Les chutes d’Iguazù comme double représentation du motif dans l’espace cinématographique 

La chambre construite comme espace poétique

Ce jeu entre la bidimensionnalité et la tridimensionnalité se retrouve, par ailleurs, dans le film In the Mood for Love. Pour rappel : In the Mood for Love raconte l’histoire de deux voisins (un homme et une femme) qui décident d’écrire un roman de sabre ensemble. Par ailleurs, les deux protagonistes se rendent compte que leurs époux respectifs ont une aventure. Contrairement à leurs époux, Chow Mo-wan et Su Li-zhen se promettent que leur relation restera purement platonique. Cependant, au fil de l’écriture du roman, une ambiguïté érotique s’installe entre eux. Effrayés par le qu’en-dira-t-on, les deux personnages finissent par prendre une chambre d’hôtel, la « 2046 », afin de finir l’écriture du livre. Cette dernière chambre adopte un papier-peint rouge mémorable. Dans ce film, les deux protagonistes sont locataires de chambres, lesquelles sont encastrées dans des appartements contigus. Ces appartements sont habités par des propriétaires. Dans ce contexte de promiscuité, il est difficile d’entrer ou de sortir de l’appartement sans être vu. Lors d’un épisode mémorable du film, les propriétaires rentrent par surprise, alors que Chow Mo-wan et Su Li-zhen sont en train d’écrire le roman dans la chambre de Chow. J’appelle aussi cette chambre la chambre violette. Les propriétaires commencent alors une interminable partie de mah-jong. Leur présence empêche Su Li-zhen de sortir sans être vue. La voilà prisonnière. Chow Mo-wan décide alors de rester avec elle jusqu’à ce qu’elle puisse repartir. La scène traduit une forte pénibilité, dans un contexte de surveillance très codifié : les personnages semblent avoir une peur maladive du qu’endira-t-on. Pendant tout une nuit et un jour, ils sont donc coincés dans la chambre étriquée, n’osant faire le moindre bruit.
Dans ce film, il existe donc deux chambres radicalement opposées. Nous avons, d’une part, la chambre violette du protagoniste Chow Mo-wan, et, d’autre part, la chambre d’hôtel rouge « 2046 ». Dans le film, la chambre violette est plutôt associée à l’emprisonnement, tandis que la chambre d’hôtel est associée à une libération. Cette libération se joue en des termes aussi bien narratifs que plastiques. De même que Happy Togethernous fait passer du motif bidimensionnel de la lampe aux chutes tridimensionnelles, In the Mood for Lovenous transporte de la bidimensionnalité de la chambre violette, à la tridimensionnalité de la chambre « 2046 ». La chambre violette est en effet caractérisée par son aspect très plat : le manque de flou nous véhicule l’impression d’un espace cinématographique sans relief. Alors que les acteurs sont physiquement prisonniers au milieu d’un espace très encombré, les personnages, eux, sont prisonniers en des termes plastiques. Ce choix esthétique contraste fortement avec la chambre « 2046 », qui se métamorphose au grès des flous artistiques qu’y fait parcourir Wong Kar-wai. Dans cet espace cinématographique hétérogène, les personnages paraissent parcourir des distances supérieures aux dimensions réelles de la chambre.
Ces variations de la géométrie de l’espace peuvent faire penser à la manière dont Gaston Bachelard conçoit l’espace poétique. Dans la Poétique de l’espace, Bachelard étudie l’apparition immédiate des espaces au sein de notre esprit, tandis que nous lisons des poèmes. Il écrit :
L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifféremment livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination.
