCTION D’UNE SYMBOLIQUE PROPRE A L’ART & ESSAI

Difficile lorsque l’on passe devant une affiche de cinéma, d’ignorer à quelle catégorie de film elle renvoie. Comédie, dessin animé, drame, film d’horreur ou d’action, tous les genres usent d’une sémiotique bien particulière, de manière à être efficace immédiatement, face à un public qui ne s’arrête plus pour lire entre les lignes. Le cinéma d’art & essai a lui aussi ses symboles, bien que plus discrets, afin de se faire reconnaitre comme tel auprès des spectateurs : de l’affiche à la salle de cinéma, tout le folklore du film d’ « art & essai » est là.
Le premier signe qui inscrit le film dans l’espace médiatique est l’affiche. C’est elle que l’on voit le plus, avec la bande annonce, et c’est souvent le premier élément qui nous informe de la sortie d’un film. Sur l’étude menée ici, 12,9% des répondants disent être fortement influencés par les campagnes d’affichage avant d’aller voir un film. Si un grand nombre de personnes ne se limitent pas à cet élément avant de prendre la décision d’aller ou non voir un film, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un élément clé d’information, à la vue duquel nous décidons ou non d’aller regarder plus loin. C’est à la vue des affiches, sur le site internet d’un cinéma, que nous décidons ou pas de cliquer pour obtenir plus d’informations73. L’affiche doit donc synthétiser les éléments essentiels d’informations, et notamment suivre les codes de la catégorie cinématographique à laquelle son film prétend appartenir, sans quoi elle passera à côté de son public cible. Pourtant, comme nous l’avons vu, le film d’art & essai peut appartenir à beaucoup de genres différents (thriller, comédie…Etc). Malgré cette volonté éclectique, l’affiche d’art & essai suit finalement les codes du cinéma d’auteur, et ce pour la simple et bonne raison que quelque soit le genre du film, le public de l’art & essai reste sensiblement le même. Et s’il est de plus en plus difficile à la vue d’une affiche de savoir si le film est d’art & essai ou non, certains codes subsistent. Comparons les affiches des deux films respectivement les plus et les moins cités comme appartenant au cinéma d’Art & essai : La Vie d’Adèle et Titanic. Le premier, récemment Palme d’Or à Cannes, figure dans l’esprit des personnes ayant répondu à l’étude comme un nouveau fleuron de l’art & essai français. Le deuxième, à l’inverse, représente le film des records, et symbolise donc la masse et le chiffre, puisqu’il détient le record du film le plus oscarisé ex aequo avec deux autres films, et a longtemps détenu le record de plus grand nombre d’entrées. Bien qu’il s’agisse de deux histoires d’amour socialement impossibles, leurs affiches respectives n’ont rien à voir. Prenons tout d’abord le visuel de chacune des deux affiches74 : L’affiche de la Vie d’Adèle présente une photo d’un couple, en pleine action de rire, photo réaliste qui aurait pu être prise dans la rue. Les actrices, qui ne regarde pas l’objectif, sont comme prise sur le fait, ce qui accentue la dimension vivante, réaliste. Le visuel représente cet aspect humain et réaliste qui comme nous l’avons vu fait immédiatement référence au cinéma d’art & essai. On sait automatiquement à la vue de cette affiche que nous allons avoir à faire à une histoire humaine forte et dramatique, qui traite des sujets que nous vivons tous au quotidien, et que le film va nous donner des clés sur le monde qui nous entoure. Par ailleurs, la photo, tout en étant réaliste, est extrêmement esthétique, débordante d’émotions : elle pourrait tout à fait se trouver au milieu d’une exposition de photographie. La photo se suffit presque à elle-même en tant qu’œuvre d’art, et donne tout de suite à voir la dimension artistique du film : le film en tant qu’art, c’est bien la représentation commune qui est associé à la dimension Art & essai. Le visuel de l’affiche d’art & essai est toujours artistique pour créer immédiatement une association d’idée dans l’esprit du public. Il peut s’agir d’un visuel photographique, mais également d’un dessin, ou encore d’un montage. L’exemple des affiches de films de Pedro Almodovar en sont emblématiques : les couleurs sont vives, les visages plein d’émotions. Il ne s’agit pas uniquement de faire comprendre qu’il s’agit d’un film d’art & essai, mais aussi et surtout de montrer, avant même lecture plus attentive, qu’il s’agit d’un film de Pedro Almodovar. L’affiche de Titanic, bien que de 15 ans plus ancienne, arbore un visuel encore aujourd’hui classique des grands films américains grand public : le couple y est également représenté, mais de manière figée, rappelant bien plus une image prise en studio que dans la « vraie vie ». Le public quitte ici