Dans cet ouvrage, Bachelard ne prend quasiment pas en considération le cinéma. Les images cinématographiques ne sont pas des images que nous pensons mais des images qui nous sont données à voir, sans que nous ayons la possibilité de les transformer. Et ce, contrairement aux images poétiques, qui sont le fruit d’une collaboration entre le poète et le lecteur. Cependant, je souhaite opérer un glissement par rapport à sa pensée, et affirmer qu’un film est le fruit d’une collaboration entre un espace et un artiste. En prenant un espace existant, Wong Kar-wai construit une architecture fantastique qui résulte dans le film fini. Au-delà d’être simplement les « boites à habiter » dont parle Henri Lefebvre dans la Production de l’espace , les appartements de Wong Kar-wai sont livrés au modelage pictural de l’artiste. L’habitation de ces espaces cinématographiques revient doublement aux personnages qui y vivent, d’une part, mais également à nous, spectateurs. Avec le cinéma, nous est offert un espace dans lequel nous pouvons nous plonger tout entiers. L’espace de Wong Kar-wai, habité par les flous, accuse une impermanence, et une distorsion mouvante, qui le fait évoluer au-delà de la fixité géométrique de l’espace matériel.
Dans une brève scène de In the Mood for Love, Chow parcourt la chambre « 2046 », alors que la caméra panote lentement sur une musique majestueuse. Dans cette scène, Chow, qui est au premier plan, rejoint Su Li-zhen, floue au second plan. Alors qu’il se déplace, le flou de l’arrière-plan s’éclaircit, mettant ainsi les deux personnages sur le même plan. Ce panoramique semble mettre en lumière l’ambiguïté érotique qui s’installe entre les deux personnages : ils se sont promis que leur amitié resterait purement platonique, pourtant, les voilà dans une chambre d’hôtel, lieu par excellence de l’infidélité conjugale. Ce non-dit, se traduit par une séparation dans l’espace des deux personnages, au sein de la plastique même de l’image. La distance entre eux est à la fois physique, mais surtout plastique. Cette distance parait se mouvoir. Le fait qu’ils se retrouvent dans une zone de netteté autour de la table d’écriture symbolise que la conception du roman est un point d’entente, malgré l’incertitude qui règne toujours (le flou). La complexification de la matière plastique de l’espace accompagne une complexification de la relation des personnages. Comme les personnages, l’espace poétique du film se métamorphose sous nos yeux.
En complément du flou, les miroirs sont exploités comme autant de brisures de l’espace ultraesthétisé dans la chambre « 2046 ». A l’image des personnages, les miroirs se livrent à une danse qui retourne l’espace à chaque plan. Nous le voyons lors d’un panoramique subtil pendant la scène d’écriture : la caméra filme les miroirs de la table d’écriture, tandis que les personnages y sont assis, flous au premier plan. Les battants des miroirs sont disposés de telle sorte que lorsque la caméra filme le dos de Chow Mo-wan, nous voyons le visage de Su Li-zhen. Et, inversement, lorsqu’elle filme le dos de Su Li-zhen, nous voyons le visage de Chow Mo-wan. A la fin du plan, nous voyons à la fois le visage et le dos de Chow Mo-wan (illustration 8). Le panoramique met en place un jeu de regards : d’abord nous voyons Su Li-zhen lisant, qui lève furtivement les yeux – afin de regarder, nous le devinons, Chow. Puis inversement, à la fin du panoramique, Chow qui est en train de travailler, la regarde furtivement. Ce plan astucieux nous fait comprendre l’affection grandissante qui gagne les protagonistes, ainsi que la naissance irrépressible d’une ambiguïté érotique au sein de leur relation.
Un autre panoramique similaire, montre Su Li-zhen en train de chanter sur un air de tournedisque, tandis que Chow frappe dans ses mains pour l’accompagner. Ces panoramiques lents, qui changent de sens et balayent deux fois l’espace, inscrivent un mouvement de berceuse au sein du
film. Et ce, au rythme de la musique. Nous pourrions dire que les personnages se bercent de douces illusions, accrochés au rêve d’une amitié sans érotisme. Ces mouvements de berceuse, alliés aux miroirs, contribuent à la construction d’un espace onirique. L’architecture du film transcende la matérialité de l’espace lui-même, pour nous présenter un monde qui tangue. Ce monde est, comme dans la conception de Bachelard, à géométrie variable, composé de reflets et de flous oniriques.
Les scènes de la chambre « 2046 » développent cette dichotomie subtile entre liberté et doute.
Les différentes actions joyeuses des personnages, évoquées plus haut, sont intégrées dans un montage qui suggère le passage d’un temps long : on ne sait pas si la scène se passe sur une semaine, un mois, six mois… Cette accélération fluide du temps est accompagnée par le célèbre  thème musical de Yumeji, lequel revient de manière cyclique dans le film. Ce retour cyclique est présent au sein du thème lui-même, qui s’élève à partir d’une base musicale – les cordes pincées. La complémentarité entre cette base répétitive et l’élévation du thème au violon, suggère la répétition d’un quotidien, qui permettrait l’évolution de la relation des protagonistes dans le temps. Le cycle s’accorde avec le changement des robes de Maggie Cheung, qui changent de couleur au fil des saisons, comme des plantes. Ce thème, à la fois émotionnel, grandiloquent, et lyrique, élève la scène de la chambre « 2046 » à une dimension onirique, voire presque fantastique. Les personnages, pris dans ce bonheur éphémère visible, semblent être dans un espace hors du temps. Ainsi, les quelques secondes de la scène, paraissent durer une éternité.
Cette utilisation de la musique, couplée à un montage rapide, s’oppose du tout au tout à l’ambiance sonore de la chambre violette. Cette scène est marquée par de longs plans fixes, au sein desquels les personnages ne font quasiment rien. La musique extra-diégétique est remplacée par les bruits diégétiques : le bourdonnement incessant et menaçant des voisins à l’extérieur de la chambre, les exclamations causées par la partie de mah-jong, le bruit du rangement de l’amah … Cette scène 49 est ultra-réaliste : dans cet espace, contrairement à la chambre « 2046 », une seconde équivaut à une seconde, ou plutôt, est ressentie comme telle. Cette démarche de Wong Kar-wai est très efficace, en ce qu’elle nous fait habiter les deux chambres très différemment : l’une dans toute sa pénibilité et son ennui, l’autre dans tout son lyrisme.

La reconstruction de l’espace à travers les objets

Chez Wong Kar-wai, les objets qui ornent l’espace ont une importance primordiale : ils peuplent l’espace aussi bien qu’ils le définissent. Nous l’avons vu, par exemple, avec la lampe de Happy Together. Par ailleurs, le film Chungking Expressest très intéressant à cet égard, en ce qu’il met en scène le spectacle de la reconstruction d’un espace à travers les objets. Dans ce film, Faye, une jeune fille, se procure les clefs de l’appartement du policier matricule 663, et, à son insu, le range, le nettoie, et en remplace certains objets. Le policier, absorbé par une rupture récente, et, plus généralement, peu observateur, ne remarque pas les changements de son espace de vie. Faye remplace plusieurs objets dans l’appartement, et la plupart des objets qu’elle apporte ont une couleur jaune orangée. Ces couleurs contrastent avec le bleu et le blanc des objets remplacés. Par exemple, une grosse peluche d’ours blanc est remplacée par une peluche Garfield. La couette bleu foncé du lit est remplacée par une couette jaune, arborant des petits motifs de soleils. L’un des uniformes blancs du policier est remplacé par une chemise orangée. L’incorporation de ces objets aux couleurs solaires dans l’espace insuffle une lumière nouvelle au milieu de la pénombre de l’appartement exigu.
Faye est, entre autre, une ménagère au sens strict dans ce film, puisqu’elle dépoussière les objets. Mais elle se représente surtout comme une ménagère de la lumière et de l’espace, en remplaçant le bleu nuit par le jaune solaire. Elle fait ainsi renaitre le film, de même que le policier renait de sa rupture au fil de la narration. Les objets eux-mêmes grossissent d’un souffle nouveau : on le voit avec la vieille serviette trouée, remplacée par une serviette neuve ; la tasse austère, remplacée par une tasse jaune et bleue fantaisiste ; et le petit savon, remplacé par un gros. Ces changements sont remarqués avec retard, et de manière comique par le policier, qui les observe avec un mélange de flegme et de surprise. Il interpèle, par ailleurs, ces objets et les critique d’avoir changé. Il accuse le savon de se laisser grossir, la serviette d’avoir perdu son authenticité, et la peluche de s’être salie. Ces monologues observent les changements progressifs de son appartement comme le policier luimême pourrait observer, avec retard et calme surprise, les changements de son âme. Ces changements inévitables sont accueillis avec une forme d’angoisse. Le policier exprime ainsi une peur liée à sa santé (le savon qui grossit), liée à un changement de personnalité possible (la serviette), liée à la colère (il demande si Garfield s’est battu, en remarquant ses marques noires). Les changements animent l’appartement d’une vie propre, qui est reconnue par le policier. Suite à une inondation causée par Faye, le policier pense que sa maison est en train de pleurer.