son quotidien pour être transporté dans le grandiose d’une histoire qui le dépasse, tel un conte de fée. Bien loin du réalisme de l’affiche de La Vie d’Adèle, ce sont tous les codes de la tragédie qui sont ici mis en scène, faisant référence à une force qui nous dépasse. La position enlacée de Léonardo Di Caprio et de Kate Winslet de même que leurs regards fermés mettent déjà en scène l’amour et la douleur. Le bateau qui pointe sur eux les met en valeur et les déifie presque. Le public quant à lui, avec ce navire qui vient droit sur lui, a la sensation d’une immensité toute prête à l’engloutir, contre laquelle il ne peut rien. Enfin, la baseline « Rien sur terre ne pouvait les séparer » contribue à faire des deux héros des demi-dieux, et amplifie le tragique de l’affiche. Nous sommes donc ici sur un montage figé, qui vend au grand public le légendaire drame hollywoodien et va à l’encontre d’une grande partie des codes visuels du cinéma d’art & essai. Le deuxième élément déterminant d’une affiche est son texte. Sur l’affiche de La Vie d’Adèle, le texte est inscrit en lettres attachées, avec un certain « négligé travaillé » dans la police : l’écriture apparait immédiatement comme travaillée, différente. Elle contribue à rendre l’affiche originale, à la faire sortir du lot. Cette capacité à apparaitre comme différent, c’est également cela qui, dans l’esprit du public, contribue à labelliser un film « art & essai ». L’affiche de Titanic, à contrario, présente une police d’écriture classique des affiches hollywoodiennes, avec cette succession de noms à peine lisibles en bas de l’affiche, comme on a l’habitude de les voir sur les affiches américaines. Mais cet élément de typographie est peut-être secondaire à côté d’un des éléments clés de l’affiche d’art & essai : les logos. Là est tout l’enjeu de l’affiche d‘art & essai : rendre le plus visible possible les récompenses et participations du film aux divers festivals de cinéma. Comme nous l’avons vu précédemment, près de 60% des personnes interviewées dans notre étude vont ou sont déjà aller voir un film uniquement à cause de son palmarès en festival. L’enjeu marketing des récompenses festivalières n’est plus un secret et leurs logos ne manquent pas d’attirer notre regard au premier coup d’œil. Le plus puissant sans doute est la palme du Festival de Cannes. Qu’il s’agisse d’une palme d’or, d’un grand prix, d’une simple sélection ou d’une diffusion à la quinzaine des réalisateurs, la typographie fait immédiatement sens dans la tête du public. Le mythe du Festival de Cannes en France est profondément ancré dans l’imaginaire collectif et, quelque soit le film qui en sort (conformiste ou non), sa labellisation cannoise équivaut à une labellisation « art & essai ». La palme dorée est donc un élément clé de l’affiche du film d’Abdellatif Kechiche : elle est d’ailleurs mise en valeur, centrée sur fond blanc au dessus de la photographie. La marge blanche en haut de l’affiche a pour unique fonction d’accueillir cet élément, avec en prime « PALME D’OR », ce qui rajoute au prestige du logo. Autres éléments sémiotiques importants, les logos des partenaires jouent également un rôle de taille dans la perception de l’affiche. Ici, le logo France Inter joue aussi un rôle de label, en apportant une image intellectuelle et sérieuse au film. L’accréditation de France Inter donne du crédit à l’affiche, qui retient d’autant plus l’attention des cinéphiles, là où un logo Fun Radio aurait donné une image beaucoup plus grand public. L’affiche d’art & essai présente donc des symboles récurrents qui s’impriment dans l’imaginaire collectif. L’affiche de cinéma d’art & essai, qui devrait justement ne rentrer dans aucun format, a finalement une codification qui permet immédiatement d’informer le public et qui participe à une catégorisation de l’art & essai.

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Table des matières

INTRODUCTION
I – Les consommateurs de l’objet « film » et la construction d’une catégorie
A – Le public du cinéma en France : habitudes, goûts et perceptions
B – Le public du cinéma d’art & essai : un groupe social restreint
II – « Art & essai » : une impossible définition ?
A -Derrière le mythe : une définition incertaine ?
B – La définition des experts : l’art & essai n’est pas un genre
III – L’ « art & essai » : un enjeu marketing de taille
A – Les experts du cinéma : un réseau d’ « influenceurs » puissant
B – Distribution et exploitation : la construction d’une symbolique propre à l’art & essai
C – Le segment « art & essai » dans l’industrie cinématographique : constats et recommandations
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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