Ce lien intime entre l’homme et sa maison, rappelle la manière dont Victor Hugo conceptualise la consubstantialité qui existe, dans le roman Notre Dame de Paris, entre Quasimodo et sa cathédrale.
Le fait que le policier remarque les changements avec retard, et le fait qu’il interpèle les objets, construisent l’appartement comme un organisme vivant, dont les différents organes semblent évoluer au fil du temps. Ce changement est à la fois physique, à travers la mise en scène, et cinématographique, à travers l’image elle-même, qui s’illumine grâce à Faye. Le jaune et l’orange évoquent une destruction figurale de l’espace, dont la nuit est percée par le jour solaire. Le policier lui-même sera victime de cette renaissance visuelle et destructrice, en échangeant son uniforme contre une chemise orange. La chanson qui accompagne les rangements de Faye est révélatrice dans ses paroles : « Ma vie est en train de changer chaque jour, de toutes les manières possibles. » Dans la dernière scène où nous voyons l’appartement, le policier le quitte pour aller dans un bar. Il accomplit ainsi la sortie complète de cet espace de pénombre, afin de rejoindre une ambiance fluorescente et chamarrée. Par la suite, il reprendra le stand du « Midnight Express», espace très lumineux. Dans Chungking Express, à travers la couleur et la lumière, Wong Kar-wai opère une dilatation de l’espace du film, qui passe du bleu contracté de l’appartement, au jaune du bar. Cette dilatation accompagne la renaissance psychologique du personnage principal. L’appartement du policier est également le théâtre d’une conquête sexuelle pour Faye, qui utilise le rangement afin d’effacer les traces de l’ex-petite amie hôtesse de l’air, et même d’autres prétendantes potentielles. En effet, on pourrait renvoyer le bleu et le blanc à l’uniforme de l’hôtesse de l’air, et le jaune à la chemise de Faye. Ainsi, le jaune symbolique de Faye remplace, dans l’appartement, le bleu et le blanc de l’hôtesse de l’air. Par ailleurs, Faye efface les traces de l’hôtesse en effaçant un message vocal de sa part sur le répondeur du policier. Le remplacement des draps est également causé par le fait qu’elle trouve, dans le lit, un cheveu de l’hôtesse . De manière plus complexe, elle met l’uniforme de l’hôtesse, dans un ultime acte de réappropriation de l’espace, mais surtout pour prendre sa place dans la vie du policier. Le jeu de rôle bascule dans le réel à la fin du film, lorsque Faye devient effectivement hôtesse, et se laisse pousser les cheveux. De même, il semble qu’elle et le policier vont engager une relation à la fin du film, accomplissant ainsi complètement le remplacement de l’hôtesse. L’appartement, qui avait été l’espace du jeu inconséquent, s’avère être un laboratoire pour les choix de vie de Faye : de la fantaisie des espaces intérieurs, on passe au concret de l’espace extérieur.
La manière dont Wong Kar-wai utilise les objets comme véritable mise en scène de l’évolution psychologique de ses personnages, rappelle les propos de Walter Benjamin sur le modern style (ou Art nouveau). Pour Benjamin, l’ornement des intérieurs tels que le développe le modern style montre comment cet ornement est une expression de l’âme elle-même. Les objets ne sont pas de simples bibelots, mais l’expression d’une personnalité en évolution. Celui qui habite véritablement son espace, l’investit de sa présence par le biais des objets. Ces objets décoratifs sont le lieu d’une réconciliation entre l’art et l’industrie. Ils insufflent ainsi un sens nouveau à leurs espaces. Si nous faisons le lien avec Wong Kar-wai, dans Chungking Express, les objets issus de la production industrielle (la peluche, le savon, la serviette, la tasse, etc.) deviennent le miroir d’une âme blessée,
et en reconstruction.
Par ailleurs, ces objets ne sont pas achetés par leur propriétaire final, mais par Faye, qui les dispose dans l’appartement. Benjamin fait également la distinction entre l’habitant et l’invité. Pour lui, l’habitant est celui qui investit pleinement l’espace à travers la décoration, trace ultime, tandis que l’invité est celui qui ne veut, ou ne doit, laisser aucune trace . Chungking Expressopère un retournement dans lequel l’invitée non-désirée, Faye, devient l’habitante, et l’habitant réel, le matricule 663, devient l’invité. Incapable de se réapproprier son espace, le matricule 663 doit laisser Faye opérer les changements que lui n’a, semble-t-il, ni la force, ni le temps d’opérer. Ces traces matérielles sont également le signe de la manière dont un personnage, Faye, réinvestit l’espace du film, aux dépens d’une autre, l’hôtesse, faisant ainsi passer le monde du film du bleu au jaune.

Les objets garants d’un équilibre dans un monde en décomposition

Dans Happy Together, la chambre principale des protagonistes adopte des couleurs jaune et rouge. Elle est également filmée avec une très courte focale, ce qui donne à l’image un effet fish eye. Ainsi, la chambre semble sphérique. Et parfois, elle adopte un aspect caoutchouteux. Cet espace ne semble pas solide. On a parfois l’impression que la chambre n’est pas constituée d’éléments inertes, mais d’une véritable peau mouvante, qui peut suer et frissonner. Les couleurs jaune et rouge, ainsi que la plastique très visible de l’image, peuvent nous renvoyer au monde de la peinture, et, plus particulièrement, à la Chambre à coucher (1888) de Van Gogh. Dans ce tableau, comme dans la chambre de Happy Together, la chambre adopte un aspect mouvant, comme si elle était organique, presque sphérique. Van Gogh peint les motifs par pair : deux chaises, deux tableaux aux cadres marrons, deux tableaux aux cadres jaunes, deux portes bleues, deux volets à la fenêtre.
Ces couples évoquent un désir de stabilité, dans une pièce qui parait se décomposer. Comme dans Happy Together, l’espace pictural évoque une chair, mais la chair d’un monde malade. On ne peut s’empêcher de penser, en établissant le lien entre le film et la peinture, que c’est à la même époque que Van Gogh se tranche l’oreille, apparemment dans un accès de folie.
L’assemblage des motifs et des ornements dans l’espace en décomposition du tableau, évoque la manière dont les objets de la chambre de Happy Together appellent une forme de stabilité. Par exemple le lit et le canapé, se faisant face-à-face, tous deux disposés le long des lames de parquet, tous deux flanqué de lampes qui semblent se répondre. Pendant une partie du film, Lai Yiu Fai et Ho Po-wing vivent ensemble, mais sont séparés. Ho Po-wing fait des avances à Lai Yu Fai, mais ce dernier y résiste pendant un certain temps, avant de céder. Dans une scène du film, Ho Po-wing tente de faire des avances sexuelles à Lai Yiu Fai, en collant le lit et le canapé ensemble. Lai Yiu Fai ne goute pas le jeu amoureux, et repousse le canapé contre l’autre mur. Il est intéressant de voir que la disposition des objets porte une valeur symbolique, et matérialise dans l’espace du film le compromis fragile établi entre les deux hommes. Ce n’est pas seulement Ho Po-wing qui tente de briser cet ordre des objets, mais l’espace filmique de la chambre lui-même : dans son aspect sphérique, et organique, il semble repousser les amants l’un contre l’autre. Il brise ainsi la structuration que maintenaient les objets, à la manière dont l’espace pictural de Van Gogh semble menacer l’arrangement de la chambre.
Selon Walter Benjamin, le collectionneur, en accumulant les objets, affronte la technique du monde industrielle, en l’apprivoisant. Dans les deux chambres, de la peinture et du film, les lits, les tableaux, et les lampes, sont autant de compromis entre l’extérieur, soit la production industrielle qui a construit ces objets, et l’intérieur de l’âme. Ces objets sont aussi bien des marchandises que des outils pour affronter la folie du monde. Il est intéressant que le modern style(ou Art nouveau) de Van de Velde dont traite Benjamin, ait émergé à la même époque que la réalisation de la Chambre de Van Gogh à Arles. Dans l’Art nouveau comme dans le tableau, l’artiste semble vouloir combattre l’accélération technologique du monde, en faisant avec lui un compromis. Ce compromis serait ainsi réalisé à travers les objets. Ces derniers sont à la fois le produit d’une production industrielle, mais également le reflet, par leurs formes très organiques et végétales, d’une sensibilité artistique. Ces objets sont une empreinte sur le monde, aussi bien qu’un retour à la nature.
Dans Happy Together, la lampe est le résultat d’une production industrielle. Elle est destinée à une industrie touristique où s’échangent les bibelots sans valeur. Et pourtant, elle prend aux yeux des personnages une grande importance. Sa présence centrale au sein des plans donne l’impression qu’elle est une étoile qui guide les personnages, vers un idéal (représenté par les chutes d’Iguazù).
Au début du film, les personnages sont incapables de lire une carte, et se perdent au plein milieu de l’Argentine. La lampe, elle aussi, revêt une valeur cartographique, qui permet aux personnages de se repérer dans leur relation. Cependant, leur incapacité à lire cette carte, aggrave leur cas. Malgré leur incompétence, et leur échec final, la lampe reste un point fixe, un repère, au milieu d’un monde en pleine décomposition plastique.
La lampe se retrouve, dans beaucoup de plans, entre les deux personnages. Ce, surtout dans les scènes où leur couple se désintègre peu à peu. Au fur et à mesure, elle aussi se dissout dans le flou de la chambre. Elle est, pour les personnages, comme un guide, une étoile du berger en phase d’extinction. Malgré tout, sa luminosité perce le flou mouvant de l’espace, et provoque un effet de contraste entre elle et le reste de l’espace. Ce contraste évoque la distinction que Roland Barthes établit, dans la Chambre claire , entre le punctumet le studium.
Pour Roland Barthes, la réception d’une photographie s’organise en deux pôles : le punctumet le studium. Le studium, d’une part, est une impression générale qui se dégage de la photographie. Avec le studium, elle suscite, chez le spectateur, une attention à la fois reposée et active, et dégage une impression générale. Le punctum, au contraire, est un détail de la photographie, qui capte mon attention, et singularise l’image à mes yeux. Pour Barthes, les bonnes photographies présentent un équilibre parfait entre ces deux éléments. La question de la présence d’un punctumet d’un studium dans l’image cinématographique peut être discutée. Barthes pense le référent de l’image cinématographique comme mouvant, il « glisse », ce qui l’empêche, selon Barthes, de s’accrocher au spectateur, et de le hanter. Pour Barthes, le référent cinématographique n’est pas un « spectre ».
La réflexion peut être poursuivie dans le film Happy Together. Dans ce film, nous ferions donc une distinction entre le studiumdu décor de la chambre, et le punctumde la lampe. Le studium, la chambre, est un référent doublement mouvant : d’abord par les mouvements de la caméra, mais également par les nappes de flou qui dansent sur l’espace. Ce studiumest couvert de nappes de flou mais également de plages de couleurs rouges, jaunes, vertes, qui bavent dans un espace fiévreux.
Nous l’avons vu, les corps des personnages se mêlent à l’aspect mouvant, organique de cet espace, Ibid., p. 140 et semblent bouger, aussi bien en lui, qu’avec lui. Le punctumde la lampe, au contraire, est fixe dans l’espace. Posée sur une petite table, elle possède une présence discrète mais bien visible, qui perce la pénombre du film. Le deux personnages semblent toujours se placer par rapport à elle, dans une chorégraphie triangulaire. Dans cette chorégraphie, la lampe est seule à rester fixe. Je ne sais pas si l’on peut dire que la lampe nous hante, nous spectateurs, mais, en tout cas, elle semble hanter les personnages, obsédés par les chutes d’Iguazù, symbole d’un bonheur impossible à atteindre pour eux, aussi bien que de leur passion irrépressible. Ce symbole semble d’autant plus fragile, qu’il se décompose peu à peu dans le flou de l’image.

Entre les espaces intérieurs et extérieurs

Au sein de l’architecture en éclosion de Wong Kar-wai, je discerne trois temps forts : le refuge au sein de l’appartement, le passage à travers la limite, et enfin, l’explosion finale. J’arrive au deuxième moment de cette architecture : celui du jeu avec la limite entre l’intérieur et l’extérieur. Dans un premier temps ma réflexion se portera sur la limite physique : les murs des pièces, en dialogue avec la peau des personnages, ainsi que leurs vêtements (1 et 2). La réflexion sur ces limites physiques m’amènera à considérer l’acte d’habiter en lui-même. Cet acte se situe entre la protection et le passage, le dedans et le dehors. Dans cette optique, je reprendrai le concept du « nid », tel que le construit Gaston Bachelard. J’analyserai comment le nid est un acte d’habiter, pensé comme une destruction à venir (3). Cette réflexion m’amènera à considérer deux notions pensées par Benoît Goetz : le « oikos » et le « poros » (4). Enfin, je rapporterai ces notions philosophiques à une réflexion purement cinématographique, d’abord sur le hors-cadre (5) et ensuite sur la « suture », concept construit par Jean-Pierre Oudart (6).

Les vêtements et la peau des personnages en symbiose avec l’espace cinématographique

Dans ma première partie j’avais utilisé le mot ornement. J’utilise ce terme dans plusieurs sens.
Dans la partie précédente, je considérais que les objets ornent l’espace de la chambre de Chungking Express, de même que leur changement de couleur change le motif, ou l’ornement, du photogramme. Dans cette deuxième partie, je considère, d’abord, que les vêtements sont un ornement, et qu’ils ornent les corps. Puis, j’analyserai ensuite les motifs ornementaux des papierpeints sur les murs des chambres de In the Mood for Love etHappy Together. Dans cette seconde partie, je m’intéresse aux vêtements et aux murs, non pas seulement parce qu’ils sont des lieux frontaliers entre des espaces intérieurs et extérieurs, mais également en ce qu’ils sont des objets ornés. L’ornement de ces vêtements et de ces murs est, en effet, révélateur d’une intériorité des personnages, mais également de leurs aspirations. L’ornement se révèle ainsi comme le lieu du mariage entre des espaces intérieurs et extérieurs, d’où sa place centrale au début de cette partie.

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Table des matières
Remerciements 
Introduction 
Contexte historique et auctorial
Choix du corpus
Présentation des films du corpus
Encadrement théorique
Approche méthodologique
I. La construction des espaces intérieurs 
1. Les chutes d’Iguazù comme double représentation du motif dans l’espace cinématographique
2. La chambre construite comme espace poétique
3. La reconstruction de l’espace à travers les objets
4. Les objets garants d’un équilibre dans un monde en décomposition
II. Entre les espaces intérieurs et extérieurs 
1. Les vêtements et la peau des personnages en symbiose avec l’espace cinématographique
2. Les ornements du papier-peint ou la peau du monde
3. Le nid ou l’acte d’habiter en tant que destruction à venir
4. L’acte d’habiter entre « oikos » et « poros »
5. Le hors-champ au coeur du monde fragmenté de In the Mood for Love
6. La « suture »
III. Explosion et éclosion finales des espaces 
1. Le documentaire en tant que plaie figurale de l’image
2. La « force plastique » de la foule
3. Des « trouées » dans l’espace du film
4. La force plastique de l’histoire
5. Les ruines de In the Mood for Love et 2046
6. La coquille de 2046 en tant que commentaire auto-réflexif sur la structure des films de Wong Kar-wai 
Conclusion 
Bibliographie 
Corpus des films

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